POLITIQUE

Jovenel Moïse risque-t-il vraiment la prison pour crimes contre l’humanité ?

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Un rapport estime que Fednel Monchery, Pierre Richard Duplan et Jovenel Moïse peuvent être accusés de crimes contre l’humanité, mais il ne fait pas l’unanimité

Un rapport conjoint de la Clinique internationale des droits humains de la Harvard Law School, et de l’Observatoire haïtien des crimes contre l’humanité, estime qu’il y a des « bases raisonnables » pour accuser de crimes contre l’humanité des fonctionnaires de l’administration de Jovenel Moïse.

Il s’agit notamment de Fednel Monchery et Pierre Rigaud Duplan, respectivement ancien directeur général du ministère de l’Intérieur, et ancien délégué départemental de l’Ouest.

Des étudiants en droit de l’université de Harvard, dont Joey Bui et Nathalie Gunasekera, ont rédigé ce rapport, sous la direction de la professeure Béatrice Lindstrom. Il s’intitule « Massacres cautionnés par l’État : règne de l’impunité en Haïti ».

C’est à la suite d’une analyse de plusieurs rapports d’organisations de droits humains sur les différents « massacres » à La Saline, au Bel-Air et à Cité Soleil, que le rapport en est arrivé à la conclusion que Monchery et Duplan peuvent être mis en examen. Le président Jovenel Moïse pourrait lui aussi être reconnu coupable de ces crimes, compte tenu de la doctrine de la responsabilité du supérieur hiérarchique.

Le procès pour ces crimes graves devrait se dérouler devant la Cour Pénale internationale (CPI). Toutefois, si Haïti a signé le Statut de Rome, qui crée la CPI, le parlement du pays ne l’a pas ratifié, ce qui rend impossible qu’un procureur de cette cour se saisisse directement du dossier de ces fonctionnaires de l’État.

D’un autre côté, ce rapport ne fait pas l’unanimité auprès d’organisations de la société civile qui croient qu’il n’y a pas eu de crimes contre l’humanité en Haïti dans ces dossiers, mais plutôt des violations graves des droits humains.

Faits passibles devant la justice

Plusieurs rapports d’organisations de droits humains, comme le Centre d’analyse et de recherche en droits de l’homme (CARDH), le Réseau national de Défense des Droits Humains, la Fondasyon Je Klere ou encore le Bureau intégré des Nations Unies en Haïti (BINUH) ont enquêté sur différentes attaques de gangs dans des quartiers populaires, fiefs de l’opposition. Fednel Monchery et Pierre Rigaud Duplan sont considérés comme deux des têtes pensantes de ces attaques, surtout celles désormais appelées « massacres de la Saline ».

Deux semaines avant l’attaque perpétrée le 13 novembre 2018, Fednel Monchery et Pierre Rigaud Duplan se seraient réunis avec Jimmy Cherizier, encore policier à l’époque, et désormais considéré comme le plus célèbre chef de gangs du pays. Cette réunion aurait eu lieu pour planifier les différentes attaques et récupérer La Saline, moteur des manifestations antigouvernementales à Port-au-Prince. Ce rôle de planification rendrait les deux anciens fonctionnaires de l’État passibles d’un procès pour crime contre l’humanité, selon le rapport de la clinique des droits humains, et de l’OHCCH.

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Brian Concannon est un juriste américain, spécialisé dans les questions des droits humains. Il a notamment travaillé en Haïti de concert avec le Bureau des avocats internationaux pour porter plainte pour les victimes du choléra, contre les Nations unies. Concannon a été conseiller spécial dans la rédaction du rapport.

Selon lui, plusieurs raisons peuvent expliquer une mise en examen du président. « Jovenel Moïse pourrait être jugé comme complice de ces crimes, dit-il, pour les avoir encouragés. Il n’y a que des indices circonstanciels pour cela. Mais ses proches sont impliqués. Il peut ne pas être au courant, mais aussi il pouvait l’être. Il faut donc une enquête. On peut aussi enquêter sur lui en tant que commanditaire de ces actes. Là aussi, les indices sont circonstanciels. »

Responsabilité du supérieur hiérarchique

Une autre raison, plus forte, qui justifierait une enquête contre le président, se base sur la doctrine de la responsabilité du commandement. « Pour cela, il faut au moins trois conditions. Il doit y avoir un rapport de supérieur hiérarchique entre ceux qui ont commis le crime, et la personne accusée. Ou encore, le supérieur hiérarchique savait, ou était en mesure de savoir qu’un crime allait être commis. Troisièmement, le supérieur hiérarchique n’a pas pu empêcher les crimes, ou n’a pas puni les coupables après qu’ils ont été commis ».

Brian Concannon estime que même si le président n’était pas au courant avant les massacres, il l’était après. Il n’a pour autant pris aucune mesure. Fednel Monchery et Pierre Rigaud Duplan sont restés en poste au moins un an après les faits.

