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Comment la mort lente des night-clubs fait augmenter le prix des bals compas

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L’identité du genre musical de Nemours Jean-Baptiste s’en trouve altérée, puisque les hôtels qui accueillent les spectacles n’ont pas tous des pistes de danse

Il faut compter plusieurs dizaines de dollars américains pour se rendre à un bal compas de nos jours. Le spectacle annoncé par le groupe Nu-look le 22 août dernier au Karibe était au prix de 60 dollars, soit 7 200 gourdes environ.

Cette cherté des ambiances « live » compas fait fuir les petites bourses dans un contexte de précarité économique extrême. Elle résulte en partie d’une transition progressive entamée dans les années 2000 : les bals compas prennent désormais place dans des hôtels de luxe, en lieu et place des night-clubs des années 1950 et suivantes.

Louer l’espace d’un hôtel coute « entre 3 000 et 5 000 dollars américains », explique Philippe Jasmin, un organisateur de bals connu dans le milieu. Ces structures n’offrent généralement qu’une grande cour vide. « Il y a d’autres dépenses à faire pour le son, la promotion, les lumières, etc. », élabore Jasmin.

À l’opposé, les night-clubs affichent des prix imbattables pour une admission par personne située généralement entre 750 à 1 500 gourdes.

Iguana Café de Juvenat demande aux promoteurs 75 000 gourdes (bar inclus), ce qui vaut environ 625 dollars américains. Fondé dans les années 1970, le Club International de la Route de Frères — autrefois Fantasy Night-Club — se loue à seulement 100 000 gourdes par « bal ». Ce sont des montants bien loin des 8 000 dollars (960 000 gourdes) qu’exigent parfois quelques hôtels, à certaines époques.

Un investissement inutile

Malgré l’absence de pistes de danse dans la majeure partie des hôtels, le compas semble déterminé à ne pas retourner dans les night-clubs.

Le Club International était un des espaces les plus fréquentés, jadis. Aujourd’hui, son responsable Marc Guillaume l’offre parfois gratuitement aux promoteurs, qui quand même lui tournent le dos, à l’exception de l’orchestre Tropicana. « Les night-clubs sont très déficitaires, dit Guillaume. En 2019, nous n’avons pas organisé cinq bals. »

Même constat à Iguana Café. La dernière fois qu’un promoteur a loué l’espace remonte à 2017, selon le propriétaire des lieux Georges Duperval. « J’ai fait un investissement qui, aujourd’hui, ne me sert presque à rien. »

Qu’est-ce qui a provoqué exactement le bannissement des night-clubs ? reste une question en suspens. « Je peux compter sur les doigts de la main les night-clubs qui sont [assez] attrayants pour attirer les mélomanes, déclare Philippe Jasmin, PDG de Live Promo. Mis à part Esquina Latina qui a un bel espace, les autres ne sont plus adéquats. »

Malgré son attrait, Esquina Latina ne croule pas sous les affiches. L’institution déroule pourtant « espace, son, lumières en réclamant seulement 20 % sur chaque billet vendu », selon son responsable, Eddy Jules.

Une autre hypothèse consiste à considérer la préférence des mélomanes d’aujourd’hui pour des endroits chics, où ils peuvent se prendre en photo.

La mort d’une tradition

L’insuccès et l’abandon des night-clubs annoncent la fin d’une ère. Dans les années 1960, 1970, jusqu’au début des années 2000, une flopée d’espaces accueillaient les grands bals et autres événements culturels partout dans la zone métropolitaine et dans quelques villes de province.

Certains espaces marquaient le compas au point où des groupes et des chansons portaient leurs noms. Nemours Jean-Baptiste, le créateur du genre musical, s’est fait un nom « Aux Calebasses », un night-club de Carrefour populaire dans les années 1950. Ensemble aux calebasses fut d’ailleurs le nom de l’un de ses groupes.

D’autres formations musicales ont suivi cette tendance. Il convient de citer, entre autres, Ensemble Riviera hôtel, Ensemble Ibo Lélé et l’orchestre Casino international, tous fondés dans les années 1960.

Lire aussi: Combien touchent véritablement les musiciens dans les groupes de compas ?

Beaucoup de tubes des années 1960 et 1970 portaient aussi les noms de night-clubs. Compas Cabane Choucoune est l’un des tubes de Nemours Jean-Baptiste. Ce night-club, situé au cœur de Pétion-ville est construit en 1940 et a connu les premières gloires du compas. Surnommé « Roi de la nuit », Cabane Choucoune est la boîte de nuit où la bande à Nemours Jean-Baptiste avait animé ses plus belles soirées.

