CULTURESOCIÉTÉ

Les musiciens du compas maltraitent énormément le créole

0

Compas et créole ne vont pas toujours ensemble. N’en déplaise à T-Jo Zenny

La musique reste et demeure un des moyens les plus sûrs pour apprendre une langue étrangère. Elle permet aussi de valoriser la langue locale. L’inverse reste vrai. Les chansons peuvent enrichir une langue, garnir son vocabulaire de nouveaux mots et d’une multitude d’expressions idiomatiques.

En Haïti, le Compas ne se préoccupe pas nécessairement du créole haïtien. À travers les textes, les titres d’albums, les noms des groupes, les slogans, entre autres, la langue du plus grand nombre est souvent sacrifiée dans le compas direct qui est une des musiques les plus populaires du pays.

D’autres genres musicaux valorisent mieux le créole. L’on peut prendre en exemple, le Rap, le Rabòday et la musique Rasin. « Le secteur Compas ne prend pas au sérieux le créole », selon le linguiste Guy G. Ménard. Même le terme qui désigne l’appareillage musical haïtien est en anglais. « HMI » (Haitian music industry) est utilisé à outrance dans le secteur.

Compas, konpa ou kompa?

L’orthographe même de ce genre musical reste à déterminer. La version française (Compas) ou celle en créole haïtien (konpa) sont utilisées, indifféremment.

Très populaire, le « Kompa » n’appartient ni à la langue française ni au créole. Il est écrit sur plusieurs supports, dont le premier album de T-Vice titré « Kompa Kontak » et « Kompa Magazine », une plateforme de diffusion d’information bien connue dans le secteur.

Si le HMI utilise l’orthographe française ou le créole pour le compas, la deuxième moitié du nom (direct) est toujours en français. Nemours Jean-Baptiste, le créateur même de ce rythme l’a écrit en français sur tous ses albums. Mais il faut dire qu’à cette époque le créole n’était pas notre langue officielle comme il l’est aujourd’hui.

Au diable la grammaire et la syntaxe

Les règles de la langue haïtienne sont galvaudées à travers les chansons. Les artistes n’affichent aucun respect pour la grammaire et la syntaxe du créole.

« Quand les artistes écrivent des textes en français ou en anglais, ils font beaucoup d’efforts afin de ne pas commettre de fautes », précise le secrétaire général de l’Académie créole, Guy G. Ménard. Mais dès qu’il s’agit des textes créoles, ils ne soignent pas leur écriture en pensant que même les fautes grossières sont acceptables. »

Lire également: Comment la mort lente des night-clubs fait augmenter le prix des bals compas

L’académicien pointe du doigt Arly Larivière qui fait une très mauvaise combinaison entre la syntaxe française et celle du créole dans ses compositions. « Les structures des langues sont différentes entre elles, dit-il. Dans les textes d’Arly Larivière, il y a un mélange inapproprié entre le français et le créole. La langue créole est loin d’être respectée et bien appliquée dans ses chansons. »

Selon Ethson Otilien, spécialiste en sciences du langage et professeur à l’Université d’État d’Haïti, le mélange linguistique d’Arly Larivière peut déranger l’intercompréhension.

Des fautes graves et indénombrables

Les textes et les titres en créole sont souvent mal écrits dans le Compas. Les paroliers ne consultent généralement pas un spécialiste afin de faire revoir leur texte avant publication.

« Je peux compter sur les doigts de la main les textes créoles du Compas qui sont bien écrits », constate Guy G. Ménard. « Il y a néanmoins quelques textes bien soignés par exemple ceux d’Alan [Cavé] qui sont écrits par Syto Cavé. »

Les exemples problématiques sont parlants. Dans la chanson titrée « M Anvi Gate w » gravée en 7e position sur l’album Resan de T-Vice, le parolier écrit « Mwen ta renmen “être” le premier ».

Arly Larivière a écrit et répété sur la chanson titrée « À qui la faute » « La majeure partie de notre temps “nou te konn” à deux ».

« Criminèl » de Kaï est sortie en 2019. L’orthographe utilisé n’appartient ni au français ni au créole. « Fè’l vini avan » et « Fè’l ak tout kè’w » sont les deux premiers albums de Klass. L’orthographe du créole haïtien, tel que déterminé par l’académie, est loin d’être respectée dans le titre de ces chansons.

