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Opinion | « The Best of Enemies » ou ce qu’il y a d’heureux dans l’inimitié

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Solitude humaine, besoin d’écoute et politique de la solidarité

«Soyons donc ennemis en toute certitude et en toute beauté, ô mes amis ! Nous lutterons divinement les uns contre les autres.» Je le reprendrais en permutant l’«ennemi» et l’«ami» de leur place dans la dynamique de la lutte : «Soyons donc amis en toute certitude et en toute beauté, ô mes ennemis ! Nous lutterons divinement les uns contre les autres.» (Nietzsche) 

«The best of enemies» (2019) ou la meilleure inimitié (politique), celle qui estompe les animosités personnelles au profit des idéaux supérieurs de la communauté politique et sociale. Il s’agit non pas du roman, qui doit être plus loquace sur certains aspects du conflit entre les noirs et blancs américains, mais du film, qui est une adaptation du roman d’Osha Gray Davidson, «The best of enemies : Race and Redemptoon in the New South» (University of North Carolina Press, 2018).

Sans avoir lu encore le livre, mes analyses porteront sur son adaptation au cinéma, donc le film éponyme.

«The best of enemies» (2019) ou la meilleure inimitié (politique), celle qui estompe les animosités personnelles au profit des idéaux supérieurs de la communauté politique et sociale.

Le cinéma a cette particularité de suppléer un certain effort d’imagination en offrant un monde déjà constitué par le mouvement des images, qui sont des mondes ou des éléments de mondes. J’ai dit que «The best of enemies» montre comment le couple ennemi/ami peut positivement se pervertir pour sortir la communauté de la «guerre civile», et apaiser les conflictualités, quitte à ce qu’elles reprennent bientôt.

Ici, la politique peut prendre, à première vue, le sens particulier, propre à Carl Schmitt, du rapport d’ennemi-ami, qui se divise autour d’une question centrale, celle de savoir lequel parmi les ennemis ou les amis doit diriger. Il s’agit de savoir parmi ceux qui se déclarent les plus aptes à diriger, qui sont ceux-là qui seraient encore plus aptes à détenir le pouvoir (politique). En réalité, le contenu conceptuel fondamental de la politique, comprise comme affaire du commun de la cité est là. Le partage entre ennemi et ami se produit au regard du commun, en ce que la dynamique politique appelle au départ de tout la nécessité de la rencontre, de la confrontation où l’inimitié et l’amitié souvent se renforcent, mais sans qu’on puisse prévoir ou prédire ce renforcement.

Le clin d’œil percutant de «The best of enemies» est un peu à côté de ce lieu commun de l’«ennemi-ami» de la théorie politique. L’ennemi ou l’adversaire politique est au fond, sympathiquement, un ami. En plus qu’il peut devenir un ami ordinaire, le plus important est qu’il est, par affectivité fondamentale, celui par quoi nous nous rencontrons tous dans l’humaine condition, un autre soi-même, fait de joie, de tristesse, de besoin d’être estimé, de courage et d’impuissance. Par ces affections, l’ennemi est un ami éloigné malgré sa proximité. Toute l’affaire est la question des modalités de la rencontre, de l’écoute de soi, comprise comme condition de l’écoute de l’autre. «The best of enemies» est une affaire d’écoute et de sympathie supérieures. Cette écoute supérieure se nourrit de l’idéalité du commun, de l’horizon de la communauté politique, du souci du «monde commun».

Toute l’affaire est la question des modalités de la rencontre, de l’écoute de soi, comprise comme condition de l’écoute de l’autre.

Le film ne fait que reprendre sous un autre aspect des films américains mettant en scène les confrontations des communautés noires et blanches. D’autres films, qu’il n’est pas nécessaire de citer ici, traitent de la même thématique du conflit entre des groupes ethniques historiquement et politiquement opposés, montrant par là une société divisée et en proie à des problèmes d’égalité ou de justice. Cependant, «The best of enemies» a quelque chose de particulier. Avant d’en venir à cette particularité, je me permets de justifier mon intérêt pour sa mise en intrigue.

Frappé d’emblée par l’actualité de la problématique de la lutte politique que propose le film, celle de la concertation, du dialogue dans les différends politiques, je suis envahi par un ensemble de questions inspirées du film, mais qui concernent toutes la vie politique haïtienne. Je me suis particulièrement arrêté au nœud thématique de l’impuissance haïtienne à se soutenir : qu’est-ce qui peut expliquer cette difficulté des Haïtiens à se soutenir ? Dans la question, je fais référence à la «soutenance» réciproque et à l’autosoutenance (de soi) des Haïtiens.

Cette question a pris sens évidemment dans le constat sociologico-philosophique d’une impuissance d’action politique. Par action politique, il est important d’entendre celle qui vise la mise en place du commun et l’invention des institutions qui doivent l’entretenir au profit de tous les citoyens. Or, depuis la formation de la «communauté» haïtienne, on observe une impuissance à faire venir cette expérience du commun et des formes institutionnelles de sa gestion. Vu que les Haïtiens sont appelés à être ensemble dans la pluralité depuis l’expérience coloniale esclavagiste, il est devenu, malgré le peu d’attention théorique qui ait été accordé à cette exigence, une nécessité intellectuelle de savoir comment on peut être ensemble après deux siècles d’esclavage. Il s’agirait de savoir comment être ensemble et sur quoi fonder cet être-ensemble ?

Or, depuis la formation de la «communauté» haïtienne, on observe une impuissance à faire venir cette expérience du commun et des formes institutionnelles de sa gestion.

J’avais fait plusieurs constats avant de proposer à la discussion l’idée que les Haïtiens doivent apprendre à se raconter afin d’instituer une mémoire partagée, une expérience de la sympathie qui pourra dissiper certains malentendus, certaines susceptibilités qui ne font que fossiliser les anciens préjugés coloniaux et contreviennent à une expérience apaisée des altérités. Pour une première ébauche de réponse à cette question, j’avais pris «Pèlentèt» (Éd. du Soleil, 1978) de Frankétienne comme une première esquisse non théorique qui propose un mode possible de résorption de l’inimitié haïtienne fondée sur le racialisme colonial.

«Pèlentèt» est une forme d’expérimentation théâtralisée de la mise en vis-à-vis des mémoires différentes et opposées, qui risquent de s’enfermer dans les crispations et les accusations réciproques. Je l’ai mobilisé à titre de matériau pour penser les modalités d’instituer un récit partagé, source de toute sensibilité partagée et de communauté. «Pèlentèt» m’avait inspiré quelques arguments que j’ai esquissés attendant l’occasion propice de les développer plus amplement en les enrichissant de propositions venues d’autres expériences sociales et sociologiques ou anthropologiques.

