DISCOVERING HAITISOCIÉTÉ

L’histoire controversée du Marron inconnu

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Le Marron, qui est le seul Inconnu parmi les héros nationaux exposés au Champ-de-Mars, continue de nourrir l’imaginaire populaire haïtien 

En face des ruines du palais présidentiel, au Champ-de-Mars, s’érige la statue du Marron inconnu. Ce monument historique porte la signature de l’architecte haïtien Albert Mangonès. Il a été construit entre 1967 et 1968 sous l’ordre du dictateur François Duvalier, selon l’Institut de Sauvegarde du Patrimoine national (ISPAN).

Le 7 février 1986, une foule évaluée à environ 500 000 personnes gagne les rues de la capitale pour célébrer la chute de la dictature. Elle s’en prend également aux différents symboles associés au régime, dont le Marron inconnu.

Dans la foulée, une partie de la machette en bronze se trouvant dans la main droite du marron, est enlevée. Les manifestants ont aussi éteint la flamme éternelle qui se situe en face de la statue.

D’après le sociologue haïtien Laënnec Hurbon, les rumeurs de l’époque laissaient entendre que «la flamme du Marron inconnu serait alimentée par la cuisson des corps d’opposants emprisonnés dans les caves du palais…»

En 1989, les Nations Unies ont fait choix du monument pour illustrer l’article IV de la Déclaration universelle des Droits de l’Homme relatif à l’interdiction de l’esclavage sous quelque forme que ce soit.

Entre instrumentalisations politiques, Dechoukay et réappropriation, la statue du marron inconnu a été au cœur de nombreuses controverses.

Ayibopost revient sur les différents moments qui ont jalonné l’histoire de ce monument qui, a priori, symbolise la mémoire de la victoire du peuple haïtien contre l’ordre colonial et esclavagiste français en 1804.

La création du marron inconnu

Durant 14 mois, ils étaient environ une dizaine de professionnels haïtiens et étrangers à travailler sur la fabrication de la statue du Marron inconnu.

Albert Mangonès, cet architecte qui a mené en 1972 les travaux de restauration de la Citadelle d’Henry Christophe, a présenté la maquette du Marron à l’équipe de l’Académie des Beaux-Arts (aujourd’hui ENARTS) dirigée à l’époque par le professeur franco-italien Amerigo Marco Montagutelli. Ce sculpteur-fondeur s’est chargé de l’exécution des travaux manuels. Cependant, Albert Mangonès se rend régulièrement au local de l’Académie à la rue Monseigneur Guilloux pour apporter sa touche personnelle à la sculpture.

Albert Mangonès se rend régulièrement au local de l’Académie à la rue Monseigneur Guilloux pour apporter sa touche personnelle à la sculpture. Archives : ISPAN / Frederick Mangones

Le professeur franco-italien Amerigo Marco Montagutelli. Photo: Archives ISPAN / Frederick Mangones

Une fois les travaux terminés au début de l’année 1968, une cérémonie officielle d’inauguration a eu lieu sur la place, désormais, dédiée au Marron inconnu. Des épées de Damballah attachées à un mur en béton ; un texte biblique et une flamme éternelle servent de décor au monument

Le marron dans l’historiographie haïtienne

La statue du Marron inconnu serait la consécration du phénomène historique du marronnage qui constitue l’une des formes de lutte menées par les « esclaves » de Saint-Domingue pour se libérer du joug colonial.

Animés par un idéal de liberté, les captifs fuient les plantations pour s’installer dans des zones difficiles d’accès et y vivre de manière autonome. Ainsi, ils vont être les premiers à lancer l’insurrection populaire de 1791 qui allait accoucher la révolution de 1804.

Dès 1740-1750, des figures emblématiques de marrons comme Makandal caressent l’idée de détruire les plantations et d’assassiner les colons. D’autres vont assurer la continuité de cette forme de résistance face au système esclavagiste pendant toute la période révolutionnaire.