Le mélange des langues va parfois très loin. Avec la phrase « Car menm si ou ta di un million I’m sorry », tirée de la chanson titrée « Wasn’t meant to be » de Nu-look sorti en 2011, le groupe réussit l’exploit de mixer simultanément trois langues.

« M ape mache tout seul nan yon impasse sans issue », tirée de la chanson titrée « confessions » placée en quatrième position sur l’album « I Got This » de Nu-look sorti en 2013 est un autre exemple. Tout comme : « Nous sommes libres d’aimer ! Nou gen ase matirite Grâce à Dieu », sorti en 2014.

Lire aussi: La «CIA n’aime pas» Boukman Eksperyans et autres détails sur le groupe vieux de 42 ans

La dénomination des groupes n’est pas en reste. La formation musicale d’Alex Abélard porte le nom de « Zin » au lieu de « Zen ». Les musiciens ont appliqué l’ancienne orthographe du créole devenu désuet depuis 1979, environ 8 ans avant la fondation du groupe.

Pierre Michel Théodat, membre fondateur de Zin et linguiste de formation, explique qu’il n’a personnellement pas voulu cette orthographe. Et cette liberté dans le nom du groupe ne s’est pas étendue au contenu des textes chantés, se défend l’ex-professeur de créole à New York.

 « Personne ne peut reprocher le groupe Zin pour ses textes créoles, pense Théodat. Alan est fils d’un poète et d’une écrivaine, Eddy Saint-Vil. Le plus grand parolier du groupe est très académique et moi qui écrivais aussi pour Zin, je détiens une formation approfondie en créole à City College Of New York. »

Les règles galvaudées

Publiée en 1979, l’orthographe du créole haïtien devient officielle en 1987. Jusqu’au début des années 1990, il n’a pas été respecté.

Il y a trois ans, l’Académie prend une résolution afin qu’il n’y ait plus d’apostrophes dans la langue, une règle que les paroliers du Compas ne pratiquent presque pas.

Dans son dernier album, le groupe Enposib a appliqué la dernière résolution de l’Académie créole en n’utilisant pas les apostrophes dans des titres comme « Kote W Te Ye », « Bal On Byè » et « Jan L Ye A ». Toutefois, au 7e titre de l’album, ils ont écrit « Tronpe » au lieu de « Twonpe ».

Une langue évitée

Le créole est relégué au second plan au niveau de la nomination des productions musicales. La formation Klass est le seul groupe Compas évoluant aux États-Unis dont l’ensemble des albums est titré en créole. Ce sont : Fè L Vini Avan (2013), Fè L Ak Tout Kè W (2016) et Ret Nan Liy Ou (2019). 70 % des chansons de Klass, soit 21 sur 30, ont un titre en créole.

Nu-look, groupe musical très connu, néglige le créole au profit de l’anglais et du français. En 20 ans d’existence, la bande à Arly Larivière a produit 7 albums, un seul comporte un titre en créole (Abò qui est sorti en 2007). Seulement 34,17 % des chansons de Nu-look ont un titre en créole. Soit 27 sur un total de 79.

Harmonik, un autre groupe à succès, a peu ou prou valorisé le créole dans les titres de ses albums. 4 albums sur 5 comportent un titre en créole. Toutefois, sur les 61 chansons de Harmonik, 36 ont un titre en créole, soit 59 %.

T-Vice, présent et actif sur le marché depuis 28 ans, utilise le créole comme titre dans 7 albums sur les 10 produits, soit 70 %. 60 chansons sur 95 comportent un titre créole, soit 63,15 %.

50 % des albums de Zenglen ont un titre en créole, soit 6 albums sur 12. 58 %. 68 % des titres de chansons de Zenglen sont en créole, soit 71 sur 121.

Quoique Kreyòl La soit un groupe musical basé en Haïti dans un milieu créolophone, il a produit un seul album sur quatre avec un titre en créole (Viktwa sorti en 2006).

D’autres groupes haïtiens ont valorisé le français ou l’anglais au détriment du créole haïtien. Sur les 27 albums de Tabou Combo, seulement 8 ont un titre en créole, soit 29,62 %. CARIMI a produit cinq albums, aucun d’entre eux n’a eu un titre en créole.

Il convient de noter que les groupes Compas ayant un nom en créole sont rares. Ce phénomène existe depuis la création de ce rythme il y a 65 ans, jusqu’à date.

