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Témoignages, enquêtes… comprendre les massacres survenus à La Saline

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Au cours du mois de novembre 2018, le quartier de La Saline, à Port-au-Prince, a connu des jours sombres. Des dizaines de personnes ont trouvé la mort suite aux événements désormais connus sous le nom de « massacre de La Saline ». Aujourd’hui encore, les séquelles de ce drame persistent. Deux habitants de la zone, qui ont sollicité l’anonymat, témoignent.

La Saline est un quartier populaire de Port-au-Prince où vivent plus de 5000 âmes. Cette zone, a toujours connu beaucoup d’activités économiques, principalement grâce au marché de la Croix-Des-Bossales. Ces activités, dans un quartier bidonvillisé, ont attiré des gangs de toutes sortes qui luttent pour le contrôle de la zone en général, et du marché en particulier. Depuis des années, les violences armées sont fréquentes dans ce quartier que Lionel (nom d’emprunt) connaît bien ; il y vit depuis plus de 30 ans.

« Tout ce que vous avez entendu sur La Saline, surtout au sujet des récents évènements, tout cela est vrai. Il n’y a pas d’invention, nous vivons un enfer », commence-t-il. Tailleur de profession, Lionel assure qu’il arrivait à vivre de son métier il y a encore un an. Cette année, il prévoit déjà qu’il n’aura pas de clients. « Il n’y a plus d’activités ici. Les gens fuient. J’ai une fille qui est partie vivre à Léogâne, deux autres sont allées à Delmas. Nous avons peur. On peut lire l’inquiétude sur le visage des gens. Je me souviens que dans le temps, c’est l’État qui imposait les couvre-feux. Ce ne serait plus nécessaire maintenant, car les habitants s’enferment chez eux dès 6 heures du soir. »

Lionel est une victime du massacre de La Saline. Sa maison, une qu’il louait, a été saccagée par les assaillants. L’un de ses locataires a été tué le 13 novembre, jour de l’attaque meurtrière. Ce jour-là, il a été épargné parce qu’il ne se trouvait pas exactement là où se passait l’action. « J’étais assis sous un arbre, derrière une petite clôture en tôle ; je me reposais. Puis j’ai commencé à entendre du bruit. J’ai entendu les assaillants qui passaient devant la clôture, avec des gens qu’ils allaient tuer. J’avais peur. »

Je connais des enfants dont on a tué les parents sous leurs yeux, et des parents qui ont regardé leurs enfants mourir. Ces gens sont traumatisés

Le témoignage de Jérôme n’est pas différent. Il est né à La Saline et, selon ses dires, est connu de tout le monde dans le quartier. L’attaque du 13 novembre l’a surpris alors que lui et quelques amis écoutaient les nouvelles, vers 4 heures. « Nous étions en train de manger tranquillement, assis devant un restaurant de fortune, raconte-t-il. Subitement, nous avons vu des gens courir dans notre direction, des hommes armés arrivant après eux. Je me suis vite réfugié dans une douche publique. Nous étions sept à l’intérieur. Il y avait aussi le responsable de la douche, ainsi que des enfants venus acheter de l’eau. On se terrait. Puis on a entendu les assaillants dire qu’ils allaient défoncer toutes les portes pour tuer des gens. Ils sont venus et nous ont demandé d’ouvrir. Nous avons obéi pour ne pas être victimes. Ils ne nous ont rien fait. Mais je ne peux pas compter combien d’amis que j’ai perdus ce jour-là. Je connais des enfants dont on a tué les parents sous leurs yeux, et des parents qui ont regardé leurs enfants mourir. Ces gens sont traumatisés. »

Jérôme et Lionel sont tous deux membres d’une association de victimes, qui tentent d’obtenir justice. Jérôme affirme qu’il a reçu plusieurs menaces de mort depuis qu’il s’est impliqué dans cette association. Après plusieurs autres attaques, menées lors des mois de février, mars et avril, il a décidé de quitter La Saline. Une semaine après son départ, sa maison a été détruite.

Un novembre endeuillé

Le 1er novembre 2018, alors qu’ils participent à une activité culturelle organisée par une association de la zone, la fondation JKJ, des habitants de La Saline voient débarquer des hommes armés qui ouvrent le feu sur tout ce qui bouge. Parmi les victimes de cette attaque, un chef de gang de la zone nommé Kiki (Juliot Pyram) trouve la mort.

Environ deux semaines après, soit le 13 novembre, 5 gangs s’allient pour semer la terreur à nouveau dans la zone, et finir ce qu’ils ont commencé. Le bilan est lourd. Selon un rapport du Centre d’analyse et de recherche en droits de l’homme (CARDH), plus de 38 personnes sont mortes, parmi eux 15 enfants de moins de 13 ans. 35 % des maisons sont brûlées, et d’autres sont cambriolées. Des femmes, parmi lesquelles des mineures, sont violées et d’autres sont portées disparues.

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Pendant 14 heures, d’après un autre rapport du Service des droits de l’homme (SDH) de la Minujusth, les assaillants prennent le contrôle de la zone, et procèdent à des exécutions sommaires. La Police nationale d’Haïti n’est jamais intervenue alors que pas moins de deux patrouilles de la BOID circulent tout près. En outre, dans un rayon de quelques kilomètres, se trouvent trois sous-commissariats, une base du CIMO et une autre de la BOID. Le SDH rapporte que 5 unités de la PNH, environ deux heures après le début de l’attaque, savaient ce qui s’y passait. Ils n’ont pas pu offrir leur aide par manque de moyens.