Premier dessin du Nègre marron

Cette thèse officielle portant sur le marronnage est défendue par l’école historique haïtienne (Francklin Midy). Celle-ci a vu le jour dans les années suivant l’occupation américaine de 1915-1934, une période marquée par un intérêt poussé pour la culture populaire dans son ancrage historique, ses racines africaines.

Contrairement aux historiens haïtiens du 19e siècle, proches des élites créoles, qui ont réduit au silence le rôle fondamental des «chefs de bande de marrons» dans le processus révolutionnaire de 1804 ; les historiens s’inscrivant dans le sillage de l’école indigéniste de Jean Price Mars, vont faire ressortir l’apport des marrons dans la libération nationale. Jean Fouchard et Edner Brutus sont les deux principaux représentants de ce courant « identitaire » d’historiens.

Instrumentalisation du Marron inconnu

Le socle de la pensée indigéniste va être récupéré par François Duvalier, futur président à vie de la république. Ce dernier va se lancer dans la réécriture de l’histoire nationale où tous les enjeux entre les différentes catégories sociales renvoient à un seul déterminisme : le facteur racial, pour paraphraser le sociologue haïtien Laënnec Hurbon.

Pour Hurbon, la narration duvaliériste, « est une mise en application rigoureuse à la société haïtienne des thèses de l’idéologie raciale fasciste dominante en Europe. Déjà en 1936, il avait repris les thèses racistes de l’essayiste français Arthur de Gobineau divisant l’humanité en trois catégories : le Noir qui représente la passion, la sensibilité, le Jaune le sens pratique, et enfin le Blanc, la raison d’origine divine. Face à cette prétendue supériorité raciale du Blanc, le Noir doit se racheter. Duvalier se désigne comme le messie qui vient sauver la « Race noire ».

Il s’approprie, à des fins politiques, des éléments constitutifs de la culture populaire (le vaudou) ; de l’histoire des catégories sociales subalternisées (les marrons) de la société haïtienne. La statue du Marron inconnu s’inscrit dans cette lignée. Et le verset biblique de la Bible de Jérusalem tiré du livre des Machabbés qui accompagne la sculpture illustre bien notre propos :

« Ce fut lui qui accrut la grandeur de son peuple. Lui, qui s’arma du glaive et de la torche, tel un géant ; Lui, qui fit de ses armes un abri pour les siens. Semblable au lion, par ses grandes actions ; Il harcela partout ceux qui le tourmentaient ; brûla leurs champs, détruisit leurs demeures ; Ses exploits irritèrent des rois ; mais firent, cependant, la joie de tout un peuple ; Sa mémoire sera éternellement en bénédiction… »

Le marron est un inconnu, mais le pouvoir en place a un nom, celui de François Duvalier. Celui-ci qui se présente comme le chef suprême, le guide spirituel de la Nation pour reprendre ses propres termes.

De là étant, découle une instrumentalisation de l’héritage historique des marrons qui représentaient l’aile la plus radicale de la révolution haïtienne.

Photographie tirée de la bande dessinée réalisée par le CONAJEC (Comité d’Action Nationale JeanClaudiste), 1980, Il était une fois … François Duvalier (page 42).

Si certains généraux de la guerre de l’Indépendance, élevés au rang de héros national aujourd’hui, ont été au service de l’armée expéditionnaire de Napoléon ; c’est différent pour les chefs de bandes de marrons.

De Makandal, en passant par Petit Noël Prieur, Lamour Dérance, Halaou, Kakapoul, pour arriver à Mavougou et Sylla Ducheine, les marrons (pour la plupart Bossales, c’est-à-dire ceux qui sont nés en Afrique et transportés à Saint-Domingue pour être réduits en esclavage), ont toujours rejeté toute forme de domination coloniale voire néocoloniale, ainsi que le modèle d’économie de plantation qui l’accompagne. Leur projet de société de Contre-Plantation (Jean Casimir) mis en branle au cours de la période révolutionnaire illustre bien ce propos.

