Qui est Sanon Kempès, l’homme au cœur de la bataille engagée pour contrôler Bel Air ?
Les balles sifflaient de partout lorsque Kervens a décidé de quitter Solino en trombe le mercredi 1er mars dernier. Des dizaines, peut-être des centaines d’autres citoyens ont comme lui abandonné la zone à la hâte, en marge d’une attaque attribuée aux bandits du quartier avoisinant, Bel Air.
Il reste difficile de déterminer les raisons exactes du conflit, mais des interviews menées par AyiboPost auprès d’une dizaine d’acteurs, dont des policiers, des citoyens connus et deux spécialistes semblent suggérer la continuation d’un conflit intergangs, sur fond de poussées hégémoniques du G9, et un clash violent entre deux anciens alliés de Bel Air pour des raisons non encore élucidées. Plus de 50 morts sont déjà enregistrés dans ce quartier défavorisé de Port-au-Prince, rapporte le Réseau national de défense des droits humains (RNDDH).
L’affaire remonte au 25 février 2021. Lors d’une casse à la prison de Croix-des-Bouquets, Sanon Kempès, accusé d’assassinats et de kidnapping, s’enfuit. Connu pour le maniement des armes, il sera invité dans la résistance contre Jimmy «Barbecue» Chérizier par un jeune de Bel Air dénommé Ti Manno.
Il reste difficile de déterminer les raisons exactes du conflit…
Selon deux notables, Kempès — dans la cinquantaine — s’associe rapidement aux bandits Johnson « Izo » André et Manno du Village de Dieu. Il fait le pont entre ces kidnappeurs et des éléments compromis de la Police nationale d’Haïti dans le commerce de munitions illégales. Il aide son compère Ti Manno, dans la trentaine, à bâtir un car wash dans la zone et ensemble, ils y mettent de l’ambiance, avec l’activité dénommée «Bèl Igloo». L’alcool coule à flots dans le quartier au rythme du rabòday, chaque vendredi.
Ti Manno et Kempès divorcent à la fin de l’année 2022. Dans une interview donnée à un influenceur, le cinquantenaire déclare que son ancien ami a reçu de l’argent «des autorités» au nom de la zone, mais n’en a pas fait la distribution. Une source confirme à AyiboPost une pratique bien établie à la Caisse d’assistance sociale (CAS). Des bandits de Bel Air y obtiennent régulièrement des chèques importants, sous couvert de programmes sociaux. La source n’a pas pu vérifier spécifiquement les noms de Ti Manno et de Kempès dans les listes de distribution. Il n’est pas clair si la question de l’argent mal distribué se trouve à la base du conflit entre les deux bandits.
Plus de 50 morts sont déjà enregistrés dans ce quartier défavorisé de Port-au-Prince, rapporte le RNDDH.
Dans les deux camps, l’hostilité monte. Kempès, aidé par les bandits de Grand Ravine et de Village de Dieu, met le feu au car wash de Ti Manno. Et ce dernier attaque l’évadé avec ses hommes de main. Kempès s’en sort avec une entorse, selon un témoin oculaire. Par la suite, Ti Manno s’enfuit vers Solino, un quartier limitrophe. Un policier de cette zone confirme cette information. Il maintient cependant que le bandit, non vu à Bel Air en mars, a depuis quitté la zone.
À Solino, la résistance s’organise. «Ceux — enfants et jeunes hommes — qui n’ont pas fui se mettent du côté de la police pour défendre la zone», témoigne un policier. Selon l’agent, les hommes de Bel Air veulent s’emparer de Solino pour en faire un territoire de transit pour les kidnappings réalisés avec l’appui de Village de Dieu au niveau de Delmas. L’itinéraire actuel, non idéal, oblige les kidnappeurs à transiter par Lalue.
Un autre front va s’ouvrir avec l’implication de Barbecue, en marge d’assauts de blindés de la police. «Bel Air est une zone stratégique, convoitée par le G9», déclare au téléphone un notable de la localité, alors que des détonations peuvent être entendues autour de lui. «Ils ont mis le feu et des gens sont morts chez eux hier dimanche 5 mars.»
