Malmenés par la vie dure et les incertitudes de tout genre, de jeunes universitaires haïtiens laissent le pays pour s’établir en Russie
Natif de Port-au-Prince, Gorvens Deronnette anticipait une vie professionnelle remplie en Haïti. En 2014, il avait entamé des études en télécommunication à l’Université Quisqueya. Simultanément, il poursuivait une licence en science comptable au Collège universitaire de Roumanie en Haïti (CUROM).
Cette volonté ne se matérialisera peut-être jamais. Deronnette abandonne le CUROM l’année dernière, et depuis février 2020, ce jeune de 26 ans s’est établi au pays de Vladimir Poutine, en Russie.
« Les troubles sociopolitiques baptisés ‘peyi lòk’ que connait le pays m’ont fortement ébranlé », dit Deronnette. « À un certain moment, je n’arrivais pas à ranimer le désir de poursuivre mes études. J’étais inquiet de constater des faits rendant incertain mon avenir ».
En terre russe Deronnette commence de nouvelles études en mécatronique (génie robotique). Dans ce pays aux hivers éprouvants, des centaines de jeunes haïtiens se sont déjà installés pour se forger de nouvelle vie.
Cependant, les troubles sociopolitiques en Haïti ne cessent d’impacter leur nouvelle aventure. Fort souvent, les difficultés économiques engendrées par les crises qui traversent le pays empêchent leurs parents de contribuer efficacement à leurs frais de scolarité, puisque la plupart d’entre-deux ne sont pas boursiers.
Acceptés sous contrat d’étude
Chaque année, le gouvernement russe accorde près de 15 000 bourses d’études à tous les pays du monde entier. L’État haïtien en reçoit quelques-unes. Mais la plupart des jeunes étudiants haïtiens qui partent étudier dans les universités russes ne sont pas des boursiers de l’État haïtien.
Selon Robert Max Edson Noël, les étudiants haïtiens s’engagent dans des contrats d’études avec des entités universitaires russes. « Certaines universités exigent que la première année d’étude soit payée bien avant de s’établir dans le pays. D’autres requièrent les frais dès l’arrivée de l’étudiant sur le territoire russe », explique Noël qui s’est installé en Russie, l’année dernière.
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Noël a déjà bouclé sa première année d’étude dans la langue russe. Selon ses dires, le contrat d’étude définit généralement le temps de paiement et prend en compte le logement de l’étudiant dans un dortoir avec accès à une cuisine pour ceux qui préfèrent préparer leur nourriture au lieu d’en acheter dans les cafétérias. L’étudiant doit aussi payer une assurance pour pouvoir faire face à d’éventuels cas de maladie.
Alors qu’il vit désormais en Russie, Noël est un étudiant finissant en communication sociale à l’Université d’État d’Haïti (UEH). Il est également étudiant finissant à la faculté de droit des Gonaïves. Il compte rentrer au pays pour passer une dizaine de jours afin de soutenir son mémoire en sciences juridiques déjà rédigé.
Sa licence lui permettra d’entamer, durant le mois de septembre, son master en management politique à South Ural State University (юургу) qui compte des ressortissants de près de 85 nations différentes en son sein. Ce campus universitaire se trouve dans la région de Chelyabinsk.
Difficultés de paiement
Parfois, les étudiants haïtiens font face à des difficultés pour payer leurs frais d’études. Lorsque ces genres de cas arrivent, l’université refuse d’accepter l’inscription d’autres étudiants haïtiens qui souhaitent intégrer l’une de leurs facultés.
« Je me rappelle du refus de l’inscription de l’un de mes camarades à cause des déboires financiers d’un étudiant haïtien qui avait du mal à payer ses études en médecine », se souvient Noël. « Pour résoudre le problème, l’université lui avait offert une demi-bourse vu qu’il était calé en sport. Après d’autres difficultés de paiement, l’université lui a finalement proposé d’enseigner le français en échange d’une bourse d’études [complète] ».
La majeure partie des jeunes immigrants haïtiens dépendent exclusivement de leurs parents vivant en Haïti ou aux États-Unis d’Amérique. Jusqu’à récemment, les lois russes n’autorisaient pas aux étudiants de travailler.
« Le gouvernement russe vient de publier une nouvelle loi qui donne droit aux étudiants de travailler. Son application est prévue au mois d’août de cette année », fait savoir Noël qui pense que les revenus d’un job seront loin d’être suffisants pour payer les scolarités mais peuvent quand même aider avec certaines dépenses quotidiennes.
Une difficile adaptation ?
La Russie est un pays connu pour son froid hivernal et des défis liés à sa langue peu enseignée en Haïti. Le russe est considéré comme la troisième langue la plus difficile à apprendre au monde, après l’arabe et le mandarin.
Les étudiants haïtiens disent s’adapter au climat en faisant l’acquisition de vêtements appropriés. Toutefois, une assistance s’avère parfois nécessaire pour surmonter la barrière linguistique. « L’obstacle linguistique se pose lorsque le voyage d’études est mal planifié », raconte Robert Max Edson Noël. « Lorsque vous entamez le processus pour rentrer en Russie, l’université vous propose un accompagnateur ou un tuteur qui sont le plus souvent des Africains qui parlent français ».
Si vous êtes déjà en contact avec un haïtien, la tâche devient encore plus facile. « Mais mieux vaut ne pas se fier à personne dans les aéroports », précise l’étudiant Godson Déronnette. « Ils ont tous tendance à profiter de vous. »
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Contrairement à Noël qui a choisi de faire ses études dans la langue russe, Deronnette, quant à lui, a appliqué pour effectuer ses études en anglais à South Ural State University (юургу). « Les études sont aussi réalisées en français, mais la langue russe reste obligatoire. Vous devez l’apprendre en cours intensif ou régulier dès la première année », dit Deronnette.
