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La «CIA n’aime pas» Boukman Eksperyans et autres détails sur le groupe vieux de 42 ans

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« Ce n’est pas une musique qui est encouragée, disait Lòlò lors d’un concert en France en 1996. La CIA n’aime pas cette musique, non ils n’aiment pas. Les types qui sont derrière le Néolibéralisme, le FMI, la banque mondiale sont comme des racketteurs »

Boukman Eksperyans symbolise la musique racine en Haïti. C’est le plus ancien et le groupe le plus régulier de ce mouvement. À travers ses chansons et prestations, Boukman valorise à n’en plus finir les rythmes traditionnels du vaudou.

Avec 42 ans sur la scène musicale haïtienne ; 30 participations au carnaval national ; des concerts de grande envergure partout dans le monde, Boukman Eksperyans prend de l’âge, mais ne vieillit pas.

Un couple porte le projet à bras le corps. Théodore Junior Beaubrun (Lòlò) et Mimerose Pierre Beaubrun (Manzè) se donnent corps et âme pour ce groupe dont ils sont les fondateurs et propriétaires. Ils ont connu des périodes en dents de scie, parfois de vache maigre, mais Boukman survit toujours.

En dépit du respect qu’affiche le grand public à l’égard du groupe, Boukman fait regulièrement l’objet de critiques pour sa passivité face aux dérives du régime en place (PHTK). Lòlò et sa compagne étaient de grands artisans du mouvement « Grenn Nan Bouda » (GNB) ayant renversé Jean Bertrand Aristide le 29 février 2004. Ils étaient en opposition aux régimes antérieurs, dont Lavalas, au début des années 2000. Mais jusqu’à aujourd’hui, Lòlò et Manzè n’ont jamais protesté contre le PHTK comme si tout allait bien dans le pays.

Un début difficile

Boukman Eksperyans a vu le jour le 10 août 1978 sous le régime de Jean-Claude Duvalier. Lòlò et Manzè ont fondé le groupe en compagnie d’autres musiciens comme Marjorie Beaubrun (sœur de Lòlò), Daniel Beaubrun (frère de Lòlò), Yves Boyer, Ralph Lafontant, Jules Moscoso et Frantz Alexis. Le premier concert de Boukman Eksperyans s’est tenu à la Radio Métropole en décembre 1978.

Le groupe tient la première partie de son nom du personnage historique et prêtre du vaudou Dutty Boukman qui a présidé la cérémonie du bois caïman dans la nuit du 14 au 15 août 1791. « Eksperyans », l’autre moitié du nom, a été inspiré de « The Jimi Hendrix Expérience », l’un des plus grands groupes Rock and roll à cette époque.

Les débuts de Boukman Eksperyans n’étaient pas fameux. Manzè et Lòlò ont dû batailler pour joindre les deux bouts à Port-au-Prince. Le groupe a passé ses premières années à Ouanaminthe, la ville natale de Manzè, complice de Lòlò.

 Entre 1978 et 1990, Boukman Eksperyans était très peu connu à Port-au-Prince, alors que la formation musicale se faisait un nom au nord-Est du pays, plus précisément à Ouanaminthe.

La période du succès

Le groupe prend son envol fin 1980 et au début de 1990. Boukman Eksperyans connait un succès fou. La bande à Lòlò est sortie gagnante d’un grand concours organisé par American Airlines en 1989. Dès lors Boukman commence à se tailler une place dans l’univers musical haïtien.

En 1990, le groupe participe pour la première fois au carnaval. Avec Eddy François en lead, la chanson carnavalesque « Kè M Pa Sote » connait un grand succès et s’invitait sur toutes les lèvres.

À cette époque Boukman Eksperyans faisait partie des groupes les plus populaires en Haïti. Leur « vodou adjae », qui signifie vaudou dansé, se répand comme une traînée de poudre sur tout le territoire. « Se Kreyòl Nou Ye », « Kè M Pa Sote », « Kalfou Danjere » deviennent des hymnes en Haïti.

Sur scène, Boukman marquait la différence. Pieds nus, des pas de vaudou, des habits traditionnels, des slogans inédits sont entre autres, quelques particularités de ce groupe mythique dans les années 1990.

Un passage remarquable

Eddy François a passé environ dix années au sein de Boukman Eksperyans comme chanteur principal. Pendant la période, Lòlò et Manzè étaient choristes.

Eddy François a connu le succès avec Boukman surtout au début des années 1990 après la sortie de la chanson carnavalesque « Kè M Pa Sote », puis le premier album du groupe « Vodou Adjae » qui comportait des tubes.

