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Harcèlement sexuel, boycottage… les femmes expliquent pourquoi elles ne « percent » pas dans le compas

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Pourquoi les femmes brillent par leur absence dans le secteur du compas ?

Le compas chantonne souvent l’amour, mais ne semble pas nécessairement aimer les femmes artistes et musiciennes. Pour expliquer l’absence de celles-ci dans les « jazz », le vétéran de Djakout #1, Rolls Lainé, a déclaré dans une interview à Ayibopost que le genre musical est trop « viril » et la présence des femmes peut « engendrer des liaisons amoureuses et des scènes de jalousie ».

Cette déclaration sexiste a suscité la controverse. « Je trouve sidérant qu’un musicien de cette ère ose utiliser le terme “virilité “ pour parler de l’absence des femmes ayant un long parcours dans ce secteur, avait réagi Ericka Jean-Louis, la chanteuse vedette du groupe Siromiel. Ayez au moins la décence d’admettre que le cul des femmes vous intéresse beaucoup plus que leur talent », avait conclu Kika.

Siromiel est un groupe exclusivement féminin, très respecté. La keyboardiste et maestro du collectif, Samora Julmisse, fait le procès d’un secteur rétrograde qui s’intéresse plus au corps des femmes qu’à leurs propositions musicales. « Un promoteur nous a contactés afin que Siromiel participe à son festival, raconte Julmisse. Non seulement il a offert une somme insignifiante à tout le groupe, il a également voulu passer une nuit avec l’une des filles du groupe pour que nous soyons présentes au festival. Pire : le déplacement pour le festival n’était pas sous sa responsabilité », explique Samora qui dit avoir refusé les chantages. « Il nous a dit que le festival est annulé, faute de sponsors. Ce n’était pas vrai. Le festival a bel et bien eu lieu et nous avons vu les vidéos ».

OP-ED: Le compas est-il en voie de disparition ?

La musique compas en elle-même ne rapporte pas vraiment aux artistes et aux « jazz ». Les musiciens espèrent rentrer de l’argent principalement grâce aux performances lives. Ces prestations sont organisées et payées par les « promoteurs » qui en vrai, sont des entrepreneurs. Akinson Bélizaire (Zagalo) demeure l’un des plus grands promoteurs dans le compas. Pour lui, « tout le secteur est très exigeant envers les femmes et les promoteurs ne sont pas responsables. Les artistes femmes ne sont pas toujours complètes pour être sollicitées par les promoteurs. Certaines ont de la voix et non une bonne architecture corporelle. D’autres ont le corps et non la voix. »

Cette position qui frise le sexisme contraste avec l’expérience des chanteuses compas. « Le Compas est un secteur conçu uniquement pour les hommes, regrette Rideka, une chanteuse acclamée qui veut se tailler une place dans le genre musical de Nemours Jean Baptiste. Les promoteurs veulent toujours que je donne des prestations gratuites, dit-elle. À chaque fois que j’en ai la chance, j’arrive toujours à épater mes spectateurs, mais ce sont toujours des coups d’épée dans l’eau », précise l’artiste qui, depuis 2016, a déjà sorti plusieurs chansons et des vidéos.

Une autre artiste femme qui veut rester anonyme, pour ne pas saboter ses relations avec des acteurs de l’industrie, confie que plusieurs professionnels dans le secteur lui font des chantages sexuels pour la promotion de ses chansons ou pour sa présence dans de grandes affiches. « Je suis une artiste talentueuse, cependant certains acteurs de ce secteur me prennent comme une travailleuse du sexe », révèle-t-elle, une colère contenue dans la voix.

La résistance des promoteurs

Le groupe Siromiel est mis à l’écart de plusieurs grands festivals qui se font en Haïti et aux États-Unis en dépit des plaidoiries menées par quelques amis du groupe. « C’est frustrant qu’à chaque fois que je touche un keyboard, ils me disent toujours que je ne joue pas comme Nicky, Reynaldo ou d’autres keyboardistes hommes », se plaint la jeune musicienne, Samora Julmisse. « Pour beaucoup de promoteurs, les femmes doivent jouer comme les hommes si elles veulent se faire un nom ».

Selon Zagalo, les femmes ne sont pas présentes dans les grandes affiches compas parce qu’elles n’ont pas de grandes productions. « Il y a à peine deux artistes femmes qui ont de grandes productions pouvant attirer la foule, les autres n’ont pas de tubes, raconte-t-il. C’est normal qu’elles soient absentes des bals et des festivals. »

Zshéa Caze est une ancienne chanteuse de Zin, de Phantom’s et de Riské, entre autres. Selon la vedette, « certains promoteurs et producteurs ne visent pas à valoriser les femmes et la musique haïtienne. Ils ne pensent qu’à leur profit ».

Si le compas refuse les femmes, elles sont accueillies dans d’autres tendances comme le R&B ou les variétés. « Il n’y a pas de structure dans le Compas, encore moins d’encadrement pour les voix féminines », pense Robert’s, une jeune artiste qui fait timidement son nom en compagnie de Yanni, son petit frère.