Bébé Paramount est le titre d’une chanson du groupe Tabou Combo. Le ciné Paramount situé au Champs-de-Mars à Port-au-Prince a marqué de façon indélébile la genèse de Tabou Combo tout comme l’église de Saint Pierre à Pétion-ville.

Palladium direct fut un tube de Webert Sicot, le compère de Nemours. Palladium était un club mythique où des centaines de mélomanes dansaient tous les week-ends.

Des clubs mythiques

D’autres clubs ont fait leur nom. Comme Bar de l’ère, C’est mon étoile, Club camaraderie, Beau Rivage, Parc des palmistes, Pigalle et Vert Galant.

Pétion-Ville était le bastion des night-clubs. Cette ville comptait, entre autres, Bacoulou, Djoumbala, Cabane Choucoune, El Rancho, Les Régi’s, Club international, Bananier, Rétrofoli’s, Ibo Lélé, Hôtel Marabou, Villa créole…

Delmas avait aussi quelques espaces, dont le restaurant chez Gétro, Barbaco, Chandelier et King’s Club.

Carrefour qui est aujourd’hui marginalisée en raison de l’insécurité qui bat son plein à Portail ou à Martissant, était une zone d’attraction qui comprenait beaucoup de salles de spectacles. Les week-ends culturels se déroulaient Aux Calebasses, Banda, Land sur vert, Méridien, Libellule, Domaine idéal, Dan Pétro, Palladium, Paradis des amis, Riviera Hôtel et Simbie, etc.

À côté des night-clubs, les salles de cinéma accueillaient aussi une pléiade de groupes musicaux pour des bals et kermesses endiablés.

Port-au-Prince a connu une vingtaine de salles de cinéma où Tabou Combo, DP express, Skah-Shah, entre autres charmaient leurs fans. Parmi elles, l’on dénombre Rex Théâtre, Ciné Paramount, Triomphe, Magic, Sénégal, El dorado, Capitol, Lido et Palace.

Ancienne photo du Rex Théâtre

La majeure partie de ces espaces ne fonctionnent plus. D’autres existent, mais sont mis à l’écart. Le Rex Théâtre fut le théâtre de grands évènements culturels par exemple. Il est aujourd’hui un dépotoir, voire une latrine publique malgré le décaissement « sans justification » de centaines de milliers de dollars américains des fonds PetroCaribe pour sa reconstruction.

La danse se meurt

La mort lente des night-clubs attaque aussi l’identité du compas.

« Les clubs d’antan étaient adaptés au compas parce qu’ils avaient une toiture et des pistes de danse. Aujourd’hui, ce n’est pas le cas pour les hôtels » explique, l’analyste musical Johny Célicourt. En conséquence, la dame pluie dérange parfois les bals programmés dans les structures hôteliers.

La musique de Nemours Jean Baptiste devient aussi une musique de spectacle.

Lire enfin: Le compas est-il en voie de disparition ?

Dans les bals, les mélomanes assistent debout devant le podium, alors qu’autrefois, il y avait une piste de danse où les couples marquaient des pas. Cette tendance n’est pas nouvelle tempère le journaliste culturel, Adolphe Janvier. « Autrefois, Coupé Cloué s’offrait en spectacle au bord de la piscine à l’hôtel Royal d’Haïti. C’étaient des spectacles qui attiraient la grande foule. »

Somme toute, le compas est en mutation depuis des années. Il n’est plus une musique dansante qui attire des milliers de couples tous les week-ends. Des night-clubs qui étaient conçus du point de vue architectural pour ce genre musical n’existent presque plus. Pire : les kermesses qui se déroulaient en plein jour afin d’attirer les passionnés ne sont plus organisées. À une époque où les jeunes mélomanes et musiciens sont séduits par d’autres styles musicaux, personne ne peut dire de quoi le lendemain du compas sera fait.

Nazaire «Nazario» Joinville

Photo: Klass / Facebook

Nazaire JOINVILLE est doté d'un baccalauréat (licence) en communication sociale à l'Université d'État d'Haïti. Il est actuellement étudiant à la maîtrise en Cultures et espaces francophones (option linguistique) à l'université Sainte-Anne au Canada. Il est aussi adjoint à la recherche à l'Observatoire Nord/Sud qui constitue le foyer principal des activités de la Chaire de Recherche du Canada en Études Acadiennes et Transnationales (CRÉAcT). Les recherches de Nazaire portent sur la musique haïtienne en particulier le Konpa, le contact des langues et la francophonie. Il est le responsable et créateur de la rubrique "Le Carrefour des Francophones" dans le Courrier de la Nouvelle-Écosse, un journal français au Canada.

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