Sa femme Christina Jean Paul Benoît raconte comment son défunt mari a eu la vie sauve
Il était déjà 15 heures 40 minutes quand Christina Jean Paul Benoît demanda gentiment à un homme d’enlever la photo de son défunt mari de l’arbre sur lequel on l’avait attaché. On était dans la cour qui s’apprêtait à accueillir la veillée mortuaire de son mari. « Je ne peux pas le regarder, car je vis à présent avec ce grand vide en moi. Je ne veux pas que cette photo soit placée à cet endroit », lâcha-t-elle.
Du haut de ses 80 années, Christina Jean Paul Benoit garde encore toute sa lucidité et sa vigueur. Elle se souvient avoir rencontré Anselme Benoît à 19 ans. « On était mariés. On avait huit enfants. Et voilà qu’il est parti aujourd’hui à 89 ans », dit-elle, cherchant réconfort auprès de ses enfants, et de son frère germain.
Anselme Benoît était tailleur. En 1967, il faisait partie d’une association communiste ayant pour nom Soleil duvaliériste de Kazal. Ce nom était attribué à l’association afin de cacher ses véritables objectifs anti-duvaliéristes. De son vivant, Benoît a raconté avoir abandonné l’association après qu’on ait demandé aux membres de tuer des militaires duvaliéristes et d’apporter leurs armes au bureau du groupe.
En 1969, des militaires et miliciens du régime des Duvalier écrasent dans le sang un soulèvement paysan à Kazal. Ces paysans protestaient contre les taxes abusives du pouvoir et l’interdiction d’utiliser la rivière de leur village.
« Benoit a été sauvé de justesse du massacre de Kazal en 1969. Je me souviens qu’on était séparés lors du drame parce que tout le monde se réfugiait dans les bois. Il a passé plusieurs jours à se nourrir de patate crue et à boire de l’eau de la rivière Torcelle. Au bout d’un moment, il n’en pouvait plus. C’est alors qu’il a pris la décision de rentrer chez lui », rapporte Christina Jean Paul Benoît.
Les douloureux évènements
Cazale est une section communale de Cabaret, commune rattachée au département de l’Ouest. Les habitants de la zone vivent particulièrement de l’agriculture. Ce village a été créé par les Polonais envoyés par Napoleon pour être supporter l’armée française. Mais ils se sont ralliés à l’armée indigène pour mener la lutte de l’indépendance. Dessalines leur a concédé ces terres en guise de reconnaissance.
Sous la dictature, les communistes, regroupés autour du Parti unifié des communistes haïtiens (PUCH) ont transformé Cazale en un foyer de résistance. Par exemple, les membres de ce parti et les habitants de la zone avaient interdit à la milice de Duvalier d’arrêter Jérémie Éliazer. Cet homme était un leader, qui luttait contre des restrictions imposées par Duvalier, sur l’utilisation de la rivière Torcelle pour l’irrigation des champs des agriculteurs de Cazale.
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Les opposants ont attaqué le bureau de la milice et déchiré le drapeau noir et rouge adopté par Duvalier, pour le remplacer par le bleu et rouge. Duvalier a voulu en finir avec ces opposants communistes dans la zone.
En réaction, l’armée a mené du 27 mars au 11 avril 1969, une opération qui a saccagé la ville. Beaucoup de paysans ont perdu leur vie. D’autres ont été portés disparus. Des dizaines de maisons ont été incendiées, des cas de viols et de vols de bien des paysans furent aussi enregistrés.
Sauvé de justesse
La plupart des habitants de Cazale avaient pris les mornes comme refuge durant l’opération menée par l’armée et la milice du pouvoir dictatorial.
« C’est au beau milieu de cette vaste opération que Anselme Benoît, épuisé, décide de sortir de sa cachette. Les miliciens l’ont attrapé à sa sortie », se souvient sa femme. La veuve raconte qu’on lui a fait creuser sa propre tombe, pour l’y enterrer vivant. « Après l’avoir beaucoup frappé, on lui a demandé de dire ses derniers mots », déclare-t-elle.
Anselme Benoît a répondu : « La fosse n’est pas assez profonde, on devrait la creuser encore plus. Car, je n’avais commis de tort à personne durant toute ma vie, je ne voudrais pas que mon odeur pose problème aux gens après ma mort ». C’est à ce moment qu’un sergent ordonna de le laisser partir.