En effet, le «Pèlentèt» a rendu possible la compréhension selon laquelle la société haïtienne est «divisée» sur des mémoires qui se sont constituées en «conflit de mémoires» insidieux. Chacun des groupes de mémoire, fort de sa présomption, cherche à s’instituer au titre de mémoire collective. Ils s’excluent et morcellent du même coup la vie politique. La raison est que l’organisation sociale étant fondée sur des «ordres de grandeur» et des formes de légitimation se trouve entravée par l’existence d’ordres de grandeur propres à chaque groupe. Malgré l’existence d’une communauté spontanée d’être-là, celle que crée le fait d’être l’un à côté de l’autre, une sorte de pluralité de «sphères» de réalité, constituant des configurations sociales à part entière, s’installent dans la société et donnent lieu à un ordre social qui est à appréhender selon l’ordre de grandeur qui s’est imposé en apportant aux autres ordres ses critères normatifs, sa vision du monde et de l’homme.

Le «Pèlentèt» a rendu possible la compréhension selon laquelle la société haïtienne est «divisée» sur des mémoires qui se sont constituées en «conflit de mémoires» insidieux.

Ainsi s’institue une hiérarchisation entre les groupes ou les ordres de grandeur et les sphères de réalité, de là adviennent les luttes pour des places au sein de l’ordre triomphant, des discours de justification, qui prennent la forme ambivalente de luttes pour la reconnaissance de ses lieux propres d’appartenance et luttes au moyen de la grammaire de l’ordre de grandeur dominant. Valeurs européennes, valeurs africaines, valeurs paysannes, valeurs bourgeoises se mettent en tension en fragilisant la cohésion sociale par des formes d’exclusion, de distinction, etc. Autant de variations qui enrichissent et complexifient l’ordre des grandeurs et donnent à la politique en contexte diversel ou multiculturel une texture marquée par le besoin de s’identifier par des marqueurs liés à son groupe d’inscription qu’à l’espace du commun, cet espace de la commune différence et de la commune mêmeté, l’espace du «mêmautre».

Dans la pièce, Polidor, l’«intellectuel», n’a pas manqué de jeter un regard sceptique, méprisant et compatissant sur Pyram, prolétaire, l’homme du peuple, d’en-bas. En retour, Pyram ne cesse de s’interroger sur la supposée complicité de Polidor au régime dictatorial des Duvalier. Tel le «paysan haïtien» qui se persuade que les «bourgeois haïtiens» sont riches, et ceux-ci se représentent le paysan haïtien comme des «sauvages», des rustres sans culture. Tous, ils se représentent depuis leur syntaxe propre et de la syntaxe sociale qui a déjà procédé au partage des places selon l’ordre de grandeur dominant.

Cette méprise réciproque remplit les regards ou les représentations de contre-sens, de malentendus ou d’allégations qui trouvent leur justification dans les mémoires émotionnelles de chacun des groupes, dans leurs réserves de vécus qui conservent à chaque groupe opposé la responsabilité de la «débâcle nationale». Polidor est représenté comme complice, fainéant; cela s’entend qu’il vit aux dépens des autres, puisqu’il ne travaille pas (à noter pour le «paysan haïtien» le travail intellectuel est un loisir, un passe-temps). À l’inverse, Pyram est peureux, ombrageux, manipulable et constamment manipulé du fait de sa candeur naturelle.

Valeurs européennes, valeurs africaines, valeurs paysannes, valeurs bourgeoises se mettent en tension en fragilisant la cohésion sociale par des formes d’exclusion, de distinction, etc.

Pourtant, au fil des expériences quotidiennes, Polidor et Pyram partageant le même appartement à New York, loin d’Haïti, malgré les tensions vives et les tentatives de séparation, sont sortis d’un commun accord, celui de s’entraider à leur retour en Haïti. Qu’est-ce qui a favorisé cette entente par-delà les malentendus, les tensions et les crises ?

Je rencontre ce même souci d’entraide dans «The best of enemies», avec une nuance importante. Contrairement aux promesses de Polidor et de Pyram de se soutenir l’un l’autre, ce qui donne naissance à une solidarité proprement politique — lutter ensemble : ils ont fini par se persuader qu’ils sont du même côté, contre le régime dictatorial –, les deux protagonistes américains, que je nommerai bientôt, mettent en œuvre une solidarité plus sensible, plus vivante et «sympathique» qui fait transparaître la force et l’importance de l’écoute, cette faculté du silence de la parole, du retrait des bruits de la parole pour sentir les battements du sens dans le cœur, dans l’humaine condition qui renferme le désir humain d’être pour et avec autrui.

Ce tissu d’anthropologie fondamentale a été déchiré dans la mise en place du discours colonial de la différenciation et de la diabolisation, et rend difficile son retissage dans le cas haïtien. La reconstitution du sens commun d’humanité n’est pas impossible. Telle est la leçon de «The best of enemies». Et cette leçon que je tiens à mettre au jour afin de suggérer que l’avènement de la commun-auté est possible; il passe par une culture du silence, qui seul puisse faire éclore le sentiment de sympathie, de la résonance de la reconnaissance mutuelle comme exigence ontologique, anthropologique et éthique (ici, ils traduisent le même désir humain d’inter-esse) de tout humain.

La reconstitution du sens commun d’humanité n’est pas impossible. Telle est la leçon de «The best of enemies».

L’écoute est à la fois silence, résonance et disponibilité. Elle est un appel à la recherche de l’humaine fragilité, qui rend possible la politique comme l’humaine solidarité, la commune condition qui appelle sa commune gestion dans l’idéal de la part égale. Silence, écoute, solidarité, tel est le triptyque d’une éthique fondatrice de la politique, que «The best of enemies» met joliment, sympathiquement en scène.

Si je me permets de construire cette réflexion, du moins de traduire le «retentissement» de cette «sympathie» en moi, c’est à l’idée qu’elle semble jouer pour moi un rôle indispensable à l’expérience politique authentique, celle qui ne doit pas devenir un jeu de mise à mort, un jeu de massacre du fait de l’inimitié, d’une part, de l’amitié d’autre part.

«The best of enemies» propose une expérience autre, expose un événement, celui de la «rencontre». Considérant le manque de sympathie ou d’écoute dans l’expérience politique haïtienne contre les arbitrages répétés par l’Église catholique de plusieurs «dialogues» ou «concertations», le film devient une œuvre de méditation qui va au-delà de son genre artistique.

Il va sans dire que ce postulat d’interprétation n’est pas évident. Il ne fait que suggérer une question qui consiste à me demander à quelle condition une poïétique de la politique est-elle possible. Certes, la question semble abandonner l’aspect le plus important de la relation de la politique au cinéma ou à l’art en général. Il n’en est rien, en réalité. Je ne fais que prendre la question par un autre bout, celui du cinéma comme mise en forme, particulièrement dans le film qui m’interpelle, comme resymbolisation de la politique.

