CULTURESOCIÉTÉ

Ce que coûte à l’Haïtien le déficit culturel à l’école

0

«L’élève haïtien ne connait pas la culture de son pays, ce qui rend son apprentissage lacunaire», affirme Jacques Michel Gourgues, docteur en sciences de l’éducation

Read this piece in English

En Haïti, le déficit culturel à l’école contribue à l’abandon scolaire, provoque une perte de connexion entre les générations, compromettant ainsi la cohésion sociale, selon des spécialistes contactés par AyiboPost.

«L’élève haïtien ne connait pas la culture de son pays, ce qui rend son apprentissage lacunaire», déclare Jacques Michel Gourgues, docteur en sciences de l’éducation.

Des composants importants comme la musique, la peinture, la danse et la cuisine haïtiennes, les monuments historiques, les lieux touristiques et mystiques du pays, et d’autres savoirs locaux, qui devraient participer à la construction d’une identité commune et à l’épanouissement de l’apprenant, sont très peu mis en valeur, selon Gourgues.

«Nos origines africaines, par exemple, ne sont pas assez mises en avant dans nos programmes scolaires. Les élèves en connaissent très peu, à part la situation géographique du continent», poursuit le chercheur.

«Tout ceci crée des citoyens détachés de leur propre réalité», souligne à AyiboPost l’auteur du livre intitulé «Les manuels scolaires en Haïti : Outils de la colonialité» sorti en 2016.

Nos origines africaines, par exemple, ne sont pas assez mises en avant dans nos programmes scolaires. Les élèves en connaissent très peu, à part la situation géographique du continent.

La réforme éducative initiée en 1982 par le ministre de l’Éducation nationale de l’époque, Joseph Claude Bernard, met accent sur l’importance de la culture dans la formation de l’apprenant.

Nesmy Manigat, actuel ministre de l’Éducation nationale et de la Formation professionnelle (MENFP), déclare à AyiboPost son ambition de mettre en œuvre des initiatives visant à promouvoir et à valoriser la culture et l’art au sein du système éducatif.

Lire aussi : Nesmy Manigat: «Enterè ekonomik manipile anpil opinyon sou zafè refòm»

L’intégration de nouvelles matières dans les programmes scolaires, la valorisation du créole et la signature de plusieurs protocoles d’entente avec d’autres institutions culturelles font partie de ses démarches.

Mais selon Nesmy Manigat, le ministère fait face à un problème de budget pour recruter des enseignants spécialisés, que ce soit de l’École nationale des arts (ENARTS) ou venant d’autres facultés, pour intégrer le système éducatif.

«Seuls 10 % du budget de l’État est alloué à l’éducation, et la valeur du produit intérieur brut (PIB) allouée à l’éducation est de 1 % seulement», se plaint le titulaire du MENFP.

L’intégration de nouvelles matières dans les programmes scolaires, la valorisation du créole et la signature de plusieurs protocoles d’entente avec d’autres institutions culturelles font partie de ses démarches.

Ces démarches sont louables. C’est l’avis de Jacques-Michel Gourgues. Cependant, dit le professeur, dans un contexte où les portes de centaines d’écoles restent fermées et des milliers d’enfants sont obligés de rester chez eux, les impacts resteront mitigés. «C’est une goutte d’eau dans l’océan », analyse Gourgues.

L’incorporation de la culture dans l’éducation, en tant qu’élément fondamental tant pour l’identité que pour l’épanouissement intellectuel, offrirait une compréhension plus profonde de l’histoire du pays et de ses traditions, tout en formant les élèves à jouer un rôle actif dans le progrès de leur pays, selon les spécialistes.

Lire aussi : Opinyon | Sanble lekòl ayiti pi konsèvatè pase legliz

En 2004, constatant l’insuffisance criante de salles de cinéma dans le pays, la fondation «Mwèm» a inauguré une série d’initiatives dont «Sinema anba zetwal», visant à réaliser des projections cinématographiques dans diverses municipalités et sections communales du pays.

