Lors d’une entrevue à la Radio Télé Métropole, le président affirmait avoir accordé 25 000 gourdes à une dame sur l’Île-à-Vache. Interrogées, aucune des marchandes de la zone ne dit avoir reçu une somme du chef de l’État. Elles n’ont pas non plus connaissance de la marchande ayant empoché cette somme. L’anecdote serait une pure invention.
28 octobre dernier, le président Jovenel Moïse s’est exprimé à l’émission Le Point de la Radio Télé Metropole. Enregistrée au Palais National, l’émission a été diffusée simultanément sur plusieurs médias, dont la Télévision Nationale.
Parmi les nombreuses controverses suscitées par l’entrevue de près de deux heures, une déclaration en particulier a retenu les esprits. Le président dit avoir accordé 25 000 gourdes à une marchande de fritures à l’Ile-à-Vache, une commune du département du sud, située précisément à 12 km au sud de la ville des Cayes.
La rencontre fortuite entre le président et la chanceuse se serait produite au moment où il s’apprêtait à inspecter les douze kilomètres de route en chantier au niveau de l’île.
Lire aussi: Le problème de l’interview sur Métropole n’était pas le président, mais l’absence de journalistes
Il faut noter que les travaux sur ce tronçon commencés depuis avril 2018 sous la houlette du Centre National des Équipements (CNE) sont toujours dans l’impasse 19 mois après. Des grèves à répétition pour cause d’arriérés de salaire, d’allocations de per diem et des problèmes récurrents de carburant sont les principales causes des arrêts de travail a rapporté un employé de la CNE sous couvert de l’anonymat.
Une anecdote taillée de toute pièce ?
Rongée par la misère, la dame « très modeste » aurait étalé son charitable petit commerce de marinad au bord de la route. « Je lui ai donné 25 000 gourdes », affirme le président. « De retour à la quinzaine, la vie de cette dame a radicalement changé, continue le chef de l’État. Elle a investi 15 000 gourdes dans son commerce, épargné 5 000 et envoyé 5 000 à l’un de ses enfants qui étudiait dans une université à Port-au-Prince. Elle avait aussi réussi à payer son « sòl » de 1 000 gourdes par jour.»
Cette déclaration a provoqué des remous à l’Ile-à-Vache. Et les nombreux riverains, marchands et citoyens de la zone interrogés abondent dans le sens d’une anecdote taillée de toute pièce, voire un mensonge de plus du président pour calmer l’ardeur de la population en colère. À cet effet, un tour d’horizon sur l’île permet de comprendre.
Lire aussi: La ville des Cayes enregistre son premier cas officiel de kidnapping
La route en chantier traverse 13 localités, partant de Balairase là où il y a les tracés de l’aéroport en construction pour aboutir à Kay Kòk où se trouvent les établissements hôteliers très connus tels Port Morgan et Abaka Bay. Le tronçon passe donc par Bois Bouton, La Fortune, Palmis, Dentel, Pradel, Madame Bernard, Ravine à Pierre, Grande Plaine, La Source, La Hatte et Trou Milieu.
Une vingtaine de citoyens ont été interrogés. Parmi eux, un agent de sécurité de la mairie qui accompagnait Jovenel Moïse, toutes les marchandes installées au bord de la route, le responsable d’un centre communautaire impliqué politiquement, des paysans et employés du CNE, tous disent n’avoir jamais entendu parler de la donation de 25 000 gourdes. Pour la période, l’on ne recense pas non plus de marchande ayant quitté la zone, d’après les propos des revendeurs.
Aucune trace de la chanceuse aux 25 000 gourdes
En vrai, les marchandes de fritures ne sont pas nombreuses à loger le bord de la route. Sur le doigt de la main, on peut les recenser toutes. À madame Bernard, Evelyne Noël, connue sous le sobriquet de Ti Zegwi dit n’avoir rien reçu du président. « Je fais cette activité depuis plus de huit ans. Jamais le président Jovenel ne m’a donné une gourde », avance-t-elle.
À grande Plaine, Mika Blaise, marchande de fritures, ignore totalement l’existence de cette somme qu’a énoncée le président. Vanotte Delva, connu sous le nom de « Gros », dans la localité de La Hatte a entendu à la radio comme tout le monde l’histoire des 25 000 gourdes.
À trou Milieu, Presna Joseph, fait un petit « dégagé » depuis près de 22 ans. Elle rapporte n’avoir jamais vu en vrai le visage du chef de l’État haïtien. « J’ai entendu qu’il faisait des va-et-vient sur l’île, pas un jour j’ai croisé son regard donc je ne connais absolument pas l’histoire de ces 25 000 gourdes », a-t-elle conclu.
Lire aussi: Aux Cayes, commerçants et hommes d’affaires s’associent aux bandits pour survivre
Pourtant, à Kay Kòk, Dieuvane Saint Firmin s’adonnant depuis plus de 7 ans au commerce de fritures, concède avoir dialogué avec l’épouse du chef de l’État. Martine Moïse lui a promis de l’aider à agrandir son petit commerce. Mais tout cela est resté dans le cadre des promesses non tenues jusqu’à date, selon les explications de Dieuvane.
Et d’autant plus « Le président ne m’a pas donné de l’argent en main propre », précise-t-elle. « Cependant, dit-elle, le président Moïse a donné de l’argent à mon mari Vildor Pilorge qui l’a côtoyé dans les parages de Abaka Bay hôtel.»
À remarquer que toutes ces marchandes de fritures interviewées n’ont pas d’enfants qui étudient dans des universités à Port-au-Prince.
L’histoire alimente une controverse
D’un autre côté, certains citoyens de l’île ne digèrent pas trop l’approche du Président. « Je crois que la dignité de chaque citoyen compte », argumente Jérôme Genest, citoyen de l’ile et propriétaire d’un Guest House à Kay Kòk. «Le président n’avait pas besoin d’étaler cette histoire dans les médias si effectivement l’argent avait été donné. »
En plus, lors des visites, « le président se fait toujours accompagner par des citoyens de l’île. Donc, si l’histoire était vraie, tout le monde serait au courant », poursuit Jérôme Genest.
Lire aussi: Aux Cayes, la crise de leadership se transforme en crise humanitaire
À noter que l’Île à Vache a deux principaux secteurs d’activités : l’agriculture et la pêche.
Alors que ces secteurs peinent à accorder un cadre de vie normal aux habitants, les gens gagnent difficilement leur vie. Il n’y a pas de succursales de banque sur place, aucune de coopérative, donc pas d’intermédiaire financier. Petits commerçants et autres sont à la traîne. Pour pouvoir trouver un peu d’argent pour financer leurs activités, les habitants sont obligés de prendre le bateau en direction de la ville des Cayes.
Le conseiller du président de la République, Renald Luberice, a été contacté via WhatsApp. Cet article sera mis à jour s’il réagit.
Comments