Il n’est pas clair si la question de l’argent mal distribué se trouve à la base du conflit entre les deux bandits.
Ces affrontements violents s’étendent sur Saint-Antoine, Delmas 24 et arrivent jusqu’à Nazon. «Il s’agit de la continuité de l’étranglement de Port-au-Prince », analyse l’expert en sécurité, Himmler Rébu. «La recrudescence des cas d’enlèvements [ces dernières semaines] et la chasse des populations font partie d’une stratégie impossible à expliquer par les exécutants armés remarqués dans les rues», continue l’ancien colonel de l’armée.
La communauté internationale refuse d’envoyer des troupes au sol, comme demandé en 2022 par le gouvernement dirigé par Ariel Henry.
Une étude de l’Office des Nations Unies contre la drogue et le crime sortie le 3 mars 2023 a indiqué que la plupart des armes à feu et munitions en Haïti proviennent des États-Unis, et en particulier de la Floride. Des rapports du département de la justice aux États-Unis rendus publics en 2012, 2016 et 2019 ont confirmé que la majeure partie des armes retrouvées dans le crime en Haïti proviennent des USA.
Lire aussi : Les armes des États-Unis alimentent l’insécurité en Haïti
«Les armes de poing vendues entre 400 et 500 dollars dans les points de vente légaux aux États-Unis peuvent être revendues jusqu’à 10 000 dollars en Haïti, écrit l’ONUDC. Les fusils de plus grande puissance, comme les AK47, les AR15 et les fusils d’assaut Galil sont généralement plus demandés par les gangs, ce qui entraîne des prix plus élevés.»
Le Canada a déployé un avion militaire de patrouille terrestre et maritime pour perturber les activités des gangs en Haïti au début du mois de février. Ce même mois, deux bateaux de ce pays ont été envoyés patrouiller dans les eaux haïtiennes.
«C’est une blague», tance Himmler Rébu.
L’administration actuelle n’a pas encore réagi aux dernières vagues de violences dans la capitale. «Il ne faut pas uniquement parler de manque de volonté, ou de compétences : le gouvernement ne contrôle plus rien», déclare l’activiste, James Beltis, membre de l’accord Montana.
L’administration actuelle n’a pas encore réagi aux dernières vagues de violences dans la capitale.
Kervens ainsi qu’une petite quinzaine d’autres jeunes ressortissants de quartiers contrôlés par les gangs prennent refuge sur les bancs et bureaux raides de la Faculté des sciences humaines de l’Université d’État d’Haïti. La semaine dernière, il vivait par intermittence avec sa famille à Solino, avant que les balles se mettent à siffler et à percuter les murs.
«Jeudi 2 mars dans l’après-midi, une balle a raté de justesse ma sœur dans la cour de chez-moi pour aller se fracasser sur un mur, témoigne le jeune homme dans la vingtaine. C’est catastrophique.»
Lire aussi : Le lycée Alexandre Pétion de Bel-Air en détresse
Une habitante de Lalue déclare à AyiboPost héberger une dizaine de citoyens, fuyant Nazon chez elle. Un enfant de huit ans, et un adulte diabétique de plus de soixante ans se trouvent dans le lot. «Je crains la réaction du propriétaire de la maison, et aussi mes voisins parce qu’ils ne connaissent pas ces personnes», dit-elle.
Un des deux policiers interrogés à Solino affirme avoir demandé à ses parents de quitter la zone. Des dizaines de ses frères d’armes se sont déjà enfuis du pays, dans le cadre du programme de «parole» mis en place par les États-Unis. «Immigrer n’est pas mon intention, dit-il. C’est parce que les Haïtiens s’enfuient pour la mort et refusent de se mettre du côté de la police pour lutter contre les bandits que le pays se trouve aujourd’hui dans cette situation.»
Fenel Pélissier a participé à ce reportage.
© Photo de couverture : Des habitants fuyant la guerre des gangs dans un quartier de Port-au-Prince. | OHCHR
Comments