Cette initiative a ensuite évolué vers «Mobi Ciné» au cours des années 2010, tout en préservant son objectif initial. Cette fois-ci, elle s’est étendue aux quartiers populaires, aux établissements scolaires, aux bibliothèques et centres culturels dédiés à la jeunesse.

Mais en 2020, Mobi-Ciné s’est arrêté à cause de la montée de l’insécurité.

«L’expérience que j’ai vécue avec Mobi-Ciné révèle la nécessité impérieuse de cultiver l’éveil culturel», explique à AyiboPost Raymond Noël, dit Welele Doubout, responsable et opérateur au sein de la Fondation.

Seuls 10 % du budget de l’État est alloué à l’éducation, et la valeur du produit intérieur brut (PIB) allouée à l’éducation est de 1 % seulement.

Pour Allenby Augustin, directeur général du Centre d’Art, l’exposition à l’art et à la culture permet de nourrir l’imagination de l’apprenant en puisant dans diverses sources telles que : le cinéma, la littérature, le théâtre, la musique et la danse, etc.

«Ces éléments ont une influence considérable sur le développement intellectuel et social de l’individu, contribuant à l’émergence de son esprit critique», souligne-t-il.

D’après Éliézer Guérismé, directeur artistique du festival de théâtre En lisant, le problème se manifeste auprès de certains parents et des directions d’école.

«Certains responsables d’enfants ont une très mauvaise perception de l’art. Ils l’assimilent à une “perte de temps”», explique Guérismé.

Depuis 2019, la direction de «En lisant» organise des séances de théâtre destinées au public scolaire. Ce, dans le but d’aider les élèves à faire connaissance à l’art et à s’épanouir. «Mais parfois, les écoles ne coopèrent pas, sous prétexte que leurs programmes sont déjà chargés», rapporte Guérismé à AyiboPost.

Certains responsables d’enfants ont une très mauvaise perception de l’art. Ils l’assimilent à une “perte de temps”.

Ces dernières années, les espaces culturels et artistiques font face à des défis importants dans l’accomplissement de leur mission avec l’accélération des crises sécuritaires et économiques.

Des lieux de divertissement et de diffusion de la culture tels que les salles de théâtre et de cinéma sont fermés définitivement.

Des musées, galeries d’art, bibliothèques et centres culturels présentent des dysfonctionnements.

Des événements culturels se font rares et attirent de moins en moins de personnes. L’accès aux sites historiques, patrimoniaux et archéologiques est devenu de plus en plus difficile.

Lire aussi : À cause de l’insécurité en Haïti, des centres culturels ne peuvent plus fonctionner

Inauguré en 1983, le musée du Panthéon national haïtien (MUPANAH) est l’unique espace où sont réservés les restes et des reliques ayant appartenu aux pères de l’indépendance haïtienne.

Cette institution a pour mission de conserver et de diffuser le patrimoine culturel et historique haïtien.

Pour Martine Bruno Boucicault, directrice de communication du musée, l’institution fait de son mieux pour assurer son rôle en allant vers le public, notamment les écoles.

«Mais ces dernières années, les écoles en dehors de Port-au-Prince n’arrivent plus à visiter le musée», explique-t-elle.

Des événements culturels se font rares et attirent de moins en moins de personnes. L’accès aux sites historiques, patrimoniaux et archéologiques est devenu de plus en plus difficile.

Francisco Silva, peintre et illustrateur en Haïti depuis près de quinze ans, partage la même perception.

L’appréciation de l’art et de la culture a souvent été sous-évaluée dans notre société, caractérisée par une tendance clanique persistante qui entrave son plein épanouissement.

«En milieu rural par exemple, un jeune doté d’un talent artistique se trouve limité dans son exploitation de celui-ci, que ce soit dans les domaines de la danse, du théâtre, des arts plastiques ou de la musique, s’il ne se rend pas dans une grande ville ou à Port-au-Prince», partage Silva.

Silva anime plusieurs d’ateliers de travail sur l’art avec les enfants à Port-au-Prince et dans les villes de province.