52 ans après, soit dans la nuit du dimanche 21 mars 2021, Anselme Benoît a rendu son dernier souffle. La communauté cazalaise a choisi de chanter ses funérailles le samedi 27 mars, jour qui coïncide avec la commémoration des 52 ans du massacre.
Des victimes collatérales
Kolektif 2D (K2D) en collaboration avec la Fondation connaissance et liberté (FOKAL) a visité le lycée Jérémie Eliazer de Cazale à l’occasion des 52e années du massacre. K2D a profité de l’occasion pour faire don de plusieurs exemplaires d’un ouvrage photographique à la bibliothèque de cette école. Ce travail de six photographes, publié en 2019, met en exergue les témoignages de dizaines de rescapés du massacre.
La génération cazalaise d’aujourd’hui garde encore cette période en tête. Durant les échanges qu’entretenait K2D avec les élèves, la puissance des émotions de cette période est encore présente dans leurs témoignages. Beaucoup avaient perdu un arrière-grand-parent dans le drame. Ils sont soit tués par les milices duvaliéristes ou ils se sont suicidés pour éviter la mort atroce entre les mains des représentants du régime dictatorial.
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Carmène Élie, élève du nouveau secondaire 3 (NS3), est l’une des jeunes dont le grand-père, Elisme Elie, a choisi de mettre fin à sa vie pendant le drame. « Pour éviter de se faire capturer et subir le martyre, il s’est pendu », lui a raconté son père, Grevit Élie.
Louis Juste Isméo, le grand-père de Jean Odney Nonnon, en NS3 lui aussi, a pris la même tragique décision. « Cette tranche d’histoire de ma ville natale restera gravée à jamais dans ma mémoire. L’histoire de mon grand-père m’a personnellement touché », dit-il.
Jeté aux oubliettes
Âgé de 24 ans, Cherby Joseph, résidant de Cazale, croit que la communauté a grandement besoin d’une école professionnelle. « Les jeunes peuvent boucler leur cycle d’étude classique, grâce à l’implantation du lycée Jérémie Eliazer de Cazale en l’an 2000. Après, on n’a aucun espace pour apprendre un métier professionnel », dit-il.
Rares sont les parents qui envoient leurs enfants à Cabaret pour des études professionnelles. « Le trajet est long et il n’y a pas de route », se plaint-il. Il travaille comme apprenti maçon. Le Casec Similus confirme les propos de Cherby Joseph qui a bouclé ses études à l’âge de 23 ans. Il raconte que Cazale avait bénéficié de quelques miettes de l’État grâce au premier mandat présidentiel de René Garcia Préval.
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« Le mariage du président avec une originaire de Cazale, Guerda Benoît, durant son premier mandat, a facilité l’accès à la construction du lycée et l’implantation d’une centrale électrique. Après l’ouragan Ike en 2008, les installations électriques ont été saccagées. Depuis, plus rien ne fonctionne », explique le Casec qui, depuis déjà 16 mois, n’aurait pas reçu un sou de son salaire, ni les frais de fonctionnement de son bureau.
« On n’a pas pu créer de bons projets. Les moyens nous manquent et nos démarches sont vouées à l’échec auprès des autorités mieux placées », dit-il, accusant sévèrement l’administration de Jovenel Moïse de favoriser les Casec proches du PHTK, parti présidentiel, en mettant à leur disposition un fonds d’un million de gourdes prévues dans le budget 2017-2018 pour réaliser un projet dans leurs zones respectives.
Le coordonnateur du Casec et un juge de paix sont les seuls représentants de l’État dans la localité. Zéro policier pour les 40 000 âmes qui résident dans cette communauté. La rivière Torcelle constitue l’unique source de richesse de la section communale. L’eau de cette rivière permet d’irriguer les jardins de façon traditionnelle.
Parallèlement, les montagnes qui surplombent Cazale sont complètement dénudées à cause de la coupe abusive des arbres dans cette région.
Emmanuel Moïse Yves
Les photos sont de Valérie Baeriswyl
Cet article a été modifié. 29.03.2021 21.34
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