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Perspective | «Le problème haïtien» décortiqué par le philosophe Edelyn Dorismond

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La colonisation aurait accouché un peuple traumatisé. Les individus post-colonisés ne pouvaient pas être les mêmes après l’expérience de l’esclavage qu’ils ont vécue.

«Le problème haïtien», paru en 2020 aux Éditions Étoile Polaire, s’inscrit dans la continuité de la thèse de doctorat en philosophie soutenue il y a environ une décennie par le professeur Edelyn Dorismond à l’Université Paris 8.

Dans ce texte emblématique et programmatique, préfacé par Glodel Mezilas, spécialiste en études latino-américaines, l’auteur propose un cadre théorique et méthodologique différent à ceux et celles qui cherchent à comprendre la réalité sociopolitique et historique haïtienne dans toute sa complexité. Il tente d’expliquer, à sa manière, pourquoi il existe une véritable difficulté à penser la politique en termes de bien commun dans cette ancienne colonie.

Pour y parvenir, Edelyn Dorismond a engagé un dialogue avec plusieurs figures de proue des sciences sociales haïtiennes qui s’étaient déjà penchées sur cette question fondamentale dans leurs travaux : Dantès Bellegarde, Jean Price Mars, Jean Casimir, Gérard Barthelemy, et autres. Avant tout, l’idée est de mettre en dialogue les positions émises sur les expériences culturelles haïtiennes, en d’autres termes, sur le problème haïtien.

Il tente d’expliquer, à sa manière, pourquoi il existe une véritable difficulté à penser la politique en termes de bien commun dans cette ancienne colonie.

Par «problème haïtien», Dorismond entend précisément «l’étonnement que suscite à la conscience critique haïtienne ou étrangère la société haïtienne dans sa difficile ascension à un régime de rationalité politique susceptible de procéder à une juste redistribution du bien commun, et à la réalisation de soi de chacun des Haïtiens.»

En effet, selon Edelyn Dorismond, il ne s’agit pas seulement de repenser la réalité politique du pays, mais également, et surtout, de revoir la manière dont les sciences sociales ont tenté de la rendre intelligible au cours de plusieurs décennies. Dans la mesure où ces disciplines qui ont la prétention de saisir les causes de nos malheurs pour parler comme Edmond Paul ne parviennent nullement à nous faire comprendre ce qui se passe réellement dans cette ancienne colonie. Et puisque le diagnostic effectué dans les sciences sociales haïtiennes serait mauvais, on ne peut pas attendre une bonne solution à notre difficulté.

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Plutôt que de résoudre le problème qui nous empêche de vivre une vie digne en tant qu’êtres dotés de raison, il y a même un risque de l’aggraver dans une certaine mesure. C’est ainsi que, d’après Dorismond, toute solution véritable à notre expérience politique d’animalisation et de bestialisation nécessitera inévitablement une réforme des sciences sociales. Malheureusement, celles-ci peinent à se libérer de l’imaginaire colonial et euro-centrique qui caractérise les sciences sociales modernes.

Et puisque le diagnostic effectué dans les sciences sociales haïtiennes serait mauvais, on ne peut pas attendre une bonne solution à notre difficulté.

L’imaginaire colonial des sciences sociales haïtiennes s’explique par une sorte de dualisme sur le plan méthodologique. Ce choix épistémologique et méthodologique porte les chercheurs à étudier la réalité sociale du pays en termes d’opposition, de dichotomie : ville et campagne, créole et bossale, créole et français.

Il faut souligner que ce dualisme méthodologique pourrait être considéré comme une sorte de manichéisme. Il y a une opération qui est effectuée dans l’être. Cette séparation ne serait pas une réalité discursive selon ces auteurs, mais une ontologie. Il y aurait dans la société haïtienne effectivement deux groupes antagoniques. Le créole qui représenterait la figure du dominant, du mal et le bossale qui serait l’incarnation du dominé, du bien et de l’innocence par excellence. Les bossales seraient porteur d’un projet politique grandiose et d’émancipation entravée par les créoles.

Ce dualisme s’apparenterait dans une certaine mesure à la thèse marxiste qui consiste à dire que les sociétés capitalistes se divisent en bourgeois et prolétaires, dominants et dominés. Cela peut se comprendre très facilement. Puisque, les auteurs qui soutiennent cette thèse dualiste de la société haïtienne sont pour la plupart des anciens marxistes.

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En opposition à ce geste théorique, le philosophe Edelyn Dorismond inaugure une autre manière de penser la société haïtienne. Selon lui, la thèse dualiste est réductrice et simpliste. Son projet dans ce texte c’est de faire tenir ensemble ce qui a été séparé.