Je priorise cet aspect pour la raison fondamentale et utile énoncée par Paul Ricœur. Il s’agit d’une formule que j’ai prise comme un principe d’herméneutique de toute œuvre artistique : «Le symbole donne à penser». Ici, le symbole se caractérise non seulement par son aspect de représentation, mais surtout par sa nature équivoque qui force la pensée à l’explicitation. Dans ce cas, le cinéma peut contenir un nombre important de travaux de symbolisation de l’expérience politique que l’herméneutique se permet de mettre à jour sans se prétendre à l’exhaustivité, à l’épuisement de toutes les compréhensions.

Silence, écoute, solidarité, tel est le triptyque d’une éthique fondatrice de la politique, que «The best of enemies» met joliment, sympathiquement en scène.

Pensant à le reprendre au cours du développement de mon essai, je propose tout de suite d’entendre par «poïétique de la politique» une dynamique de la politique qui prend en compte l’imagination comme faculté de l’expérience des possibles. Faculté qui se débat contre la fossilisation des expériences présentes bloquées des censures de l’autorité du passé ou des autorités passées afin d’ouvrir une brèche dans l’ordre du temps de la «compulsion de répétition» et laisser advenir les possibles, les imprévisibles de la créativité.

Gaston Bachelard considère le lieu de l’imagination, «topophilia», comme le lieu du bonheur, le lieu où l’on peut être heureux ensemble. L’imagination donc pose une sympathie que Bachelard désigne par «retentissement» où les âmes valeureuses — elles le sont toujours — entendent le murmure du désir d’être, qui est essentiellement désir d’être du bonheur, désir de la légèreté et de la gravité en même temps de l’existence.

En fin de compte, la poïétique politique est donc cette pensée qui s’étonne du caractère tragique de la compulsion de répétition où le colonial joue le rôle de «fatum», de mauvais destin, en entravant la possibilité de l’expérience de la libération et cherche la voie de la sortie de cette compulsion dans une culture de la sympathie, de l’écoute par la prise en compte de l’imagination dans sa force de re-faire la temporalité, re-fictionnaliser le «réel».

«The best of enemies» : une sociologie du conflit interracial américain

Dans la scène d’ouverture, le film montre l’existence d’une dichotomie flagrante dans la société américaine : des noirs sont confrontés à des situations de logement de mauvais états, dans lesquels aucune maintenance n’a été assurée malgré leurs prix exorbitants et, qui pis est, dont ils sont continuellement menacés d’expulsion pour impayés.

Face à ces noirs dénonçant les agissements des propriétaires blancs soutenus par le gouverneur, membre d’une organisation de protection de la supériorité blanche, un groupe de Ku Klux Kan se forme et entend préserver les avantages des blancs. À force de clivages politiques, une ligne de partage dessine l’État de la Caroline du Nord. C’est la plus importante fracture à laquelle les autorités de l’État ont à faire face. Elle nourrit les tensions quotidiennes entre les noirs et les blancs.

Cette fracture a rencontré son point d’orgue à l’occasion d’un incendie qui a ravagé une partie importante de l’école primaire des noirs et conduit les autorités à répondre aux demandes de réaffectation des élèves noirs dans l’école qui a été consacrée jusqu’alors aux blancs. Une question épineuse, éminemment politique qui exige des réponses bien réfléchies des autorités.

Il n’est pas permis aux autorités de proposer des réponses unilatérales, comme cela aurait pu être le cas dans la société haïtienne, où les autorités se trouvant en face d’une «société civile» qui ne relaie que la vision coloniale du pouvoir se révèlent complices du pouvoir et combattent la société.

Il n’est pas permis aux autorités de proposer des réponses unilatérales, comme cela aurait pu être le cas dans la société haïtienne…

Après maintes consultations — à bien voir ici, on ne fait pas appel à la religion qui est partie prenante du problème —, le juge chargé du dossier fait appel à un spécialiste de la gestion de conflit (que je décrirais sans aucun esprit d’ironie, un professionnel du dialogue), qui a su inventer une méthode efficace de conciliation appelée «charrette».

Cette méthode, proche de ce que j’ai proposé dans mon présent article, évidemment plus détaillé –, consiste à mettre en vis-à-vis les groupes (ici, on a deux groupes en présence) qui devraient choisir ensemble parmi les propositions en discussion. Dans cette perspective de discussion, il s’agit de savoir si les noirs doivent être accueillis dans l’école des blancs. Cette question qui a eu cette formulation de départ a été reformulée à la fin en y inspirant d’autres, dont celle ultime et absolue : faut-il mettre les noirs et les blancs ensemble ?

Vu que les noirs souffrent de retards liés aux injustices, aux programmes inadaptés que met en place le système scolaire, comment les corriger ? La «charrette» vise donc à tenter une mise en commun en prenant au départ la précaution de séparer les «contraires», en les opposant ou les mettant à des places différentes.

Cette méthode […] consiste à mettre en vis-à-vis les groupes […] qui devraient choisir ensemble parmi les propositions en discussion.

Il est facile de comprendre les résistances, les réticences à se mettre à côté d’un blanc étant noir et inversement. Mais il est possible de surprendre le «sourdissement» d’une querelle, le bruissement d’un courant qui proteste en même temps qui se donne et s’ouvre, qui s’ouvre en se donnant tout en s’expérimentant en intimité, en vivacité pour se manifester au grand jour, lors de la décision finale.

La mise en relation ne permet pas de prévoir qu’un seul résultat. Edouard Glissant a eu raison de le penser sous la catégorie de l’«imprédictibilité» ou de l’«imprévisibilité». En dépit de cela, on peut toutefois s’attendre, prenant en compte nombre d’occurrences, aux tensions de la mise en œuvre de la relation, de la rencontre. Donc ce n’est pas la relation ou la rencontre qui est difficile à prévoir, mais son «destin», son aspect «événemential», qui dessine des voies possibles.

La «charrette» est mise en branle. Il est exigé aux deux groupes de se faire représenter dans un conseil co-présidé par un blanc et par un noir (une noire dans le film). D’autres membres de chacun des deux groupes ont été désignés pour assister respectivement les présidents et voter lors de la délibération finale.

Ce n’est pas la relation ou la rencontre qui est difficile à prévoir, mais son «destin», son aspect «événemential», qui dessine des voies possibles.

Des heurts se sont produits de part et d’autre et entre les deux groupes «ethniques». Au début, ce sont de jeunes noirs qui s’en sont pris à une statue habillée à l’uniforme du Ku Klux Klan. À la fin, avant la délibération finale, ce sont des blancs, amis des noirs, qui ont été intimidés par des membres du Ku Klux Klan afin de ne pas donner leur voix à la «cause des Noirs».

De l’autre côté, c’est Ann Atwater, la militante qui défend les noirs et co-présidente du conseil de la charrette, qui s’est rendue à l’hôpital où Claiborne Paul Ellis (dit C.P.), le président du conseil et du Ku Klux Klan ayant son fils frappé d’une pathologie psychosomatique depuis sa tendre enfance, pour réclamer un meilleur traitement à l’enfant contraint de partager sa chambre avec un autre malade.

