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La ville du Cap-Haitien plongée dans le noir depuis six mois

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Pourquoi ? La pénurie de carburant n’est pas la seule réponse

Le centre-ville du Cap-Haitïen serait plongé dans le noir total depuis le mois de mars, si l’éclairage dépendait uniquement de l’Electricité d’Haïti. Cela fait près de quatre mois qu’aucune ampoule n’est allumée grâce à la compagnie publique. Les festivités du carnaval ont été pour beaucoup la dernière fois qu’ils ont vu le courant chez eux. Les quartiers avoisinants vivent dans le noir depuis bien plus longtemps.

A la base du problème, un simple manque de carburant, assurent les responsables. A cause de la centralisation des commandes de produits pétroliers, toute cargaison d’essence passe par Port-au-Prince. C’est de la capitale que viennent les camions-citernes qui acheminent l’essence vers les villes de province, notamment le Cap-Haïtien. Selon le directeur sortant de l’EDH du nord, Numa Jean Mara, une commande a été placée depuis des mois. On l’attend encore. « Toutes les démarches ont été faites, dit-il. On attend les fournisseurs. A ce qu’il parait il y avait un problème de diesel, parce que c’est ce carburant que les moteurs utilisent. »

Dieudonné Germius, délégué du syndicat de l’EDH dans le Nord, confirme cette commande de carburant, mais il ne connaît pas la quantité exacte.  Des mois après, quelle que soit la quantité, rien ne vient et les explications ne sont pas claires sur le partage des torts. La plupart des personnes interrogées renvoient la responsabilité au gouvernement, qui ne fait aucun effort pour résoudre le problème. John Ambroise, directeur fraîchement nommé à la tête de l’EDH du département du Nord, n’a pas voulu accorder d’entretien pour l’instant, nous renvoyant à l’administration qu’il remplace, et à la direction générale de l’EDH.

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Pour réclamer cette lumière tant attendue, des citoyens ont organisé des marches et des sit-in. Adrien Pascal, ancien candidat à la Chambre des députés pour la commune du Cap-Haitien, est l’un des organisateurs de ces activités. Lui, il ne croit pas trop aux multiples promesses que font les autorités. Après plusieurs mois dans le noir, la confiance s’érode. « Presque tous les jours je passe des appels pour savoir s’il y a du nouveau, c’est le statu quo », déplore-t-il. Dans une vidéo publiée sur Facebook, pour sensibiliser à cette pénurie de courant, Adrien Pascal montrait la direction centrale de l’EDH elle-même dans le noir, pendant la nuit. Comme un symbole.

Pour les entrepreneurs aussi, le naufrage de l’EDH est un coup dur.

La commande de carburant dont parle le directeur sortant, en plus, ne viendrait résoudre qu’une partie du problème. Les quelques milliers de gallons commandés ne pourront pas alimenter les différentes stations de l’EDh pendant plus d’un mois, même en rationnant. C’est ce que prédit le délégué syndical Germius. « Un seul moteur peut consommer près de 300 gallons de carburant par jour », assure-t-il.

D’un autre côté, le centre-ville n’est pas la ville. Celle-ci s’étend jusqu’aux quartiers de Madeline, sur la route nationale #3, du Haut-du-Cap, route nationale #1, et de la Bande du Nord. L’électricité fournie par le nouvel arrivage risque de continuer à fuir ces zones. « Ces quartiers n’avaient déjà pas d’électricité. Certains n’ont pas vu de courant depuis plus d’un an. Le Cap-Haïtien a toujours eu des problèmes de courant, mais comme le centre-ville recevait quand même quelques heures d’éclairage, le problème était mis de côté. »

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Entretemps, chaque foyer essaie tant bien que mal de se mettre au solaire. Quand l’État ne remplit pas sa part, les citoyens se débrouillent. Seldjinie Saint Jean vit à Madeline, à une dizaine de minutes du centre-ville. L’électricité de la compagnie de l’Etat ne lui dit rien. Il y a longtemps qu’elle ne l’a pas vue. Depuis trois ans exactement. « J’ai investi pendant ces trois ans dans des panneaux solaires et des batteries. Comme tout le quartier n’a pas de courant, je propose des services de recharge, et je vends des boissons glacées. Mais je rêve du jour où l’électricité sera rétablie ici ».