«Lorsque j’interviens notamment dans des régions reculées pour animer des ateliers artistiques, soit sur la peinture, l’art plastique, je constate une réelle soif d’apprendre et de s’épanouir chez les enfants», explique-t-il.

«Cependant, poursuit Silva, une fois les activités terminées, le constat demeure : l’absence de lieux d’exposition et de mise en valeur entrave l’élan créatif des jeunes.»

Lire aussi : La lente agonie du MUPANAH

Dans le souci d’aller à la rencontre du public en dehors de Port-au-Prince, le MUPANAH avait pris l’habitude d’organiser des activités mémorielles dans les villes de province. Mais ces dernières n’ont plus lieu dans le contexte actuel.

Cependant, une fois les activités terminées, le constat demeure : l’absence de lieux d’exposition et de mise en valeur entrave l’élan créatif des jeunes.

Depuis quelques années, des initiatives tentent de combler les lacunes en lecture dans les zones de province.

C’est le cas des Centres de lecture et d’animation culturelle (CLAC) introduits par l’organisation de la francophonie (OIF) depuis les années 2000.

Afin de répondre aux besoins de lecture et d’épanouissement culturel dans les zones de provinces et renforcer la lecture publique, l’OIF a implanté, seize centres de lecture faisant partie du réseau des autres CLAC dans le monde.

D’après François Nedje Jacques, Coordonnateur du réseau des CLAC et des bibliothèques municipales à la Direction nationale du Livre (DNL), deux d’entre eux, dont celui situé dans la commune de Saint Raphaël et celui de Plaisance, ne fonctionnent plus. Deux autres, situés dans la commune des Verrettes et de Cabaret ont dû arrêter de fonctionner pendant un certain temps, à cause de l’insécurité.

«Contrairement à ce qu’elle était auparavant, on remarque une baisse de la fréquentation des bibliothèques par rapport au contexte actuel du pays», révèle le responsable à AyiboPost.

Lire aussi : Les armes ferment les livres à Port-au-Prince

Couplée à l’insécurité, la persistance de la crise sociale et économique aggrave la situation des familles.

Pour Jacques Michel Gourgues, un enfant élevé dans une famille dont les parents disposent d’une bibliothèque et des moyens pour lui permettre d’être exposé à la culture et à l’art dès son plus jeune âge, aura plus de chance de réussir à l’école qu’un autre qui n’a pas ces privilèges.

«Les inégalités sociales entraînent des inégalités scolaires. Cela explique, en partie, l’abandon scolaire en Haïti », fait savoir le professeur Gourgues.

Contrairement à ce qu’elle était auparavant, on remarque une baisse de la fréquentation des bibliothèques par rapport au contexte actuel du pays

Selon des données citées par l’agence des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture (UNESCO) en Haïti, plus de 10 % des élèves abandonnent l’école avant la sixième année et plus de 40 % à la fin de la neuvième année.

Plusieurs spécialistes soulignent l’importance de mettre en place une politique publique pour l’accès à la culture en Haïti, ce qui contribuerait à réduire l’échec scolaire.

Selon le responsable du Centre d’Art, Allenby Augustin, si la société haïtienne ne trouve pas son assise dans les principes de la valorisation et de transmission culturelle, «elle devra faire face aux conséquences, comme celle de devenir une société de plus en plus fragmentée avec des individus ne partageant presque aucune valeur.»

Par Lucnise Duquereste & Wethzer Piercin

Image de couverture : Le 18 mai 2023, des écoliers ont participé à un défilé à Port-au-Prince lors de la célébration du 220e anniversaire de la création du drapeau haïtien. | © David Lorens Mentor/AyiboPost


Visionnez ce reportage réalisé par AyiboPost en 2021 sur les contes traditionnels en Haïti et leur importance dans l’éducation:


Gardez contact avec AyiboPost via :

► Notre canal Telegram : cliquez ici

► Notre Channel WhatsApp : cliquez ici

► Notre Communauté WhatsApp : cliquez ici

Journaliste à AyiboPost depuis mars 2023, Duquereste est étudiante finissante en communication sociale à la Faculté des Sciences Humaines (FASCH).

    Comments