Deux jours plus tard, la Police intervient, mais des corps qui ont été jetés sur des immondices sont retrouvés brûlés, pour éviter toute tentative d’identification.

Outre celle du mois de novembre 2018, plusieurs attaques auront lieu dans le même périmètre, dans les mois qui suivent. Les derniers évènements sanglants qui ont eu lieu à Saline remontent à quelques jours ; plus de 20 personnes ont déjà trouvé la mort pour le mois de juillet 2019.

Il s’agit avant tout d’une lutte pour le contrôle des recettes du marché de la Croix-des-Bossales

Bataille de gangs et jeu politique

Pour comprendre ce qui s’est passé à La Saline, il faut remonter à 2013. Dans son rapport préliminaire sur le massacre, la Fondation Je Klere (FJKL), structure de défense des droits humains, explique les causes profondes du drame. Il s’agit avant tout d’une lutte pour le contrôle des recettes du marché de la Croix-des-Bossales.

Nèg Chabon et Projet La Saline, deux gangs autrefois alliés se sont séparés. Projet La Saline, le gang dirigé par Kiki et Bout Janjan (Hervé Bonnet Barthelemy), chasse les gangs rivaux Nèg Chabon et leurs alliés Nèg Bwadòm, dirigés par Ti Maken et Ti Junior. Pendant cette guerre, Ti Maken meurt. Deux ans après, Toutou, un ancien bandit converti et prêchant la paix, mais proche du gang de Kiki et Bout Janjan est assassiné à son tour. Pendant plusieurs années, la zone connaîtra des troubles quasi quotidiens.

Selon la FJKL, pour s’assurer du contrôle des lieux, les gangs ont cherché des alliés politiques. Nèg Chabon est devenu proche du PHTK, notamment du délégué départemental Joseph Pierre Richard Duplan. Et le gang de Bout Janjan se rapproche de l’opposition, surtout du député Roger Milien.

Le 1er novembre 2018, Kiki trouve la mort lors de l’attaque qui va déclencher le massacre du 13 novembre, et Bout Janjan, blessé, est appréhendé par la PNH à sa sortie d’hôpital, quelques jours plus tard. Cela laisse le champ libre aux assaillants. Associés, les gangs Nèg Chabon, Bwadòm, Tokyo, Delmas 6 et Baz Pilat débarquent et massacrent sur leur passage des innocents et d’autres personnes qui seraient associées au gang Projet La Saline. L’objectif est de redonner le contrôle de la zone au gang Chabon.

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Tous les rapports rédigés sur ce massacre confirment la présence du délégué départemental de l’Ouest, Joseph Pierre Richard Duplan, sur les lieux du drame. Le délégué s’en serait pris aux assassins qui « ont tué trop de personnes » contrairement à leur mission. Deux policiers en disgrâce et indexés dans d’autres dossiers par la PNH, Jimmy Cherizier et Gregory Antoine, seraient aussi présents.

Selon Pierre Espérance, le drame a été planifié pour court-circuiter la manifestation prévue pour le 18 novembre 2018.

Pierre Espérance, responsable du RNDDH, qualifie le drame de massacre d’État. Selon lui, le massacre a été planifié au sommet de l’État, à la faveur des guerres de gangs. « La Saline est une zone stratégique pour les mobilisations populaires, dit-il. Le drame a été planifié pour court-circuiter la manifestation prévue pour le 18 novembre 2018. »

Marie Yolène Gilles, responsable de la fondation Je Klere, croit que la justice devrait faire son travail et en finir avec l’impunité dont jouissent les responsables politiques impliqués. « Nous savons qui a commandité le massacre, dit-elle, maintenant nous devons aussi savoir pourquoi. »

Avant les événements de novembre 2018, des personnalités politiques dont Martine Moise sont allées rencontrer le gang de Kiki et de Bout Janjan.

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La justice fait de timides avancées

Plus de 66 victimes, d’après le rapport du CARDH, ont porté une plainte collective contre des assaillants et des autorités étatiques. Des avocats comme Sonel Jean François, Jaccéus Joseph, etc. se sont mis ensemble pour les défendre. Lionel fait partie des victimes qui sont déjà passées devant le juge d’instruction Chavannes Étienne. « J’ai expliqué au juge tout ce que je savais sur ce qui s’est passé. Maintenant, j’espère que la justice fera son travail », espère-t-il.

Le 22 juillet 2019, le juge Chavannes Etienne a pris une mesure d’interdiction de départ contre Fednel Monchéry, directeur du ministère de l’Intérieur et Joseph Pierre Richard Duplan, tous deux indexés dans le massacre selon un rapport de la Direction Centrale de la Police Judiciaire (DCPJ). Mais le dossier n’a pas toujours été facile à gérer, selon Me Jaccéus Jospeh du BODDH. « Dans un premier temps, vers le mois de janvier, le dossier avait disparu du Parquet et du Cabinet d’instruction, explique-t-il. Toutes les recherches pour le retrouver avaient été vaines, alors que le parquet avait déjà dressé un réquisitoire. C’est au début du mois de mai que le dossier a été retrouvé, après de grandes mobilisations de la part des avocats défendeurs. »

Jameson Francisque

Photo couverture : VOANEWS / AP

Journaliste. Éditeur à AyiboPost. Juste un humain qui questionne ses origines, sa place, sa route et sa destination. Surtout sa destination.

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