C’est aussi cette même Ann Atwater qui fait jouer de son influence en demandant de changer le fils de C.P. de chambre. Une demande que C.P., quoique blanc, avait faite sans obtenir de réponse favorable. Si la réaction de C.P. a été de rejeter l’intrusion d’Ann Atwater dans sa vie privée, ce qui peut prendre clairement le sens de la manipulation ou de la séduction, il est indéniable qu’une fois qu’il a senti la sincérité de l’acte d’Ann Atwater, cet «événement» l’a touché et l’a transformé.

C’est dans cette transformation que la rencontre devient «événmentiale». C’est-à-dire qu’elle crée une ouverture dans l’ordre du temps qui fait que le présent est devenu gros d’avenir, de possibles, indépendamment des conditionnements du passé. Cette transformation qui se manifeste par le retrait timide de C.P. du «clan» ne cesse de produire un travail intérieur ou intime, par lequel elle prend de plus en plus forme dans la résolution finale de C.P. de ne plus faire partie du «Klan».

C’est au moment de la délibération qu’il est possible de saisir le sens de ce travail, du véritable caractère «évenemential» auquel je viens de me référer. En réalité, on est en présence d’un double travail. D’un côté, la femme de C.P. pour témoigner ses reconnaissances à Atwater s’est rendue chez elle apportant un pot de confiture. C’est le moment au cours duquel les deux femmes prennent ensemble du thé, sur la même table, qui fait office du terrain de partage, de l’espace partagé pour la parole réciproque, le récit de soi, qui devient l’écho de soi et de l’autre.

Le court récit que la femme du C.P. fait à Atwater de son mari n’est qu’un moment où les expériences vécues, les histoires se retentissent, se mêlent en résonance. Chacune des séquences des récits de soi est en écho dans les expériences de l’autre. Quelque chose se tisse autour de la table — loin d’être le «bò tab», qui a été un lieu de «chire pit», sur la table —, un lien s’est noué entre les deux femmes, entre les deux familles.

La suite peut être facilement devinée. Pas tout à fait. Il est difficile de prévoir que C.P., bien qu’il ait été touché par la générosité d’Atwater, aille changer de camp. En plus qu’il a reçu la veille du «Klan» une grande distinction pour son travail opiniâtre. En revanche, personne ne pourrait se représenter que la blanche, intimidée quelques jours auparavant, ne votasse pas en faveur de la cohabitation des noirs et des blancs. Finalement, c’est C.P., à la surprise générale, qui a départagé les deux camps et a permis à la position des noirs d’être majoritaire.

Le discours de justification de C.P. importe à plus d’un titre, il montre l’alchimie qu’a produit la solidarité d’Atwater, qui lui a permis de voir la possibilité d’une autre forme de communauté, celle qui ne se fonde pas sur la «race» ou la couleur de la peau, mais plutôt sur l’écoute, la sympathie, la générosité qui sont autant de valeurs de la culture de l’humain. C’est une conversion du regard, une ouverture à une autre communauté possible qui n’enferme plus désormais l’humanité dans les bornes de la communauté de sang, mais sur l’institution de sentiment d’humanité, de l’entraide.

De la communauté d’intérêt de race, C.P. a compris que la communauté fondamentale est celle qui est établie sur les valeurs humaines, sur les valeurs qui instituent la préservation heureuse de l’humain en tout homme. Quand le regard porte sur l’homme, sur l’humain, quelque chose de la sympathie résonne et porte à comprendre les peines de l’autre, non en tant qu’il est de son groupe d’intérêt qui se révèle souvent une simple étiquette, mais comme présence à soi qui interpelle par sa présence et ouvre un halo éthique que rayonne toute présence humaine.

Quand le regard porte sur l’homme, sur l’humain, quelque chose de la sympathie résonne et porte à comprendre les peines de l’autre…

Dans cette perspective, la présence n’est plus une interpellation à discuter, puisque dans la discussion il est possible d’intégrer toutes les «stratégies» possibles pour gagner (Habermas), mais à s’écouter comme être, comme être de chair et de sang, habité par le même besoin éthique de sens, de se sentir présent dans la présence de l’autre. Et de pouvoir le lui rendre avec la même grâce ce sentiment d’être présence en sa présence.

Ce chiasme de ma présence dans la présence d’autrui et de sa présence dans ma présence, tel est ce que j’appelle la rencontre de la commune condition humaine. Elle est faite de fragilité, de combat, de conviction, de compassion ou d’écoute, surtout du refus catégorique de réduire la présence en momie.

C.P. a voté en faveur des noirs. Par cet événement, il a changé la réalité de la communauté de la Caroline du Nord, il a insinué le possible d’une nouvelle communauté faite de cohabitation de noirs et de blancs : une communauté plus étendue avec une large espérance ou perspective aux citoyens. Mais par ce vote, il s’est attiré l’agression de ses compagnons de lutte, ses pairs par la «race».

Très vite la communauté s’inverse, et annonce la nouvelle configuration de la nouvelle communauté, non fondée sur la biologie du sang, mais l’idéal de justice, de respect, de dignité et de solidarité au nom de l’humaine condition. C.P., abandonné par les blancs qui refusent de faire le plein à sa station de service, est sauvé de la faillite par les noirs. Ils sont venus à lui, non parce qu’il était blanc, mais parce qu’il s’est montré capable de rencontrer l’humain par-delà les différences.

Quand la rencontre se fonde sur l’humain, on ne peut pas avoir peur des différences qui ne sont que des étiquettes sociales à produire du confort égoïste. Quand la rencontre prend l’humain en charge elle fait naître soudainement une joie imprévisible et contagieuse. Chose impensable. Tel est l’«événemential» de l’événement, ce qui fait que l’événement ne soit pas seulement rupture, mais promesse voyeuse de possibles. De la communauté de «race», une communauté humaine, faite de noirs et de blancs, s’institue. «The best of enemies» est une politique heureuse de l’inimitié.

Inimitié, mauvaise foi et fermeture sur le toucher de la rencontre

S’il y a quelque chose qui s’apparenterait à la «conviction» dans l’inimitié, c’est le refus de discuter de sa «conviction». Le racisme, la conviction quasi religieuse de la supériorité ou la suprématie de la «race» blanche sur les autres, plus précisément sur la «race» noire, a produit des professions de foi qui lient foi religieuse et conviction idéologique.

Toutes les deux, foi religieuse et conviction idéologique, prennent racine dans l’affectivité profonde, le besoin existentiel de s’accrocher à quelque chose, aussi accessoire soit-il, mais qui assure un sentiment d’être meilleur, un sentiment de distinction, qui manifeste une passion d’être, une persévérance dans l’être.

Toute persévérance dans l’être doit s’entendre comme souci d’être mieux ou meilleur par comparaison aux autres. Cette passion d’être dans l’être est la source de cet attachement à certaines visions du monde, à la hiérarchisation des êtres en général et des êtres humains en particulier. Par son travail de hiérarchisation, d’exclusion et de domination, elle réduit la richesse des perspectives sur le monde.