Eddy François est né et a grandi au Cap-Haïtien. Il est grandement influencé par la musique des années 1980. Avant d’intégrer Boukman, il a fait ses premières armes comme guitariste et bassiste au sein d’une chorale à l’église. Henry, un ami de Lòlò et de Manzè l’a invité dans le groupe en 1982 puis il s’est vite imposé avant d’en devenir le chanteur principal.

L’artiste quitte Boukman sous une note négative au début des années 1990. Le groupe devait se rendre aux Cayes pour un spectacle, mais le chanteur s’est absenté sans aucun motif. De ce fait, contre toute attente, les responsables de Boukman lui adressent une lettre de révocation.

Après ce divorce d’avec Boukman, Eddy François met sur pied « Boukan Ginen ». Il attire quatre musiciens de Boukman dans cette nouvelle aventure, ce qui n’a pas plu à Lòlò, Manzè et d’autres musiciens influents du groupe. Aujourd’hui, la hache de guerre est enterrée. Eddy François et Boukman Eksperyans se sont déjà rencontrés et ont joué ensemble en spectacle.

Les Grammys

Au même titre que Tabou Combo, Boukman Eksperyans est un véritable ambassadeur de la musique haïtienne. Le groupe a fait trembler de grandes salles de spectacles sur quatre continents.

Lòlò et les siens ont fait flotter le bicolore au Japon, en Angleterre, en Suède, en Suisse, en France, au Danemark, dans plusieurs grands festivals en Amérique du Nord et surtout en Afrique.

Cette présence sur la scène musicale internationale ne date pas d’hier. Avec son premier album « Voudou Adjae » sorti en 1991, la bande à Lòlò est devenue le premier groupe d’origine haïtienne nommé aux Grammy Awards, aux États-Unis.

Boukman Eksperyans et la politique

Les musiciens de Boukman Eksperyans font toujours l’objet de pressions politiques surtout à cause de leurs chansons carnavalesques qui dénoncent à n’en plus finir les systèmes en place. « Nous sommes toujours en face du système en place, mais sans avoir aucun problème personnel avec un président », déclare Manzè dans une entrevue accordée à Ayibopost.

Après la sortie du carnaval « Kè M Pa Sote » en 1990, le groupe a attiré l’ire du gouvernement militaire de l’époque. Le refrain de la chanson a été repris par des manifestants qui gagnaient les rues après le carnaval. Douze jours après, le général Prosper Avril quitte le pouvoir.

Boukman prendra position contre Jean Bertrand Aristide au début des années 2000. Dans le carnaval comme dans les manifestations, Lòlò s’est fait toujours remarquer comme un opposant du régime Lavalas.

«La CIA n’aime pas cette musique»

Les chansons carnavalesques de Boukman Eksperyans sont généralement très engagées. Même si les membres du groupe ne sont jamais menacés physiquement, ils quittent le pays en 1991, après le coup d’État contre Aristide.

Au-delà des engagements politiques en Haïti, Boukman dénonce souvent le FMI, l’ONU et d’autres instances internationales.

Lors d’un mégaconcert au Villatte (en France) en 1996, Lòlò a prononcé ce discours pour parler de la musique de Boukman : « Ce n’est pas une musique qui est encouragée. La CIA n’aime pas cette musique, non ils n’aiment pas […] Les types qui sont derrière le Néolibéralisme, le FMI, la banque mondiale sont comme des racketteurs. Maintenant les politiciens sont devenus des racketteurs. »

« Ce sont les instances internationales qui dirigent le monde actuellement, a continué Lòlò. Ouvrez vos yeux ! Avec ce marché-là, nous sommes en train de devenir des zombis. »

Les albums studio de Boukman Eksperyans
Vodou Adjae : 1991
Kalfou Danjere : 1992
Libète : 1995
Revolisyon : 1998
Unification : 2003
La révolte des Zombies : 2009
Isit et Kounyea La : 2018

Nazaire «Nazario» Joinville

Photo couverture: Fondation Fabienne Colas/Festival Haïti en folie

Cet article a été mis à jour avec la position de Boukman sur le régime PHTK. 28.10.2020 21.44

Nazaire JOINVILLE est doté d'un baccalauréat (licence) en communication sociale à l'Université d'État d'Haïti. Il est actuellement étudiant à la maîtrise en Cultures et espaces francophones (option linguistique) à l'université Sainte-Anne au Canada. Il est aussi adjoint à la recherche à l'Observatoire Nord/Sud qui constitue le foyer principal des activités de la Chaire de Recherche du Canada en Études Acadiennes et Transnationales (CRÉAcT). Les recherches de Nazaire portent sur la musique haïtienne en particulier le Konpa, le contact des langues et la francophonie. Il est le responsable et créateur de la rubrique "Le Carrefour des Francophones" dans le Courrier de la Nouvelle-Écosse, un journal français au Canada.

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