Les marrons refusaient même catégoriquement de se plier aux ordres des généraux de l’Armée indigène pendant la guerre de l’Indépendance. D’où leur élimination physique, systématiquement.

Compte tenu de l’adhérence de Duvalier aux thèses racistes de l’époque, il n’avait aucun intérêt à propulser sur la scène politique les figures rebelles marrons qui se sont opposées dès le départ au processus de racialisation des relations humaines entamé depuis l’invasion européenne de 1492. Raison pour laquelle le marron est resté inconnu.

Pour le sociologue haïtien Jean Casimir, le Marron inconnu est un fantôme creux que l’on peut vénérer sans difficulté, car les marrons en chair et en os : Sans Souci, Petit Noël Prieur, Jacques Tellier etc. sont embarrassants. Imaginer de devoir troquer le nom de la rue Monseigneur Guilloux pour celui d’Halaou ou de Romaine la prophétesse ou de Kakapoul, ironise Casimir.

Nègre marron sort de l’atelier, direction Champs de Mars.

Dechoukaj, réappropriation et accusation de vol 

Par suite du départ de Jean-Claude Duvalier en 1986, des manifestants en colère s’en prennent aux différents symboles du régime. La statue du Marron inconnu en a fait les frais. Les épées de Demballah ainsi que la machette du marron sont emportées. La flamme éternelle, qui symbolisait pour certains le pouvoir absolu du duvaliérisme, s’éteint.

Trois ans après, les Nations Unies réapproprient l’image du Marron inconnu en l’utilisant dans l’illustration d’un article de la Déclaration universelle des droits de l’homme.

En 2004, l’année du bicentenaire de l’indépendance nationale, le Ministère de la Culture sous la direction de Magalie Comeau-Denis a procédé à la restauration de la sculpture dans le cadre de la commémoration du Congrès de Bois Caïman.

Le 23 août 2004, une cérémonie à laquelle a participé le président de la Conférence générale de l’UNESCO, M. Michael Omolewa, s’est déroulée sur la place du Marron inconnu.

Lire aussi: Les monuments historiques sont source de richesse. Haïti arrive difficilement à les restaurer.

La délégation a procédé au rallumage de la flamme éternelle du monument. Dans son discours de circonstance, le représentant de l’UNESCO laisse entendre que « le Nèg Mawon de Mangonès est devenu une icône pour Haïti et il est devenu le symbole de la liberté et de l’indépendance à travers tous les pays de la Caraïbe ».

La semaine d’après, un groupe d’individus s’identifiant au parti Fanmi Lavalas ont vandalisé la statue. Ils accusaient la ministre « d’avoir volé le cœur du Mawon inconnu », de l’avoir vidé de sa substance, car il ne s’agissait pas de la vraie statue en bronze. « Nous avons seulement tapé sur le monument pour montrer que c’était de la tôle », affirmaient-ils.

Cette rumeur a la vie dure. Récemment Ayibopost était au Champs au Mars pour prendre des images du Marron inconnu. Un citoyen nous a approchés pour nous dire que c’est un faux Marron qu’on était en train de filmer et que l’original aurait été enlevé par l’ancien premier ministre Gérard Latortue. Des propos démentis par l’artiste Similien Emilcar qui a travaillé aux côtés d’Albert Mangonès dans la fabrication du monument en 1968.

Jusqu’à aujourd’hui, le Marron, qui est le seul Inconnu parmi les héros nationaux exposés au Champ-de-Mars, continue de nourrir l’imaginaire populaire haïtien.

Feguenson Hermogène

Feguenson Hermogène est journaliste et cinéaste. Il a intégré l’équipe d’Ayibopost en décembre 2018. Avant il était journaliste à la radio communautaire 4VPL (Radyo Vwa pèp la, 98.9 FM) de Plaisance du Nord.

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