Tel est le constat que la phénoménologie attentive aux histoires de vie dans la constitution des personnalités permet de faire de C.P., avec lui, l’ensemble des blancs qui se battent pour conserver ce qu’ils ont obtenu d’un système qu’ils ont construit à leur mesure et pour assoir leur domination et justifier leur suprématie postulée à grands coups de traité d’anthropologie nourrie de mythologie du péché, de théologie de la mission salvatrice, de théologie et de philosophie de l’histoire.

S’il y a quelque chose qui s’apparenterait à la «conviction» dans l’inimitié, c’est le refus de discuter de sa «conviction».

Dans ce système socio-politique, juridico-administratif, le noir est en marge. Sa marginalisation n’est pas un accident du système économique qui met en place le dispositif de l’exploitation de son corps infériorisé, mais un élément du dispositif philosophico-théologique qui a fourni le cadre symbolique de son infériorisation et de l’enrichissement du blanc. Il ne s’agit pas d’une simple affaire de «système social», qui n’est que la mise en œuvre d’une vision du monde, d’une «weltanschauung».

La «weltanschauung» est une représentation qui institue un ordre où chacun semble être à la place qui lui convient. Elle est une construction intellectuelle et mythologique qui a fini par prendre l’aspect d’une structure naturelle afin d’écarter sa mise en question, sa déconstruction.

Les noirs ont été pris dans le piège de la vision du monde des blancs, qui a été entretenue par trois facteurs fondamentaux qui ont conforté le discours technoscientifique. Le premier facteur concerne la mythologie judéo-chrétienne qui s’est constituée avec le triomphe du christianisme au début de notre ère, à la chute de l’Empire romain.

La mythologie du péché et son pendant pseudo-conceptuel de «péché originel» qui lui apporte un contenu génétique et historique devient le paradigme théologique de la vision éthique de l’histoire, comme l’ordre du mouvement vers le salut ou le progrès. C’est là la source de la vision du monde christiano-occidentale. Elle prend d’abord la forme de théologie de l’histoire, le discours du salut par la rédemption chrétienne. L’humanité empoissonnée dès le début par le péché est incapable de se sauver de la chute ou du mal. Seule l’intervention de Jésus-Christ, le sauveur, est susceptible de sortir l’humanité de ce bourbier originel.

Lire aussi : Jésus aurait fait quoi s’il était à la tête d’Haïti ?

Par l’entremise du Christ, tous les chrétiens, missionnés à ce travail, sont en mesure d’aider l’humanité à se sauver. C’est le sens de la théologie chrétienne de l’histoire dont la philosophie de l’histoire ne représente, à bien des égards, qu’une version laïcisée ou remaniée sans changer la structure globale d’une origine bestialisée à un avenir divinisé. Théologie chrétienne et philosophie de l’histoire déploient l’histoire sur un vecteur linéaire et mélioratif ou progressif. Du même coup, ayant rapport au récit, elles proposent les éléments fondamentaux de l’identité européenne blanche, investie d’une supériorité divine, d’une mission de salut à entreprendre de gré ou de force.

Le racisme, particulièrement compris comme relation hiérarchisée et infériorisant, se nourrit de ce double grand récit de la théologie chrétienne et de la philosophie de l’histoire. L’humanité noire, dans cette économie globale, dans cette symbolique globale, a été reléguée au rang de la «race» inférieure.

Certains philosophes, bien installés dans l’imaginaire judéo-chrétien du noir et du salut, s’en sont allés à nier l’humanité aux noirs. À force d’histoires et d’expériences concrètes de domination, les blancs ont fini par développer, en devenant une seconde nature, la conviction qu’ils sont «supérieurs», et les noirs «inférieurs». En conséquence, les noirs n’étant pas égaux aux blancs se sont trouvés en face du refus de ceux-ci qui leur refusent toute vie digne ou décente. Ainsi ont-ils été exclus de toutes les formes de vie digne. Ils ont dû se battre pour obtenir ce qui revient à tous les membres de la communauté politique.

En survol, telle est la vision du monde, qui a rendu possible la politique blanche de la maltraitance, du mépris, de l’exclusion et de l’infériorisation des noirs. Cette vision du monde construite par les blancs ne manque pas d’être duel et dual : le monde blanc est divisé en «nous», les blancs, bons, beaux, justes et vrais et «eux», mauvais, faux, «barbares», etc. Toute l’organisation sociale, politique, économique et culturelle porte l’empreinte de ce dualisme inscrit avant tout dans l’ordre discursif du monde. Ann Atwater et ses compagnons noirs, en se battant pour la cohabitation des écoliers noirs et blancs, se sont battus contre cet ordre du monde, contre ce monde. C’est ce qui explique la résistance des blancs. Un monde s’effondre. Un confort se défait.

Ann Atwater et ses compagnons noirs, en se battant pour la cohabitation des écoliers noirs et blancs, se sont battus contre cet ordre du monde, contre ce monde.

D’entrée de jeu, elle accompagne une jeune mère qui élève seule trois enfants. Dans cette situation difficile, puisqu’elle vit sans eau ni électricité, elle voit le propriétaire augmenter le prix du loyer. Plusieurs centaines de déclarations vont dans ce sens, et font toutes état du mauvais état des logements, de l’augmentation de toutes sortes auxquelles sont exposés les noirs.

Le paradoxe est que les noirs vont à des organisations de défense, aux institutions publiques dirigées par des blancs, pour se plaindre et exiger justice. C’est comme demander réparation à son bourreau qui devient juge. Cette formule décrit bien la figure du gouverneur, membre du Ku Klux Klan et homme d’État.

Les noirs sont pris dans l’engrenage d’un cercle vicieux, d’une toile d’araignée. Partout où ils vont, ils sont déjà pris au fil du dispositif qui entrave les possibilités d’obtenir gain de cause. Ce cercle vicieux se manifeste par le fait qu’Atwater ne cesse de tourner en rond. Mais quel courage, quelle contre-conviction s’est-elle nourrie pour arriver à se forger une position propre contre le racisme et ses formes d’injustice ou d’exclusion ! Seul le sentiment d’égalité peut rendre possible ce hiatus et faire advenir la vie politique.

Le paradoxe est que les noirs vont à des organisations de défense, aux institutions publiques dirigées par des blancs, pour se plaindre et exiger justice. C’est comme demander réparation à son bourreau qui devient juge.

Convaincue de l’égale dignité qui marque les hommes, Atwater s’insurge, conteste et tend à se battre pour le faire inscrire dans la vie des institutions et les pratiques des citoyens. Cette conviction révolutionnaire d’une noire est vue à l’œuvre suite à l’incendie qui a consumé une bonne partie de l’établissement scolaire que fréquentent les enfants noirs. C’est aussi l’occasion de voir se manifester la vision du monde qu’est en train de briser l’opiniâtreté d’Atwater.