En partant de la perspective développée précédemment, il en arrive à se questionner sur les fondements de la société. Une question qui n’était pas au centre des préoccupations des chercheurs précédents. Ils se sont concentrés sur l’opposition; ils n’ont pas cherché à comprendre comment la communication sociale est structurée en Haïti, comment les individus entrent en relation. Il n’existe pas d’opposition agonistique entre eux, pas de luttes à mort. C’est pour ces raisons qu’Edelyn Dorismond choisit de réfléchir, de concevoir la société en termes de passerelle.

Selon lui, la thèse dualiste est réductrice et simpliste. Son projet dans ce texte c’est de faire tenir ensemble ce qui a été séparé.

Car, en dépit des conflits et de la crise ininterrompue et intermittente que connaît le pays depuis 1804, cela ne justifie en aucun cas d’adopter une thèse dualiste. Les groupes sociaux ne sont pas complètement opposés. Ils sont à la fois semblables et différents, pour reprendre les termes de Deleuze et Derrida. Par moments, ils emploient des stratégies similaires pour obtenir un avantage, en négligeant même les principes fondamentaux de la justice sociale.

En ce sens, il serait inexact de catégoriser la société en innocents et méchants, bons et mauvais. Les rapports de domination traversent tous les secteurs de la société haïtienne. Du fait de partager une expérience historique commune, un imaginaire collectif influence de toute manière la société haïtienne dans son ensemble.

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En se basant sur cette réflexion, l’auteur se questionne :

«Comment repenser le cadre épistémologique et méthodologique des sciences sociales haïtiennes, particulièrement de l’anthropologie, de l’histoire et de la sociologie, afin d’opérer une sortie de ce qui les hante comme fantôme têtu, le dualisme dans lequel la majorité des travaux de sociologie, d’anthropologie haïtienne se trouvent englués.»

Après avoir montré l’impertinence de cette thèse linéaire et binaire dans l’étude de la société haïtienne, Dorismond en vient à nous proposer la méthode spiraliste découverte par Frankétienne et utilisée généralement en littérature et le zigzag phénoménologique proposé par le philosophe Marc Richir. Ces deux grilles d’analyse lui permettent de jeter les bases de ce qu’il appelle une anthropologie fondamentale, seule capable, selon lui, d’appréhender le problème haïtien en profondeur.

Il serait inexact de catégoriser la société en innocents et méchants, bons et mauvais. Les rapports de domination traversent tous les secteurs de la société haïtienne.

Cette anthropologie fondamentale l’aide à penser la réalité sociopolitique et historique haïtienne dans une perspective tensionnelle. Il n’y a plus deux groupes opposés catégoriquement. Il y a un ensemble d’individus qui sont au bord du gouffre, et qui ont du mal à instituer le bien commun dans cette société qui a fait l’expérience de l’esclavage pendant plusieurs siècles. Il écrit en rapport à ce qui est dit ci-dessus que «le spiralisme croisé du zigzag phénoménologique, représente deux manières de penser les dynamiques sociales, historiques et sociologiques haïtiennes, selon une logique non linéaire et binaire, mais tensionnelle où les oppositions sont maintenues dans leur coude à coude irréductible.»

Ce geste de pensée n’est pas sans conséquence sur le plan politique et théorique selon Dorismond. Il affirme que «L’enjeu d’une déconstruction du dualisme consiste à opérer un nouvel ordre de partage dans la société; qui montre comment se tiennent les institutions, comment elles perdurent en dépit des contestations.»

Là, on pourrait dire sans grande difficulté que nous sommes en face d’un véritable changement de paradigme dans les sciences sociales haïtiennes. Cette réforme fait qu’il y a dans l’histoire de la pensée haïtienne un «moment Dorismond». On est obligé de le dire. Son travail s’apparente aux travaux réalisés par tout grand philosophe qui essaie de proposer une autre manière de comprendre les choses à un moment par suite d’une crise. Avec lui, les travaux réalisés dans les sciences humaines ne seront plus pertinents dans la compréhension de notre réalité sociopolitique.

Cette réforme fait qu’il y a dans l’histoire de la pensée haïtienne un «moment Dorismond». On est obligé de le dire.

