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La jeune fille de Martissant

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Sept hommes lui font subir les pires sévices de toute sa vie. Elle vit avec une infection aigüe, incapable de se soigner faute d’argent. Sara n’a que dix-neuf ans

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Il était deux heures de l’après-midi quand sept hommes font irruption dans la chambre de Sara à Cité de l’Éternel.

Encagoulés et lourdement armés, les bandits explosent la porte d’entrée, envahissent la petite maison et entament une fouille minutieuse de ses deux seules pièces, dans le quartier défavorisé de Martissant au sud de Port-au-Prince.

« Où avez-vous caché l’argent », rugit l’un d’entre eux, alors que les autres hurlent tels des forcenés en fouillant les quelques rares meubles de l’espace.

La jeune fille de dix-neuf ans panique. Sa mère s’est rendue au marché, la laissant s’occuper d’un enfant de cinq ans. Elle ne se fait aucune illusion : « J’ai pensé qu’ils allaient me tuer ».

Les recherches tardaient à porter fruit quand Sara entend l’invective : « Madan Chrisla ». Cette injure généralement proférée par les gangs du Village de Dieu accuse les femmes qui habitent des territoires contrôlés par Chrisla d’être de mêche avec le criminel notoire.

« Le viol collectif est aujourd’hui presque normalisé dans ces quartiers sous l’emprise des bandits », déclare Marie Rosy Auguste.

Immédiatement, six des bandits s’alignent. Ils feront subir à Sara le pire cauchemar de sa jeune existence. Tout sourire, le septième filma la scène avec son téléphone portable. C’est aussi lui qui demande à ses complices de s’en aller, devant l’abondance des saignements de la jeune fille.

« Le viol collectif est aujourd’hui presque normalisé [dans ces quartiers sous l’emprise des bandits], déclare Marie Rosy Auguste. Aucune considération sur l’âge n’est faite, continue la Responsable de programmes au Réseau national de défense des droits humains. Nous avons enregistré des cas d’enfants, mais aussi de femmes de plus de 60 ans. »

En addition aux maladies sexuellement transmissibles, au rejet des communautés, aux infections aggravées, un autre danger guette les victimes, rapporte Auguste : « Beaucoup d’enfants naissent sans qu’ils aient la possibilité de connaitre leurs pères. »

Des passants à Martissant en juin 2021. Photo: Edris Fortuné

Environ 20 000 deplacés

Depuis environ trois ans, les gangs terrorisent Haïti. Selon des rapports, ces groupes, équipés jusqu’aux dents, contrôlent environ 30 % du territoire. Ils ont mené plus de treize massacres et attaques armées, notamment dans des quartiers opposés au pouvoir en place, selon le RNDDH. 33 femmes et filles rapportent avoir été victimes de viols collectifs. Un décompte largement sous-estimé, puisqu’il s’agit uniquement de cas autodéclarés.

Un conflit intergangs éclaté début juin 2021 dans la zone de Martissant a déjà occasionné la fuite de plus de 15 000 citoyens, selon la mission du Bureau des Nations unies pour la coordination des affaires humanitaires (OCHA). 19 000 réfugiés en tout se répertorient dans la région métropolitaine. Des milliers d’entre eux trouvent repos dans des refuges de fortune, sous-équipés et faiblement approvisionnés.

Dans cet environnement de violence extrême, les femmes et les jeunes filles paient le prix fort. Elles ne trouvent pas de repos au sein des abris provisoires : multiples cas de violences sexuelles y sont répertoriés.

Lire aussi: Pile de cadavres, blessés et terreur, des habitants de Martissant disent l’horreur sur place

Ce mercredi de novembre 2020, plusieurs maisons sont parties en feu en marge d’innombrables scènes horribles d’agressions sexuelles à Cité de l’Éternel. Les secours sont venus, non de la Police nationale d’Haïti, mais d’un gang de Petit Bois.

Depuis ce jour, Sara ne vit plus dans la zone. Mais l’évènement a quitté des traces. Une terrible infection vaginale la foudroie tout de suite après. Elle se rendra à l’hôpital de l’Université d’Etat d’Haïti le mois suivant. Le médecin traitant a exigé des analyses sanguines qu’elle devait effectuer dans un laboratoire qu’il a lui-meme désigné. Cette institution demandait 3 500 gourdes, un montant hors de portée.