L’incendie de l’école a suscité une question, qui ébranle déjà l’ossature du dispositif sociopolitique et économique d’exclusion des noirs de l’État de la Caroline du Nord : où va-t-on affecter les écoliers noirs sans établissement scolaire ? La réponse, en réalité, pourrait être simple. Les noirs iront, dans l’attente de la réparation de leur établissement, dans les écoles des enfants blancs. Ce sera la cohabitation. Un problème simple en apparence s’est révélé complexe et compliqué du fait du système symbolique colonial que sa formulation semble déranger.

Les familles des enfants blancs tombent des nues, la proposition de cohabitation des enfants est irrecevable parce qu’il est impensable depuis la grille racialiste qu’avait mise en place l’esclavage. Elles s’imaginent avec difficulté que leurs enfants peuvent se mettre avec les enfants noirs. Et pour cause, un père blanc s’est inquiété que les blancs et les noirs se mettent à sortir ensemble. Quand l’impensable ou l’inimaginable se dessinent de l’ordre des possibles, la politique naît. Et cette politique, dirait Jacques Rancière, prend la forme de demande de part, qui est aussi l’exigence d’un nouveau «partage du sensible».

Quand l’impensable ou l’inimaginable se dessinent de l’ordre des possibles, la politique naît.

Ce que les noirs demandent n’est que la reconfiguration de la textualité, de la forme de symbolisation, du «montage» de la société en insérant cette fois-ci l’égalité entre les blancs et les noirs. La vision du monde qui a façonné l’évidence blanche, l’identité blanche est en passe d’être ébranlée. Les blancs ont du mal à comprendre cette demande de refonder le monde; refondation qui appelle la destruction de leur monde de confort, de privilège pour ériger cette fois un véritable monde commun. Toute la mauvaise foi est dans le refus de perdre ce confort.

Il est profondément dérangeant d’abandonner une vision du monde sans résister aux effets désastreux ou catastrophiques que ce changement implique. Eux, les blancs, qui ont vécu avec le sentiment d’évidence qu’ils sont supérieurs aux noirs doivent cohabiter avec les noirs. Quelle vision du monde une telle expérience rend-elle possible ? Quelles grammaire ou syntaxe cette expérience obscure permet-elle de mettre en forme intelligible ? Quelle sémantique viendra lui donner sens ?

C’est en réponse à ces questions que la rencontre entre C.P. et Atwater s’impose comme l’événement qui troue la temporalité saturée du monde raciste de la séparation, de l’exclusion en rendant possible une nouvelle temporalité, celle du récit de soi, de l’écoute, de la compassion, de la compréhension et de la solidarité. En pensant que la solidarité est le premier pas vers la nouvelle communauté politique fondée sur la conflictualité assumée et le courage de l’affronter dans l’espérance de la rencontre ou de la sympathie. Mais cette sympathie que j’ai toujours liée à l’écoute qu’est-ce qui la fait advenir ? Qu’est-ce qui la rend possible et la dresse au rang d’un événement politique capital ?

De la sympathie comme écoute de la solitude humaine et du besoin d’être écouté

Que se passe-t-il en vérité dans l’affrontement entre C.P. et Atwater ? Qu’est-ce qui se passe lorsque cet affrontement s’est mué en compréhension et en solidarité réciproques où l’érection d’un terrain tiers, celui de l’entente, qui n’est ni aux blancs ni celui que les blancs avaient réservé aux noirs ? Qu’est-ce qui fait surgir cet espace tiers, ce mi-lieu, pour l’émergence d’un authentique nous, ni noir ni blanc, d’un nous humain, d’une montée de l’humanité ni noire ni blanche en généralité, en ordre de communauté élargie et partagée ? Qu’est-ce qui fait surgir ce monde commun de blancs et de noirs ?

La réponse à cette dernière question est à trouver dans deux méthodes, solidaires l’une à l’autre. C’est leur solidarité réciproque qui donne lieu à une politique de l’amitié ou de l’humanité. Leur dé-solidarisation au début, dans l’affrontement autour de pseudo-valeurs de «race», avait conduit, au contraire, à la politique de l’inimitié, celle de l’«ennemi-ami», qui s’est déployée à partir de la rationalité de la mise à l’écart, de la mise à mort ou de l’assassinat. Cette politique s’inspire de la logique économique de la concurrence, du profit, du gain, qui rend sourd aux appels de l’autre, qui rend impossible le silence à soi depuis l’accueil de l’autre.

La générosité d’Atwater à l’égard de ce C.P. met à jour, d’une part, la fragilité que C.P. a cherché à cacher et qui a probablement joué un rôle déterminant dans sa manière abrupte d’être avec les autres. La fragilité non assumée, non accueillie est souvent source de mise en scène de soi comme être fort, rigoureux, voire intransigeant. En revanche, l’intransigeance peut être comprise comme la réplique au refus de compassion de l’autre nous laissant avec notre souffrance, notre faiblesse, notre fragilité qui ne demande qu’une attention compatissante, compréhensive, généreuse et nécessairement sincère.

La fragilité non assumée, non accueillie est souvent source de mise en scène de soi comme être fort, rigoureux, voire intransigeant.

La sincérité fait que l’écoute, l’accueil soient perçus comme non-stratégie ou non-manipulation, mais comme invitation à prendre place dans la présence d’autrui, à être accepté dans ses fêlures, dans sa tristesse, dans son impuissance et son «tremblement».

Le coup de génie du réalisateur (ou de l’écrivain) est de trouver cette grâce par laquelle Atwater, dépouillée de tout ressentiment, de toute haine s’ouvre depuis sa misère de noire, de femme noire et se donne en toute sincérité. Elle se donne sans condition. Elle s’approche de la misère propre de C.P. et se donne sans condition. C’est peut-être cette présence nue, dépouillée qui déstabilise et force C.P. à refuser dans un premier temps. Comment ne pas être touché en même temps par cette présence gracieuse, cette faveur qui serait imméritée ?

Le propre de l’événement est de produire ce paradoxe. Il transfigure la relation d’inimitié de C.P. en sympathie, en reconnaissance, en cette conscience encore vague d’un sentir commun, celui de la compassion, celui qui n’a plus besoin de mot pour atteindre, le sentir-d’être-avec-autrui. Serait-ce cela la politesse ? N’être ni trop envahissant, ni trop distant, ni trop près ni trop éloigné, juste la chaleur suffisante pour que la présence puisse toucher et compter désormais.

La politesse c’est savoir se présenter tout en caressant l’autre de sa propre présence qui ne se sent pas gênée de sa nudité affective. Elle est ouverture sans absorption, ouverture et attente. Atwater a été très polie. Elle s’est effacée tout en s’ouvrant, tout en étant présente à la présence souffrante de C.P. ; elle s’est ouverte tout en s’effaçant à la pudeur de C.P. qu’elle laisse se présenter dans son orgueil, dans sa virilité de père qui est appelé à prendre sur soi les charges de la famille.