Selon l’auteur de « Le Problème haïtien », par rapport à notre passé historique, il devient impératif et nécessaire d’établir une anthropologie philosophique afin de parvenir à une compréhension approfondie de nous-mêmes. Il exprime ce qui suit :

«Dessinons avant tout ce que nous entendons par anthropologie philosophique à partir de l’expérience humaine en situation de souffrance limite, telle que l’esclavage. Qu’est-ce qu’exister selon les passions de l’autre ? Qu’est-ce qu’être “bien meuble” tout en étant humain ? Comment faire monde à partir de ce dispositif de dénégation de soi ? Comment ex-ister, autrement dit, comment se créer, se projeter dans la temporalité de souffrance, au sein d’une habitation, sorte d’enfermement qui obstrue toute sortie non autorisée, non frappée du caprice du maître-colon ?»

Ce questionnement reprend la métaphysique qui a été mise en œuvre par les Européens avant le déploiement de leur entreprise coloniale. Ces derniers avaient développé une ontologie qui consiste à dire qu’il y a dans le monde des hommes et des sous-hommes. Les premiers étant des créatures de Dieu représentent le bien, le vrai et le beau. Ils ont des droits. La deuxième catégorie qui incarne le mal, la fausseté et la laideur n’a que des devoirs. Le «blanc» serait la métonymie de Dieu. Il serait un être puissant et intelligent. Le « noir » serait un idiot, impuissant et mauvais.

Pour les Occidentaux, tout ce qui est noir serait diabolique. Ils seraient eux-mêmes une particularité-universelle. En fonction de cette croyance qui est dénuée de fondement scientifique, ils devaient en tout temps et en tout lieu comme le Dieu de la religion juive. Et il faut souligner que ce dispositif tendait purement et simplement à inférioriser, à diminuer l’autre sur le plan de l’être.

Pour les Occidentaux, tout ce qui est noir serait diabolique. Ils seraient eux-mêmes une particularité-universelle.

Nous sommes en présence d’une politique d’animalisation, d’infériorisation et de chosification la plus totale. Dorismond estime que «Les noirs ont été asservis non parce qu’ils ont été réduits par la puissance des armes des Européens, mais parce qu’ils étaient posés par les colons comme des êtres inférieurs.»

Tout rapport de domination et d’aliénation se déploie depuis un ensemble d’éléments au sein d’une société. La domination coloniale n’est en rien une exception. Dorismond a mis en place pendant son développement les appareils d’État et les appareils idéologiques d’État pour reprendre les expressions utilisées par Louis Althusser. Il y a la répression et l’idéologie. Par cette dernière, il faut entendre un ensemble d’idées simplistes mises en œuvre par une personne ou un groupe en vue de légitimer une pratique. Les Européens ont posé les noirs comme des êtres barbares et non civilisés afin de les dominer. Ils étaient obligés de les extérioriser afin de les asservir.

En ce sens, Haïti qui a pris naissance le premier janvier 1804 est un produit de cette politique d’extériorisation européenne. Mais, il faut dire rapidement qu’après la proclamation de l’indépendance du pays, l’État qui a été institué en vient à extérioriser une grande partie de sa population. Il reproduit sous une autre forme les pratiques coloniales. Cela fait qu’il n’y a pas une différence réelle dans la temporalité coloniale et dans le temps national. Notre passé continue de travailler notre présent.

Les Européens ont posé les noirs comme des êtres barbares et non civilisés afin de les dominer. Ils étaient obligés de les extérioriser afin de les asservir.

Dans la colonie de Saint-Domingue, les esclaves ont été considérés comme des biens meubles. Ils ont été objectivés. Il semble que les colons européens sont remplacés par des colons haïtiens. Dans la mesure où deux cents ans après l’expérience esclavagiste, un ensemble d’individus ne sont jamais considérés par l’État ou par leurs compatriotes comme des gens qui ont une dignité et qui méritent d’être respectés pour reprendre une intuition du philosophe allemand Emmanuel Kant.

L’État haïtien qui est né de la marge coloniale n’a eu pour matière de constitution que la violence. La dénégation des droits se déploie selon la logique de son espace d’inscription et d’évolution et la bestialisation des vies humaines, selon Dorismond.

L’auteur de la «Variation sur la créolisation» constate que «depuis 1803 jusqu’à nos jours, tous ceux qui ont constitué l’ »élite » haïtienne ont toujours établi avec les anciens esclaves, les paysans, une relation de répulsion, de rejet et de manipulation.»

L’auteur ne passe pas par quatre chemins. Selon lui, la révolution haïtienne de 1804 qui fait la fierté des Haïtiens habituellement n’a pas accouché grand-chose. L’imaginaire colonial continue de travailler la société haïtienne de part en part. On ne cesse de clamer haut et fort que nous avons fait 1804, alors que les colons sont toujours là.