La discrimination est minime, rapporte pour sa part, Jean Paul Vladimir doctorant en génie civil. Il est le représentant des Haïtiens de Moscou dans la fédération des étudiants haïtiens en Russie. « Je suis en contact permanent avec les Haïtiens. Ils ne m’ont jamais signalé des cas de racismes ».
Une fédération avec ses limites
Il reste difficile de savoir le nombre d’Haïtiens qui évoluent sur le territoire russe. Ils sont de plus en plus nombreux, chaque année.
Fort souvent, les Haïtiens s’organisent en communauté. C’est le cas par exemple des étudiants haïtiens à l’Université de l’Amitié des Peuples (RUDN). Cette institution universitaire russe regroupe plus d’une centaine de nationalités dans ses locaux.
La communauté des étudiants haïtiens en Russie compte plus de trente ans. Elle se transforme en fédération, notamment avec l’arrivée de Jean Paul Vladimir, en marge du séisme de 2010. Cette fédération compte près de 250 étudiants haïtiens regroupés dans seulement dix régions russes.
Quand Vladimir a quitté le pays, il était à deux ans d’études en génie civil à la faculté des sciences. « Il n’y avait pas d’issue pour moi. Je me sentais contrarié. Dieu merci, mes parents avaient vu que je ne pourrais pas supporter les effets du moment de 2010 qui m’avaient anéanti », raconte-t-il.
Vladimir a fondé sa propre famille en 2017 en se mariant avec une Russe. Il est actuellement ingénieur et assistant-professeur à l’université Amitié des peuples à Moscou. Entre-temps, Vladimir poursuit son étude comme boursier en vue d’obtenir son doctorat l’an prochain.
« Je n’avais pas les moyens pour payer mes études doctorales en 2017. J’ai donc formulé une demande de bourse à l’université qui a soumis ma demande à l’État haïtien pour l’approbation de mes dossiers. Le gouvernement a rejeté la demande. L’université a accepté de m’accorder la bourse en raison de mes notes excellentes », confie l’ingénieur Jean Paul Vladimir.
Les démarches d’études
Les Haïtiens qui souhaitent se rendre en Russie prennent généralement contact avec un autre haïtien vivant déjà dans le pays. D’autres contactent des Africains et font souvent d’énormes dépenses pour faire avancer le processus.
Pour s’installer en Russie, Robert Max Edson Noël s’est fait inscrire dans un cours de russe. Sa demande a été approuvée par une université russe. Ainsi il a obtenu la lettre d’invitation et son contrat d’étude. « Après avoir légalisé mes documents, je me suis rendu au consulat russe en Haïti qui n’a rien d’autre qu’un sceau qu’on a utilisé pour sceller mes documents comme pièces certifiées », dit-il.
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L’ambassadeur russe en Haïti a sa demeure à Caracas au Venezuela. Le consulat russe en Haïti ne gère pas le dossier des jeunes haïtiens qui souhaitent poursuivre leurs études en Russie.
Contacté sur le sujet, le ministre des Affaires étrangères, Claude Joseph, a promis de mettre Ayibopost en contact avec un membre de son bureau pour nous fournir des détails sur les immigrants haïtiens en Russie. L’article sera modifié s’il réagit.
Le problème des visas d’études
Pour l’obtention du visa russe, les Haïtiens se rendent en République dominicaine pour adresser leur demande au consulat russe de ce pays.
« Le dossier est donc transféré au Venezuela par le consulat dominicain. Dans l’attente du visa, vous restez confiné dans un hôtel ou dans la demeure d’un proche pendant 30 à 40 jours. Sans votre document de voyage, il devient difficile de circuler dans le pays », explique Robert Max Edson Noël.
Avec un visa de trois mois, l’étudiant peut entamer son voyage en Russie. « Certaines universités russes ne veulent pas accepter les étudiants haïtiens quand l’échéance de trois mois est écoulée. Parfois ils obligent l’étudiant à quitter le territoire russe pour refaire sa demande », explique l’ingénieur Vladimir Jean-Paul qui est toujours sollicité comme représentant des Haïtiens pour tenter de résoudre ce problème.
Les visas, de trois mois ou d’un an, accordés pour étudier la langue russe ne sont pas considérés comme des visas d’étudiant, poursuit Jean-Paul. Il raconte que les étudiants haïtiens font souvent face à cette situation. « Parfois, ils laissent la Russie pour immigrer dans un pays proche qui accepte les Haïtiens sans visas afin de reformuler leur demande à l’université », dit-il.
Les péripéties du voyage
Haïti n’a pas de vol commercial avec la Russie. « J’avais perdu mon billet d’avion parce que l’Allemagne refusait de laisser les Haïtiens transiter [dans ses aéroports] », dit Noël qui raconte avoir appris qu’un haïtien en transit avait pris la fuite pour s’établir en Allemagne.
Les démarches de Noël l’ont amené à voyager dans un avion qui transportait exclusivement des Russes vers la républicaine dominicaine pour des raisons touristiques.
D’autres parcours pour se rendre en Russie restent le Cuba et les États-Unis. Mais sans un visa américain, aucun haïtien ne peut transiter aux États-Unis d’Amérique pour se rendre en Russie.
Emmanuel Moïse Yves
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