La politesse c’est savoir se présenter tout en caressant l’autre de sa propre présence qui ne se sent pas gênée de sa nudité affective.

Drôle d’effet que produit cette présence compatissante : l’orgueil de C.P. est vite abattu par la force de la politesse, par la puissance de l’écoute silencieuse qui atteint le nœud de l’humaine condition : désir d’être à l’autre, avec l’autre dans l’humble condition de la fragilité, de la souffrance qui ne demande ni pouvoir ou rapport de force, ni avoir ou appropriation, ce mode d’exister qui s’entête à se remplir non de la présence d’autrui, mais de matérialité encombrante. On veut être tout simplement à l’autre, qui doit nous recevoir ou accepter tout simplement, sans condition.

Chez Rousseau, et à un niveau moindre chez Hume et Smith, la sympathie, ce sentiment de la pitié, celui d’être avec l’autre, ne se présente que sur l’aspect d’un toucher naturel, intuitif, immédiat qui conduit ou porte à l’autre. Ces auteurs, cependant, ont négligé les modes de symbolisation qui enveloppent le sentiment de sympathie et les rapports de pouvoir auxquels ils donnent naissance.

Rapports de pouvoir, domination, «propriété», «distinction», «apparence», «talents» amenuisent dans la vie sociale et politique la force de la sympathie, et réduisent la voie de la conscience qui se perd dans les ratiocinations sociales et exige un nouvel apprentissage à la sympathie supérieure, qui fait appel au jugement. C’est le sentiment d’être avec l’autre renforcé ou maintenu par le jugement de la nécessité existentielle ou social d’être avec l’autre. Sur ce point, Atwater représente un exemple paradigmatique.

Un tel exemple indique que la sympathie ne peut pas être qu’un sentiment de pitié, une intuition que les bruits et fureurs de la vie sociale, faite de conflits, de tensions puissent étouffer. Elle se fait double écoute, celle que l’on entretient avec soi-même et qui permet de se découvrir dans sa capabilité, dans sa force et sa faiblesse, et celle que l’on accorde à l’autre rendant possible la compréhension, le fait de prendre avec soi-même (déjà en auto-écoute) l’autre. En ce sens, la sympathie est davantage écho, résonnance qu’un sentiment universel de l’existence de l’autre.

Un tel exemple indique que la sympathie ne peut pas être qu’un sentiment de pitié, une intuition que les bruits et fureurs de la vie sociale, faite de conflits, de tensions puissent étouffer.

Mais qu’est-ce qui a donné à Atwater cette texture affective qui la rend si disponible en cette situation de tumulte, de conflit, sa propre souffrance qu’elle a su transmuer en leçon de vie ? Elle ne s’est pas morfondue sur son sort de noire Américaine méprisée, humiliée. Elle a su, en revanche, transformer ce que lui a imposé la fournaise du mépris social en promesse d’une autre vie, vie de dignité, de liberté. Par cet ef-fort, Atwater s’est dégagée des complaintes du ressentiment, de la haine qui fait naître souvent la souffrance. Ses expériences propres l’ont rendu disponible pour écouter les souffrances des autres noirs et de C.P. lui-même.

Ce point me conduit à quelques remarques en relation à la situation sociopolitique haïtienne qui fait écho par certains endroits à ce qui se dit. D’abord, la société haïtienne est une société post-esclavagiste, traversée par la même rationalité racialiste. La politique de l’asservissement porte la même intentionnalité raciste d’exclusion au nom des valeurs christiano-occidentales.

Cette situation socio-historique a conduit à la même politique de l’inimitié, cette tendance à écarter l’adversaire du fait de sa position contraire, qui exige par moment une reconfiguration de l’humanité au nom de laquelle une certaine politique se met en place en abandonnant au désespoir d’autres groupes, méprisés, appauvris, et laissés pour compte. Donc, comme l’État de la Caroline du Nord, la société haïtienne est mue par une politique prise dans l’imaginaire colonial et produit un ordre de partage entre les «mulâtrisés» qui s’emparent de toutes les richesses collectives au nom de leur inscription dans les valeurs coloniales de savoir ou de sang.

La politique de l’asservissement porte la même intentionnalité raciste d’exclusion au nom des valeurs christiano-occidentales.

La situation haïtienne comme celle de la Caroline du Nord est tissée de haine, de mise à mort, de manque d’écoute ou de compassion. Je dirai que cette situation ainsi décrite révèle en même temps l’expérience d’une souffrance qui n’a pas su se transfigurer.

Autrement dit, les Haïtiens, malgré leur grande souffrance historique, leur détresse actuelle, n’ont pas su tirer les leçons de leur souffrance, s’épurer à l’épreuve des humiliations internationales, des incartades nationales. Souvent, ils se morfondent en se lamentant et cherchent des boucs émissaires, qu’ils trouvent en eux-mêmes sans pouvoir se dépasser. Courbés sous le poids de leur propre désespérance, ils sont devenus leurs propres bourreaux, leurs propres tortionnaires. La politique prend alors la forme d’un jeu massacre.

Aucun des acteurs de la politique haïtienne ne présente le profil d’Atwater. Le profil de celui qui, pour avoir su transfigurer ses misères quotidiennes en espérance, parviendrait à s’ouvrir, écouter et tenter de produire un déclic, un décentrement, la seule condition du «dialogue».

Aucun acteur de cette politique ne parvient à se dépasser, telle Atwater, pour offrir aux autres le miroir reflétant leur misère, leur pauvreté éthique, lequel reflet serait le moment de l’expérience de la sympathie, de l’écoute. Existe-t-il une écoute haïtienne, une culture haïtienne de l’écoute ? Comment aurait-elle pu exister quand les acteurs ne font que s’occuper de leur pauvre personne, de leur personne ratatinée par la mesquinerie de l’enrichissement, du sauve-qui-peut, du chacun-pour-soi, par la honte de soi, la douleur de l’indifférence de l’autre (du blanc) à cette fragilité indicible, qui ne cesse de tarauder les affectivités meurtries depuis la cale des Négriers ?

La situation haïtienne comme celle de la Caroline du Nord est tissée de haine, de mise à mort, de manque d’écoute ou de compassion.

Atwater s’est échappée à quelque chose de tragique constituant le nœud structurel du problème haïtien. Elle porte un élan vers l’être qui lui a permis de n’être pas l’«esclave de l’esclavage» en se rompant de la lamentation, de l’impuissance d’agir, d’être avec les autres au profit du commun, de savoir conjuguer son intérêt à l’intérêt général, instituer un espace commun, celui où les affectivités souffrantes sont travaillées par l’ouverture à soi et aux autres vers une perspective plus rassurante, celle de la durée de la sympathie, de l’écoute qui se mettra en place dans les politiques sociales, dans les formes d’intégration des citoyens les plus vulnérables.