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Queen B est une star de renom que le grand public a découvert en compagnie de BIC dans le morceau titré « Dyalòg Moun Fou (Lè M Wé W) » sorti en 2008. Certes, elle collabore avec quelques artistes et groupes dans le secteur Compas, mais ce genre musical n’est pas sa musique de prédilection. « Au début de ma carrière, je n’ai pas choisi le compas, car les célèbres chanteuses à l’époque comme Émeline Michel et Yole Desrose n’évoluaient pas dans ce secteur », dit celle qui est « sûre et certaine » qu’elle n’aurait pas pu se tailler une place dans le compas, car ce secteur est très « machiste et fort difficile pour les femmes ».

Rodena Ladouceur est une jeune artiste qui évoluait autrefois dans le compas. Elle prêtait ses services au sein de plusieurs groupes comme chanteuse ou choriste. Aujourd’hui, elle jette son dévolu sur une carrière solo dans les autres tendances en raison des difficultés rencontrées. « Je considère les années passées dans le compas comme une perte de temps, regrette-t-elle. Les producteurs avec qui je travaillais exploitaient mes talents sans vouloir m’aider à percer vraiment ».

La rétention de musique à des fins de chantage reste une tactique très utilisée dans le milieu. Rodena Ladouceur rapporte avoir travaillé plusieurs sons — potentiellement des tubes — avec des producteurs haïtiens qui les retiennent sans raison valable.

Une reconnaissance étrangère

Alors que les promoteurs et producteurs haïtiens ne semblent pas s’intéresser aux artistes femmes, ce n’est pas le cas des étrangers.

Le groupe Artiz, l’ancienne formation musicale de plusieurs membres de Siromiel, s’est offert en spectacle dans plusieurs grands festivals en Amérique du nord comme en Afrique grâce à des productions étrangères.

Les festivals Masa en Côte d’Ivoire en mars 2018, puis Nuit d’Afrique, Sunfest London, Rythme du monde de Sherbrooke en été de la même année sont, entre autres, de grands évènements qui ont chaleureusement accueilli le groupe Artiz. «  Au moment où les promoteurs haïtiens nous ont fermé toutes les portes, Maiwan Production et Afromondo, deux productions internationales nous ont supportées et nous ont permis de découvrir d’autres scènes internationales », se réjouit Samora, ancien maestro du groupe Artiz.

Zshéa, l’ancienne voix du groupe Zin a aussi trouvé la bénédiction des étrangers à un moment où elle n’a trouvé aucun support sur sa terre natale. Un producteur français répondant au nom d’Éric Basset a signé un contrat avec l’ancienne chanteuse de Zin. C’est un contrat grâce auquel l’artiste a produit deux albums à succès (Zshéa Débodé et No Joke). Elle a également brillé sur plusieurs grandes scènes dans le monde.

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« Si les producteurs haïtiens marginalisent les femmes dans le secteur, Éric, le responsable de Déclic Communication m’a grandement supportée et m’a permis de donner des performances en Allemagne, en France dans les Antilles et surtout en Afrique, dit Zshéa avec satisfaction. J’ai sorti la vidéo de la chanson titrée Konpa Z en 1994 qui a été produite par MTV et a connu un succès fou. »

Selon Zshéa, d’autres artistes de renom étaient sous le label de Déclic Communication. Il faut citer entre autres, Beethova Obas, Tania Saint-Val, Malavoix et Édith Lefel.

« Lorsqu’on est femme, il faut avoir une passion excessive si l’on veut réussir dans le compas, car les obstacles sont énormes et partout », précise Zshéa. « Les difficultés rencontrées m’ont obligé à déposer mon micro pour m’orienter vers d’autres activités plus rentables », déclare l’artiste.

Les animateurs de radio jouent un rôle capital dans la promotion de la musique. Ils sont aussi indexés par quelques artistes femmes dont les musiques ne sont jamais diffusées. Zagalo confirme ce que plusieurs artistes femmes confient à propos de certains animateurs. « Ils refusent de diffuser les chansons des femmes sans qu’il y ait d’autres rapports avec elles ».

Si les promoteurs, les producteurs et même les animateurs représentent de grands obstacles pour les femmes dans le compas, ont-elles dans ce cas un dernier recours ?

Nazaire «Nazario» Joinville

Note: Joinville entretient un engagement professionnel avec Siromiel.

Nazaire JOINVILLE est doté d'un baccalauréat (licence) en communication sociale à l'Université d'État d'Haïti. Il est actuellement étudiant à la maîtrise en Cultures et espaces francophones (option linguistique) à l'université Sainte-Anne au Canada. Il est aussi adjoint à la recherche à l'Observatoire Nord/Sud qui constitue le foyer principal des activités de la Chaire de Recherche du Canada en Études Acadiennes et Transnationales (CRÉAcT). Les recherches de Nazaire portent sur la musique haïtienne en particulier le Konpa, le contact des langues et la francophonie. Il est le responsable et créateur de la rubrique "Le Carrefour des Francophones" dans le Courrier de la Nouvelle-Écosse, un journal français au Canada.

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