Aux origines du problème

Le Compas a pris naissance à Port-au-Prince (Haïti) en 1955. La majorité des groupes Compas dans les années 1960 étaient basés en Haïti. Pour combattre la pauvreté qui sévissait dans le pays ou pour fuir la dictature de Duvalier dans les années 1970, beaucoup d’Haïtiens ont laissé le pays.

C’est une période au cours de laquelle l’État de New York (USA) a vu naître beaucoup de groupes Compas, dont Skah-Shah en 1974. D’autres groupes qui ont pris naissance à Port-au-Prince ont débarqué dans la capitale commerciale du monde comme Tabou Combo en 1970. Ce milieu anglophone a eu un impact important sur la production des groupes musicaux.

Lire aussi: Tabou Combo : plus d’un demi-siècle et dernier survivant des mini-jazz haïtiens

Au cours des années 1980, avec le phénomène « Boat People », des Haïtiens ont débarqué par milliers à Miami. Cette ville dans le sud de l’État de Floride (USA) a vu naitre beaucoup de groupes Compas. Aujourd’hui, Miami devient la deuxième ville du Compas après Port-au-Prince.

En 2020, la majorité des groupes Compas n’ont pas leur siège en Haïti. La plupart des groupes et artistes sont basés aux États-Unis, notamment à New York, Miami ou Boston. D’autres sont basés à Montréal (Canada), en France ou aux Antilles.

Puisque ces groupes n’évoluent dans un milieu créolophone, ils pratiquent une négligence sans borne par rapport à la langue parlée par la majeure partie des Haïtiens.

Mass Konpa et Djakout # 1 qui sont installés en Haïti ont tous leurs albums avec des titres en créole. Les 3 premiers albums de Zenglen ont des titres en créole : « Ann Nou Alèz » (1990), « Atò N Alèz » (1992) et « Ou Toujou La » (1994). Une fois en dehors du pays, Zenglen a produit seulement 3 albums sur 9 avec des titres en créole : « 5 Etwal » (2004), « Rezilta » (2013) et « Rezilta Pi Rèd » (2015).

L’aspect commercial

L’abandon du créole peut relever d’une stratégie commerciale. Certains groupes et artistes veulent conquérir d’autres marchés avec leurs chansons. Dans ces situations, ils donnent la priorité à l’anglais ou d’autres langues.

« Le marché haïtien ne pouvait pas satisfaire les desiderata des musiciens de Tabou Combo, déclare Herman Nau co-fondateur du groupe. Il nous fallait l’anglais, l’espagnol et le français pour toucher d’autres consommateurs dans tous les recoins du monde, ce que nous avons effectivement fait. »

En illustration Nau évoque la chanson titrée « Panama Querida », écrit spécialement pour le marché panaméen. « Tabou Combo comporte dans son répertoire plusieurs chansons en espagnol, afin de conquérir le marché de l’Amérique latine qui est très rentable, précise Herman Nau. Nous connaissons beaucoup de succès dans cette région. »

Dans les années 2000, CARIMI a suivi les traces de Tabou Combo. À grand renfort de titres et d’expressions en anglais, Michaël Guirand et les siens voulaient conquérir l’Europe et les Antilles, entre autres.

Le succès de ces stratégies n’est pas toujours confirmé. Le professeur Otilien rejette toute idée qu’une langue puisse empêcher une musique de faire succès sur d’autres marchés. « La chanson “Jerusalema” de Master KG sortie en octobre 2019 a connu un succès planétaire, cependant l’artiste chante dans une langue africaine, précise-t-il. Le créole ne peut être, en aucun cas, un obstacle à la musique haïtienne. »

Par Nazaire « Nazario » Joinville



Gardez contact avec AyiboPost via :

► Notre canal Telegram : cliquez ici

► Notre Channel WhatsApp : cliquez ici

► Notre Communauté WhatsApp : cliquez ici

Nazaire JOINVILLE est doté d'un baccalauréat (licence) en communication sociale à l'Université d'État d'Haïti. Il est actuellement étudiant à la maîtrise en Cultures et espaces francophones (option linguistique) à l'université Sainte-Anne au Canada. Il est aussi adjoint à la recherche à l'Observatoire Nord/Sud qui constitue le foyer principal des activités de la Chaire de Recherche du Canada en Études Acadiennes et Transnationales (CRÉAcT). Les recherches de Nazaire portent sur la musique haïtienne en particulier le Konpa, le contact des langues et la francophonie. Il est le responsable et créateur de la rubrique "Le Carrefour des Francophones" dans le Courrier de la Nouvelle-Écosse, un journal français au Canada.

    Comments