Quelles leçons tirées de ce film sur la condition des noirs dans l’État de la Caroline du Nord ?

D’abord, il devient un impératif de comprendre les lieux de formation sociale, historique et politique de ses souffrances. Atwater est une militante consciente de ses mémoires et de celles de son groupe ethno-historique. Elle a compris que la situation présente à laquelle font face les noirs n’est pas une fatalité. Il n’y a pas de fatalité historique : vu que l’histoire est faite de liberté humaine. Atwater a compris que la situation présente est l’effet d’une institution mise en place depuis quelque temps et qui s’impose de plus en plus en réduisant les marges d’émancipation des noirs. Elle a su tirer les leçons de tous ceux qui ont lutté avant elle. Elle a su mobiliser cette mémoire pour comprendre qu’en fin de compte l’affrontement brutal que les blancs livrent aux noirs n’a pas d’issue importante. Du moins, elle a compris que la lutte ne doit pas oblitérer l’écoute, interdire le partage du sens de l’humain, sentir la souffrance qui se dit dans les brutalités des blancs.

Ensuite, cette écoute ne doit pas être feinte, simulée afin d’attirer la pitié. Ce doit être une écoute sincère, une com-passion ouverte qui désarme l’autre dans son encrage le plus égocentrique. Ouvrir cette béance chaleureuse à l’autre qui a toujours froid, qui est toujours en besoin de la chaleureuse présence de l’autre, qui le met en sécurité. En effet, ce que cette présence disponible inspire n’est autre que le sentiment que la sécurité vient de l’autre. Mais c’est celui ou celle qui aurait découvert ce principe qui est appelé à faire le premier pas. Le pas événemential qui ouvre la vie sociale, politique vers les possibles du vivre-ensemble autrement ayant comme idéalité, l’humain. Une rencontre qui n’enrichit pas en nous le sentiment ou l’idée d’humanité, qui ne présente pas cette idée sur un aspect plus large, n’est pas une rencontre. Elle aurait raté son destin, une vue plus grande de l’humanité. Atwater a ouvert la brèche qui a conduit à l’esquisse d’une nouvelle communauté qui ne se caractérise plus par des attributs accessoires de sang, de couleur épidermique, mais par la commune souffrance qui appelle la commune solidarité, la disponibilité et l’écoute. Mais tous sur le fond du silence à soi, ou de l’apprivoisement de ses propres souffrances.

Enfin, toute communauté politique est un apprentissage à l’écoute de l’humaine condition : sécuriser quiconque de la fragilité d’être. En sécurisant C.P. Atwater a rendu possible la communauté de plus grande sécurité, puisqu’elle est désormais constituée d’un idéal plus grand. Les lignes de fracture disparaissent, l’idéal de la communauté s’étend.

Atwater est une militante consciente de ses mémoires et de celles de son groupe ethno-historique. Elle a compris que la situation présente à laquelle font face les noirs n’est pas une fatalité.

Un aspect mérite d’être isolé pour mettre l’emphase sur son importance cardinale dans l’institution de ce commun plus grand que les autres communs. Il s’agit de penser la force poïétique et politique du récit qui contient à la fois la présence à autrui, l’écoute d’autrui, la compassion et le retrait de soi.

C’est sur la table où se sont trouvées les deux femmes que se tisse cette communauté à venir. Certes, il est aussi important de souligner que cette communauté ne peut venir que de la participation des femmes. Il s’agit d’une autre question qui méritera d’être creusée tout en mettant en relief la force sympathique des femmes, de sa grande capacité d’écoute et d’encaissement.

Atwater se présente ici sur la double figure de la conception et de l’enfantement, deux catégories qui se lient à l’espoir. Plus que l’espoir, elle semble davantage présenter la vérité de l’humanité. Ses souffrances historiques, les humiliations sociales auxquelles elle fait face ne l’ont pas empêchée d’espérer et de se battre pour la vie digne, contre le dispositif bestialisant en montrant qu’un autre monde est possible. La vérité de l’homme n’est pas son présent empêtré de soucis qui lui enlèvent l’espérance. Cette vérité est le sentiment du possible qui ouvre les perspectives d’avenir, revitalise l’énergie résiliente de la créativité. Atwater symbolise cette force créatrice d’une humanité nouvelle. En effet, elle a rendu possible par cette force le monde commun, un visage plus apaisé de l’humanité.

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En recensant ces quatre aspects pour réinvestir la politique de sa vocation à l’institution de la communauté capable d’assurer l’expérience de l’humanité élargie, je me propose de suggérer quelques sentiers qui doivent être tracés dans la société haïtienne.

Premièrement, on est contraint de restituer une mémoire assumée de l’esclavage et de ses conséquences néfastes dans la constitution anthropologique, sociale et politique de la société haïtienne. L’esclavage a laissé un traumatisme fondamental à la subjectivité haïtienne, qui la rend impuissante à construire du commun, inapte à l’expérience politique de l’institution de l’humain.

Deuxièmement, la mémoire de l’esclavage devient un passage obligé dans la reconstitution de la mémoire commune, qui découlera de la mise en récit des mémoires de groupes. Cette mise en récit est un préalable à un espace commun d’échange et une disponibilité à laisser être chacun et écouter les expériences qui lient les uns aux autres. Atwater et la femme de C.P. ne se sont pas amusées à s’accuser l’une l’autre. C’est l’occasion de faire l’expérience de l’écoute, de la sympathie et inaugurer une nouvelle figure de l’humain, celle de l’humaine fragilité, qui caractérise le destin haïtien. La fragilité existentielle fondamentale et les fragilités environnementales, climatiques, sismiques, sanitaires, etc.

Enfin, troisièmement, il faudra fonder la politique non sur le mépris racialiste hérité de l’esclavage qui lie pouvoir, «race» et bien-être, mais sur l’humain, considéré comme tendance fondamentale à vivre de la présence sincère de l’autre, de son écoute comme disposition à le laisser être pour lui-même. Donc, il faut cesser les pratiques de bestialisation qui ne sont que les conséquences d’une vision du monde assise sur la différenciation, la domination et la perte de l’humain.

«The best of enemies» est une excellente invitation à penser autrement l’adversité politique. Il permet de comprendre que la lutte politique implique la présence de l’autre et que sa finalité est de parvenir à faire émerger une expérience supérieure de l’humain. Tel est le défi éthique majeur auquel doivent faire face les Haïtiens, s’ils veulent sortir de ce bourbier qui les engloutit dans l’inhumain, bref la bêtise. 

Dr. Edelyn Dorismond

Professeur de philosophie au Campus Henry Christophe de Limonade — UEH | Directeur du comité scientifique de CAEC


Visionnez notre émission « Chita Pale » avec le Dr. Edelyn Dorismond en avril 2023, où il propose une lecture éclairée de la réalité socio-politique du pays :


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