Il semble que les colons européens sont remplacés par des colons haïtiens.

L’État peine à concevoir la société en termes d’égalité et de liberté individuelle. Chaque individu cherche à s’assurer une position au sein de l’État dans le but de bénéficier personnellement ou dans l’intérêt de son groupe. La politique n’est jamais pensée comme un espace de participation citoyenne et de «l’égaliberté», pour reprendre les termes d’Arendt et de Balibar. À partir de ce constat, le philosophe Edelyn Dorismond en déduit que l’État qui a émergé après l’avènement de l’événement révolutionnaire, pour reprendre une intuition du philosophe haïtien Jean Waddimir Gustinvil, demeure un État colonial. Dorismond écrit :

«Par colonialité, nous entendons d’abord la politique de domination qui a institué les colonies. Nous entendons aussi par colonialité, tel que ce concept est employé par le sociologue péruvien Anibal Quijano, ainsi son expression complète la « colonialité du pouvoir », le caractère colonial des pouvoirs dans les pays latino-américains, aussi caribéens. Caractère colonial en ce sens que ces pouvoirs, malgré la « décolonisation » continue à fonctionner selon le schéma ou la structure, fondée sur la couleur de la peau, sur la racialisation comme critères des statuts-sociaux.»

Dorismond a mis en œuvre le concept de sédimentation pour arriver à expliquer cette colonialité de l’État haïtien. En effet, comme nous l’avons déjà signalé ci-dessus, nous avons fait l’expérience de l’esclavage pendant plusieurs siècles au cours de notre histoire de peuple. Dorismond est l’un des premiers penseurs haïtiens, si ce n’est pas le premier, à se demander dans ses travaux : qu’est-ce que cette expérience esclavagiste a fait de nous ? Autrement dit, qu’est-ce que nous sommes devenus après la «décolonisation» ?

Cette question présuppose dans une certaine mesure tous ses travaux d’anthropologie fondamentale. On peut se demander toujours dans la même perspective quelle est la nature du sujet qui a émergé après l’avènement de l’évènement révolutionnaire ? De quoi est-il capable ? Est-il capable d’instituer une communauté politique grandiose ? En recourant à ce concept de sédimentation, Dorismond nous dit que le «sujet-postcolonial» est un sujet affecté. Il est un sujet qui a pris au piège du système esclavagiste. Il porte dans sa chair et dans son imaginaire la mémoire et toute la violence coloniale. Et cela n’est sans conséquence sur sa façon de penser communauté.

Dorismond est l’un des premiers penseurs haïtiens, si ce n’est pas le premier, à se demander dans ses travaux : qu’est-ce que cette expérience esclavagiste a fait de nous ?

La colonisation aurait accouché un peuple traumatisé. Les individus post-colonisés ne pouvaient pas être les mêmes après l’expérience de l’esclavage qu’ils ont vécue. Ils seraient frappés par une béance. Ils se replient constamment sur eux-mêmes. Puisqu’ils ont des traces de blessures dans leur chair, leur être se divise. Ils se lamentent. Ils constituent une communauté de souffrance qui serait incapable de produire du politique, de penser le commun.

L’État créé en 1804 porte la trace de l’État colonial. Dorismond avance que «Tout laisse à supposer, dans le cas d’Haïti, que le projet n’a pas été de rendre Haïti à tous les Haïtiens. Prise dans les mailles du colonial, comme dispositif du pouvoir moderne installé en dehors de l’Europe, constitué d’animalisation, d’abêtissement et de la servitude de l’autre, l’élite haïtienne a fait chou gras de cet héritage, qui ne contrevenait pas à son idéal d’enrichissement et de propreté. »

On crée dans la société un désert qui est le lieu où habitent les déshérités et une oasis qui est le lieu d’habitation des plus nantis de la société pour parler comme Hannah Arendt dans un autre contexte. Le désert serait une zone, un espace-sans pour reprendre une expression utilisée par le géographe haïtien Jean Marie Théodat. Les gens sont sans emplois, sans logements décents, sans droit à la santé, sans droit à l’eau potable, sans droit au loisir, sans droit à l’électricité, sans droit à la nourriture et sans droit à l’éducation.

On crée dans la société un désert qui est le lieu où habitent les déshérités et une oasis qui est le lieu d’habitation des plus nantis de la société.