Cependant, le spécialiste en droits de l’homme rappelle que le rapport n’est pas un élément incriminant en soi. « Ce n’est pas un instrument juridique, mais un signal qui indique que la Justice doit absolument enquêter, et c’est un devoir. Il y a assez d’indices pour l’ouverture de cette enquête. »

Impossibilité de poursuivre

Si ce rapport conjoint considère qu’il y a lieu d’ouvrir une enquête, voire un procès, pour crimes contre l’humanité, il convient aussi d’admettre qu’une telle initiative est loin d’être facile. Haïti a signé le Statut de Rome, mais ne l’a pas ratifié, ce qui, de fait, empêche la CPI de se saisir du dossier, dans le cas où la justice haïtienne le mettrait dans un tiroir, sans suites.

D’autres moyens peuvent cependant être employés pour traduire les coupables devant la justice. « Le conseil de sécurité des Nations unies peut voter pour demander au procureur de la CPI d’ouvrir une enquête, explique Brian Concannon. D’autres pays peuvent aussi lancer une procédure contre tous ceux dont les noms sont cités dans ces crimes, du moment qu’ils sont sur leur territoire. C’était le cas par exemple pour le dictateur chilien Augusto Pinochet. » Mais la justice haïtienne a d’abord la responsabilité d’enclencher le processus.

Gédéon Jean est directeur exécutif du Centre d’analyse et de recherche en droits de l’homme. C’est l’une des organisations qui ont documenté les massacres de La Saline, notamment. Bien que pour lui il manque beaucoup de paramètres pour considérer qu’il y a eu crimes contre l’humanité dans ces attaques, Gédéon Jean rappelle que la saisie de la CPI a une portée politique qu’il ne faut pas négliger.

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« Le Conseil est un organe hautement politique avec deux “pôles” ou deux “tendances” : les Occidentaux, puis la Russie et la Chine. Ils ont un droit de veto. Dans ce cas, on comprend la portée politique de la question ainsi que les intérêts, contradictoires, pouvant être à la base d’une action par devant la CPI. Par exemple, pour le conflit armé en Syrie, entre 2011 — 2015, la CPI n’a pas été saisie et aucun Tribunal spécial n’a été créé, malgré les atrocités. »

Brian Concannon admet aussi que c’est une question politique, plus que juridique. « Pour le moment je ne vois pas une volonté de la part du Conseil de sécurité de se pencher sur ces cas, regrette-t-il. Surtout que les États-Unis avaient choisi de soutenir Jovenel Moïse. D’autres pays paraissent convaincus de ces crimes, et réfléchissent à comment les mettre sur la table. Au Congrès américain aussi, plusieurs parlementaires cherchent comment ils peuvent orienter la politique des USA envers Haïti, selon les conclusions du rapport. »

Crimes contre l’humanité?

Le terme « crime contre l’humanité » désigne des faits qui répondent à un ensemble de critères, tels que définis par le Statut de Rome. D’après l’article 7 de ce Statut, « certains crimes peuvent constituer des crimes contre l’humanité lorsqu’ils sont commis dans le cadre d’une attaque généralisée ou systématique lancée contre une population civile en application de la politique d’un État ou d’une organisation. »

Le rapport de la clinique des droits humains et de l’OHCCH estime que ces conditions sont largement réunies. Premièrement, il y a eu des viols, des meurtres et de la torture, qui sont parmi les critères qui doivent exister pour parler de crimes contre l’humanité. Deuxièmement, selon ce rapport, les massacres ont été commis contre des groupes de la population pour des raisons politiques. Elles étaient généralisées, systématiques. Plusieurs autres points sont analysés pour arriver à la conclusion qu’il existe « une base suffisante » pour entamer une enquête pour crimes contre l’humanité.

Toutefois, selon Gédéon Jean, « il faut bien établir la ligne de démarcation entre crimes contre l’humanité, génocide, crime de guerre, crime d’agressions et violations de droits humains, quoiqu’ils entretiennent des relations étroites. »

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Le responsable du CARDH croit que pour le moment, il faut parler de violations des droits humains. « La responsabilité de l’administration Jovenel Moïse, agissant pour l’État, est clairement définie dans ce qui se passe en Haïti. Donc, il y a des violations de droits humains, venant de l’État, directement ou indirectement. »

Mais selon le Statut de Rome, les crimes internationaux, dont font partie les crimes contre l’humanité, sont bien plus graves, et souvent ont pour motif des questions de race, d’ethnie, de religion, etc.

Quoi qu’il en soit, Brian Concannon rappelle que le rapport exige une enquête. « Seules les personnes impliquées connaissent la vérité, dit-il. Il n’y a peut-être pas eu de crimes contre l’humanité, mais il y a assez d’indices dans ce sens pour l’ouverture d’une enquête. Et si les indices montrent qu’il y a bien eu ce type de crimes, les coupables peuvent être traduits devant la justice aussi longtemps qu’ils sont vivants. Il n’y a pas de prescription dans ce cas. »

Photo de couverture : Valérie Baeriswyl 

Journaliste. Éditeur à AyiboPost. Juste un humain qui questionne ses origines, sa place, sa route et sa destination. Surtout sa destination.

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