Manifestation contre l’insécurité et la dictature le 14 février 2021. Photo : Valérie Baeriswyl

Faute d’avoir pu réunir la somme, la mère de Sara, Léonne, fera les tests à proximité de l’HUEH. Le médecin a refusé de considérer les résultats. Sara se rendra à l’hôpital à nouveau en juin dernier, après des mois passés à vendre des babioles dans les rues. « L’infection persiste encore aujourd’hui, malgré les prescriptions de médicaments », dit Sara, également incapable de se faire opérer au sein, faute d’argent.

Léonne transforme la poussière en gagne-pain depuis la mort de son mari un lundi ordinaire, en mars 2004. La petite famille qui habitait à Pétion-Ville venait de manger. Le papa de Sara chantait et jouait avec son enfant, quand des coups répétés sont entendus dans la porte d’entrée. Des individus armés surgissent dans la maison et arrachent l’homme à sa famille. Ils iront jeter son corps sans vie, étouffé dans son vomi, sur une pile de fatras à proximité du marché de la zone. Aujourd’hui encore, les raisons de ce forfait ne sont pas clairs.

« Faute de moyens, nous nous sommes réfugiés à Bel-Air, puis chez une tante à cité de l’Éternel en 2014, rapporte Sara. J’entends des gens dire que les habitants des quartiers populaires sont tous des bandits, mais c’est faux. Certaines personnes y habitent parce qu’ils n’acceptent pas de faire la descente chez les gens. »

Situation inédite

C’est le prix abordable des loyers à Bel-Air qui a d’ailleurs attiré les sœurs Desroches, originaires du Cap-Haïtien.

23 décembre dernier vers 9 h, des rafales de balles terrorisent le quartier. Desroches, 32 ans, prend ses jambes à son cou, suivie de sa petite sœur de quinze ans. Un homme armé intercepte la mineure en cours de route. Elle reverra sa petite sœur à l’école Armée du Salut de Bel-Air, transformée en camp pour réfugiées de la violence. L’adolescente était venue à Port-au-Prince pour bénéficier du pain de l’éducation. Elle a été brutalement abusée par l’inconnu.

« Envahie par la tristesse, souvent je pleure », dit la mineure, une petite étoile peinte sur le bras avec un crayon bleu, alors qu’elle arbore un t-shirt rose, un bracelet multicolore et de longues tresses.

Des passants font envers elle des gestes d’effroi ! Elle a été atteinte d’un projectile au cou. La balle est ressortie dans son dos. Photo: Widlore Mérancourt

Parfois, la violence parcourt les rues. Mirlaine Dorsaint se souvient du jour : c’était un samedi, en avril dernier. La jeune femme allait acheter des marchandises pour son petit commerce quand de lourdes détonations enclenchent un vent de panique au niveau de Martissant 2A. Déjà mère de deux enfants à 21 ans, Dorsaint cherche un abri. Elle finit de traverser trois corps sans vie quand des passants font envers elle des gestes d’effroi ! Elle a été atteinte d’un projectile au cou. La balle est ressortie dans son dos.

Lire également: Des victimes de « bal mawon » témoignent

Les gangs continuent de semer la terreur dans les quartiers défavorisés comme Martissant, quelques semaines après l’assassinat spectaculaire du président de la République, Jovenel Moïse, dans la chambre à coucher de sa résidence privée à Pèlerin. Les victimes ne trouvent presque aucun support de l’État qui déjà a échoué à assurer leur sécurité.

Enterrement de Jovenel Moïse au Cap-Haitïen, le 23 juillet dernier. Photo : Valérie Baeriswyl

Peterson Antoine collabore avec Rapha International, une ONG travaillant dans la prévention de la traite et des exploitations sexuelles. « Je suis dans l’humanitaire depuis 1994, déclare Antoine. Je n’ai jamais vécu une situation similaire auparavant. »

Rapha accompagne 130 victimes de violences sexuelles de La Saline, Village de Dieu, Cité Soleil et Carrefour Feuilles. Six des survivantes identifiées sont âgées de quatorze ans et la grande majorité des concernées viennent de Martissant. Une vingtaine de familles — parmi elles Dorsaint et  Sara — sont relocalisées ailleurs à Port-au-Prince, aux frais de l’ONG.

« La bourgeoisie et l’État distribuent des armes dans les ghettos, et c’est nous les pauvres qui payons pour cela, tempête Sara. Actuellement, aucune zone en Haïti — riche ou pauvre — n’est mieux que l’autre. On se trouve tous dans l’insécurité. Il faut désarmer les quartiers populaires et offrir du travail aux jeunes. »

Widlore Mérancourt est éditeur en chef d’AyiboPost et contributeur régulier au Washington Post. Il détient une maîtrise en Management des médias de l’Université de Lille et une licence en sciences juridiques. Il a été Content Manager de LoopHaïti.

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