Le hareng fumé est un poisson importé du Nouveau-Brunswick, au Canada. 90 % des usines de Cap-Pelé, une ville de cette région, travaillent presque exclusivement pour Haïti, selon des chiffres communiqués par Radio-Canada en octobre 2015
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Même s’il est présent dans la cuisine haïtienne depuis des dizaines d’années, le hareng saur est un mets qui divise. Certains le détestent, ou ne le supportent que dans quelques plats bien précis, tandis que pour d’autres, c’est un aliment incontournable qui relève le goût des recettes.
Mis à part ces préférences personnelles, la question de la classe sociale est importante dans la consommation de ce poisson. Pour beaucoup, il est l’aliment des pauvres, malgré tous ses bienfaits pour la santé.
Baptiste Calastery a pendant toute sa vie connu le hareng saur dans presque chacune de ses assiettes. Sa famille en avait fait un élément clé de sa cuisine. « À une époque, j’ai même cru qu’il s’agissait d’un ingrédient indispensable comme le sel », raconte l’étudiant en philosophie.
Le hareng fumé fait aussi le délice des palais de Guerrier Nathanaël et Baptiste Adolphe. Ces deux jeunes entrepreneurs chantent les louanges du poisson. Ils sont propriétaires de « Pizza Pam », à Juvenat. « Celui qui n’a encore jamais mangé de pizza au hareng saur n’a jamais mangé de pizza », lâchent-ils sur un ton proverbial. Pour eux, il est inconcevable que des gens éprouvent du dédain pour ce poisson salé.
Mais leur enthousiasme n’est pas partagé par tous. Jenny, 25 ans, ne se voit pas en consommer régulièrement. Pour elle, la forte odeur de ce poisson et son arrière-goût amer le disqualifient d’office. Elle n’en mange que s’il est transformé en « chiktay », recette au hareng fumé broyé, très épicé, et relevé au piment, que l’on sert en entrée dans certaines fêtes.
C’est à peu près pareil pour Christina, née dans la commune de Pétion-Ville. Mais, davantage conciliante, elle consomme le hareng saur pour le « goût plus prononcé qu’il donne aux spaghettis et aux macaronis », préparés à l’haïtienne.
Miroir de préjugés sociaux
Au-delà de ces considérations de goût, le hareng saur est un miroir de préjugés sociaux bien ancrés. D’après Jean-Pierre Poulain, sociologue français, « le comportement alimentaire possède une signification symbolique […] D’un point de vue psychosocial, manger, c’est “consommer’ des symboles ».
Dans le numéro 326 du magazine mensuel Alternatives économiques publié en 2013, l’expert en sociologie de l’alimentation affirme que « le fait de manger, la manière de manger, et la nature de ce que l’on mange signifient plus que le fait d’apporter des calories au corps ». Raison pour laquelle il importe davantage de comprendre quelle valeur signifiante une société donnée accorde à tel ou tel comportement alimentaire, en incluant la notion de classe sociale.
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« Ce sont les pauvres et les chiens qui consomment du hareng saur », dit Lesly Clarens, mémorant en sociologie, faisant référence à ce qu’il a l’habitude d’entendre. « Le pire, ce sont les pauvres qui véhiculent cette idée », pense-t-il. Ce discours dégradant construit serait lié à un mode d’éducation. « Dans l’esprit de l’Haïtien, notamment l’Haïtien pauvre, plus il paie cher pour quelque chose, plus il y accorde de la valeur et se sent lui-même important », affirme Clarens.
En effet, le hareng saur est un aliment très abordable. C’est pourquoi Nathanaël pense que s’il était moins accessible aux démunis, il ne serait pas ainsi accablé. « Si le riche peut se l’offrir par caisse, le pauvre peut en acheter un morceau avec seulement dix gourdes. Et donc, contrairement aux autres fruits de mer comme le homard, le hareng fumé est pour lui le plus facile à trouver. Pourtant, il n’y a aucune différence entre le hareng saur que consomme le pauvre, et celui que consomme le riche. »
Pour Christina Louis, étudiante en sciences juridiques « ceux qui refusent de consommer le hareng, en le dévalorisant, sont ceux qui ont connu une amélioration de leur niveau de vie. Ils croient qu’avouer les bienfaits du hareng saur leur fera perdre toute crédibilité ».
Produit importé
Le hareng fumé, communément appelé hareng saur, est un poisson importé du Nouveau-Brunswick, au Canada. 90 % des usines de Cap-Pelé, une ville de cette région, travaillent presque exclusivement pour Haïti, selon des chiffres communiqués par Radio-Canada en octobre 2015.
Le mode de préparation du hareng fumé, qui lui permet d’être conservé à température ambiante, constitue son principal avantage. En 2017, le président des Exportations de Harengs Cap-Pelé, Mario Cormier, expliquait le processus à une télévision canadienne : « Pour conserver et garder les poissons au frais, on y ajoute du sel et ensuite on les fixe à des baguettes de bois. En fin de journée, on les accroche à l’intérieur des fumoirs. Généralement, ils y passent environ un mois pour bien sécher grâce au feu. »
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Comme il n’a pas besoin de congélateurs, c’est un plus pour le marché haïtien, étant donné que l’accès à l’électricité représente encore un problème d’État. De la sorte, Haïti et la République dominicaine représentent plus de 75 % du marché de l’Association des exportateurs de hareng de Cap-Pelé.
Le hareng saur est une bonne source de vitamines. « Il facilite l’apprentissage de l’enfant », selon Julien Dimtry, professeur d’école. Jackson Toussaint, médecin interne à l’Hôpital universitaire de la Paix, le confirme. « C’est une source de fer, de vitamine D, B3 et B12, explique le médecin. Le hareng fumé est recommandé aux femmes enceintes parce qu’il assure le bon développement du fœtus. Et outre cela, il est riche en omégas -3 qui permettent au sang de bien circuler ».
‘Aransò nan sewòm’
Certains artistes ne sont pas innocents dans la propagation de discours négatifs sur le hareng saur. Il est vrai que les préjugés contre ce poisson existaient bien avant eux, mais selon Lesly Clarens, des artistes comme Wendy viennent les consolider. « Dans la chanson Pa gen nivo pou mwen, Wendy lie son changement de classe sociale au fait qu’il ne mange plus de hareng saur, mais du poulet “.
Si l’étudiant en sociologie n’est pas sûr que la bourgeoisie méprise le hareng saur, il est certain cependant que les fanatiques veulent ressembler le plus que possible à leurs idoles. Et l’une des façons d’y parvenir c’est en suivant ce qu’il dit et fait.
D’autres éléments pérennisent ces préjugés, et ce sont certaines expressions, et aussi des jurons. Pour rappeler à une personne qu’elle est maigre, on la traite de ‘aransò nan sewòm’. On l’appelle ‘tèt aransò’ pour lui faire comprendre qu’elle est laide. Si une femme refuse les avances d’un homme économiquement bien positionné, il peut lui dire qu’elle fait ses caprices, alors qu’il veut l’aider à ne plus consommer de hareng saur.
Rebecca Bruny
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