Pour les entrepreneurs aussi, le naufrage de l’EDH est un coup dur. Les dépenses en énergie sont importantes. Katie-Flore Fils-Aimé, propriétaire d’une entreprise de nettoyage, se plaint d’être contrainte d’avoir deux sources alternatives d’énergie. « Déjà la ville manquait de courant, mais maintenant en plus de ce problème, il n’y a pas assez de carburant. Je suis obligée d’acheter du carburant à 800 gourdes le gallon, et pour fonctionner, le bureau consomme cinq gallons par jour.»

Dans le cadre d’un accord tripartite entre Haïti, Cuba et le Venezuela, une centrale électrique a été installée au Cap-Haïtien en 2007. D’une capacité d’environ 15 Mégawatts, elle n’est jamais parvenue à délivrer ce qu’on attendait d’elle. Dès sa mise en marche en 2008, elle était censée fournir seize heures d’électricité, jusqu’aux communes de Limonade et de Milot, où se trouve le parc national historique, composé du palais Sans Souci et de la citadelle.

Surpassés par la demande, les huit moteurs de 1.7 MW ont aussi pris un coup de vieux et demandent une vraie maintenance. Une autre centrale située à Sainte-Philomène, pas loin de la Barrière-Bouteille, existe aussi. Cette centrale vétuste a également besoin de maintenance, mais un autre problème plus important l’affecte. « Les moteurs ne sont pas synchronisés, déplore Dieudonné Germius. Ils n’arrivent pas à fonctionner ensemble pour donner du courant au même moment. Et en plus ce sont des moteurs qui ont été refaits, qui ne sont plus tous neufs.»

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Certaines régions de l’arrondissement du Cap-Haïtien sont alimentées par une autre centrale hydro-électrique, qui se trouve à la Grande-Rivière du Nord. Mais elle ne dispose que 800 Kilowatts, et lors des saisons non pluvieuses, elle peine à fonctionner.

En 2020, dans le département du Nord-Est, la centrale de Caracol a été construite. C’était un grand espoir pour les habitants du Cap-Haïtien, qui croyaient que cette nouvelle unité allait s’associer à celles qui existaient déjà, pour fournir du courant au Nord-Est et au Nord. Des années plus tard, les lumières de Caracol s’arrêtent à Limonade, commune du Cap-Haïtien, mais située à une trentaine de minutes en voiture depuis le centre de la ville.

Dieudonné Germius croit que la meilleure façon de résoudre le problème est de retourner au mazout

Le projet aurait le potentiel qu’il faut pour pousser la ligne d’électrification encore plus loin, mais à en croire Germius, ce n’est pas demain la veille. Le parc de Caracol semble plutôt se tourner vers d’autres localités dans le Nord-Est.

Dieudonné Germius croit que la meilleure façon de résoudre le problème est de retourner au mazout, carburant que la ville utilisait beaucoup il n’y a pas longtemps. « Pour la même quantité de mazout et de diesel, le mazout fournit de l’électricité pendant plus de temps, dit-il. Et les moteurs sont faits de telle sorte qu’ils peuvent utiliser les deux. »

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Mais aussi, et cette opinion est encore plus partagée, la centralisation du stockage des carburants doit cesser. Pour Emile Eyma Jr, président de la société d’histoire et de protection du patrimoine de la ville du Cap-Haitien, c’est une question stratégique. « Cela ne fait pas de sens qu’une seule ville du pays soit autorisée à recevoir des bateaux d’essence, dit-il. Pour un pays, cela n’est pas normal. Qu’arrivera-t-il si une catastrophe se produit, et détruit ces capacités de stockage ?», se questionne Emile Eyma Jr.

Jusque dans les années 1970, la ville du Cap-Haitien recevait des cargaisons d’essence. « Il y a jusqu’à présent les vestiges des pipelines qu’on utilisait, dit-il. Les bateaux n’accostaient pas, mais ils pouvaient déverser leur cargaison dans un pipeline qui l’acheminait dans un espace de stockage. A la baie de Fort-Liberté également, il y a des citernes qui servaient à cela, mais elles ne sont plus en état. »

Toutefois, à l’époque, précise le sociologue qui connaît bien l’histoire de la ville, c’étaient de petits bateaux qui assuraient ce transport. Ils ne sont plus en service. Le mieux est donc de développer les capacités de stockage des villes de province, et de constituer des réserves stratégiques de carburant, pour les périodes de rareté.

Photo de couverture : E.D.H. centrale électrique. Gerard Maxineau


Journaliste. Éditeur à AyiboPost. Juste un humain qui questionne ses origines, sa place, sa route et sa destination. Surtout sa destination.

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