Le philosophe Edelyn Dorismond a consacré une bonne partie de son ouvrage à ce dernier droit à l’éducation en rapport à la question de la citoyenneté au contexte de la mondialisation. Il a montré comment l’État ne prend pas en compte ce qui se passe actuellement dans le monde par rapport au système éducatif mis en place dans le pays. Nous faisons comme si nous étions les seuls à habiter le monde. Depuis très longtemps, nous avons institué dans le pays un système scolaire à plusieurs vitesses qui ne cesse d’handicaper une bonne partie de la population. «Ainsi l’école haïtienne fut composée d’une école rurale et d’une école urbaine. Cette division porte le souci colonial de maintenir un ordre de ruralité, consacré aux pratiques agricoles, différents de celui de l’urbanité. »

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Plus loin, il écrit que «L’universalité est mise à mal […] par l’hétérogénéité des programmes, qui produisent des identités politico-sociales hétérogènes sans trop grand lien avec le fait d’habiter la société haïtienne ou le fait de porter le sentiment d’appartenance à cette société.»

Cette politique de différenciation en matière d’éducation produit ce que nous pouvons appeler une «citoyenneté-multiple».

Par ailleurs, ce qui est intéressant dans la manière que Dorismond a pensé le problème du système scolaire haïtien c’est le fait qu’il a pris en compte la question de la globalisation. Selon lui, le système scolaire doit permettre à l’individu d’habiter le monde. Il s’écarte de tout folklore. Selon lui, le système a l’impérieuse responsabilité de faire cohabiter le local et le global.

Depuis très longtemps, nous avons institué dans le pays un système scolaire à plusieurs vitesses qui ne cesse d’handicaper une bonne partie de la population.

Dorismond soutient le point de vue selon lequel «une politique qui se veut à la mesure de la société ouverte qui est Haïti, située au carrefour de la mondialisation, de son intégration caribéenne, latino-américaine et américaine et mondiale, doit penser un idéal de citoyenneté caractérisée par la transitance. […] Il s’agit d’une politique qui pense l’interstice, les frontières, les rencontres et les déplacements, les flux.»

Ce que nous venons de dire n’est en rien une préoccupation de nos décideurs. Leur politique est plutôt une politique de mise à mort. Ils procèdent constamment à l’invisibilisation d’une grande frange de la société. Cette frange de la société qui subit cette politique en vient à la reproduire systématiquement dans les relations sociales. Dans un long passage de l’ouvrage, Dorismond, pour rester dans sa logique tensionnelle dans l’étude de la réalité sociopolitique du pays, nous dit ce qui suit :

«Notre point de vue ne consistera pas à accuser unilatéralement une “élite” au profit d’une société qui serait “innocente” ou “victime”. Nous nous intéresserons davantage à trouver une “ligne” qui permettra de tenir ensemble ce qui est considéré comme des réalités séparées, “l’élite” et “paysannerie”, “société” et “Etat” ; il s’agit de tester ce que nous désignerons par une “dynamique du dérisoire” qui est la procédure, présente dans les structures institutionnelles aussi bien dans les pratiques sociales (“populaires”, d’agir comme si le “commun” était un objet pour “son” propre bien-être au détriment de tous les autres.»

Ce passage remet en question la thèse soutenue par Jean Casimir dans son «Haïti et ses élites». «L’interminable dialogue de sourds» qui consiste à dire : ce sont les élites qui ont la responsabilité de ce qui se passe dans la société haïtienne en termes de souffrance et de prédation. Comme nous l’avons signalé plus haut, Dorismond pense le problème haïtien par ce qu’il appelle une dynamique du dérisoire. Dans la logique sociale haïtienne, tous les coups sont permis selon le philosophe. Chacun cherche à utiliser le bien commun dans son propre intérêt au détriment de tous.

En somme, comme on peut le voir, le point de vue du philosophe est original et très ambitieux. Il chercherait à expliquer le problème haïtien en termes de responsabilité commune en mettant en œuvre le concept de dynamique du dérisoire.

Toutefois, il faut souligner que malgré sa pertinence, cette position n’est pas sans enjeu. Il risque de ne pas prendre en compte des cas qui n’ont pas le même niveau de gravité dans la logique de responsabilisation. C’est pourquoi il faut dire qu’on doit aborder le problème haïtien en termes de responsabilité partagée, mais différenciée afin d’éviter tout malentendu.

Par Shelton SAINTYL, Masterant en philosophie [Paris8/ENS]

© Image de couverture : fondationemmaus


Visionnez notre émission « Chita Pale » avec le Dr. Edelyn Dorismond en avril 2023, dans laquelle il offre une analyse approfondie de la réalité socio-politique du pays :


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Shelton Saintyl détient une license en Droit (FDSE) et une licence en philosophie (ENS). Il poursuit un master de philosophie (ENS/Paris 8)

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