« Il y a oppression contre le corps social lorsqu’un seul de ses membres est opprimé. Il y a oppression contre chaque membre lorsque le corps social est opprimé ». Article 34, Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, 24 juin 1793
Il y a bien des jours, je m’interrogeais sur le sens de ce que nous sommes en train de vivre en Haïti. Je tendais à l’associer à une sorte de suicide collectif. Un peuple dont le souffle tient au fil rouge du quotidien, qui décide d’arrêter la marche de sa petite vie de rien, de sacrifier l’éducation de ses propres enfants, son seul espoir, de renoncer à son gagne-pain, ses petits et moyens business, de se « lock » en dépit de sa situation exécrable. J’y voyais un véritable paradoxe.
Mais, en m’y adonnant profondément en vue de me forger une compréhension, je suis parvenu à la conclusion que ce sont des décisions sacrificatoires, justes et légitimes. Elles puisent leur fondement dans un droit naturel et imprescriptible, une norme supérieure, « la résistance à l’oppression ».
« La résistance à l’oppression »
Voilà que depuis plusieurs décennies, la société est plongée dans une chute libre de décrépitude. Les droits les plus essentiels de ses membres sont réduits à leur plus simple expression par les dirigeants investis des prérogatives de les garantir, de créer des conditions favorables à leur épanouissement.
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Les droits à la vie, à la santé, à l’alimentation, à l’éducation, au travail, à la sécurité, à la justice, à un logement décent, ne deviennent que de vains mots. La corruption, le népotisme et l’exploitation démesurée des richesses du pays à des fins mesquines prennent de plus en plus le large en faisant régner la misère la plus abjecte. Aucune place n’est laissée à la justice sociale. La dignité du peuple est foulée au pied. En somme, une oppression sans précédent, où il ne reste au peuple que le choix de la résignation ou celui de la résistance.
Il va sans dire que c’est le choix de la résistance qui a été fait
Le choix de la résistance
Il va sans dire que c’est le choix de la résistance qui a été fait au péril de sa propre disparition. Depuis une soixantaine de jours, le peuple s’ingurgite pour reprendre H. D. Thoreau, un remède pire que le mal.
Mais, un qui témoigne de sa grandeur. Préférant mourir debout que de lécher les bottes de la misère et de la subordination. Préférant se révolter que de succomber à la bestialité dans laquelle on veut le maintenir. Déclarant qu’il est Homme et en tant que tel, il a sa part à l’humanité. Affirmant à ses oppresseurs que « quand le droit s’écarte de son objectif de conciliation, lorsque la justice est bafouée, l’égalité dénoncée, la liberté écrasée, si l’homme est défait de sa dignité, l’individu, comme le groupe, n’ont pas d’autres alternatives que de se résigner devant la puissance de l’État fort de son droit ou de revendiquer fermement face à l’État devenu oppresseur le respect du droit et des droits.[1] »
Ce droit dit de résistance à l’oppression au nom duquel le peuple haïtien exerce ses revendications a des racines profondes. Il est décelable dans des comportements individuels et collectifs historiques et des textes fondateurs des droits de l’homme.
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C’est en effet, au nom de ce droit que dans l’antiquité, Antigone avait outrepassé les ordres du roi Créon, pour ensevelir dignement son frère. Elle croyait dur comme fer qu’au-dessus des lois de la cité, il existe des lois non écrites et sacrées qui l’habilitaient à agir.
C’est également, en vertu de ce droit que nos ancêtres ont combattu, au péril de leur vie, l’esclavage, les conditions inhumaines contre les puissances coloniales, et ont fondé la nation haïtienne le 1er janvier 1804. Idem, pour les noirs aux États-Unis qui ont obtenu au prix de leur sang, leurs droits civiques et politiques au XXème siècle.
Pareil, pour les Sud-Africains qui avaient sacrifié plus d’une décennie de leur histoire dans le combat contre l’Apartheid. Les exemples du genre sont interminables. Ils se retrouvent à chaque carrefour où des peuples, des individus conscients de leur situation, se soulèvent et brisent les verrous du statu quo infernal. Mais, au nom de quel droit ? – sur quel fondement ?
Dans les législatures en vigueur, le droit de résistance à l’oppression est comme le Graal. On ne l’apercevra nettement que dans des textes qui sont à la racine des droits de l’homme ou qu’implicitement dans les textes actuels. Suivant un ordre chronologique, il obtient ses lettres de noblesse dans la déclaration d’indépendance américaine du 14 juillet 1776. Lequel a solennellement admis que « toutes les fois qu’une forme de gouvernement devient destructive de ce but (garantir les droits inaliénables), le peuple a le droit de la changer ou de l’abolir, et d’établir un nouveau gouvernement, en le fondant sur les principes et en l’organisant en la forme qui paraîtront les plus propres à lui donner la sûreté et le bonheur ».
Puis, en 1789, les révolutionnaires français, aux confins de l’article 2 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789, l’ont hissé en dignité, au rang des quatre droits naturels et imprescriptibles de l’homme à côté de la liberté, la propriété et la sûreté.
La déclaration universelle des droits de l’homme et du citoyen
De même, la déclaration universelle des droits de l’homme et du citoyen ne va pas à contre-courant. Dans le 3e considérant de son préambule, elle qualifie la résistance à l’oppression de recours suprême. Ces termes sont on ne peut plus clairs, « il est essentiel que les droits de l’homme soient protégés par un régime de droit pour que l’homme ne soit pas contraint, en suprême recours, à la révolte contre la tyrannie et l’oppression ».
Dans le même sens, l’article 7 de la déclaration universelle des droits des peuples du 4 juillet 1976, l’aborde à partir d’une figure métonymique, dont le contenu est que : « tout peuple a droit à un régime démocratique représentant l’ensemble des citoyens… et capable d’assurer le respect effectif des droits de l’homme et des libertés fondamentales pour tous ». Et le contenant déductible serait, à contrario, que le peuple serait en droit de le renvoyer sans aucune forme de procès.
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Enfin, pour boucler cette quête de juridicité, ramenons-nous au terroir. La constitution du 29 mars 1987, en son septième paragraphe, octroie à ce droit toute son essence. Il dispose que « la constitution est faite pour instaurer un régime gouvernemental basé sur les libertés fondamentales et le respect des droits humains, la paix sociale… la concertation et la participation de toute la population aux grandes décisions engageant la vie nationale… » À interpréter ce paragraphe, il ne serait pas injuste de conclure que, si le régime institué par la constitution passe outre ce but, la population est en droit de le changer.
Mais, au-delà de tout éventuel critère de juridicité qu’on aurait collé à cette énumération, disons que le véritable fondement de ce droit est la droite raison de l’homme. C’est sa propension à lutter contre l’infâme, à résister contre l’arbitraire. Comme l’a si bien signalé Geneviève KOUBI : « la raison d’être de la résistance à l’oppression ne trouve pas sa source dans des principes éthiques et moraux, mais dans la théorie des droits de l’homme ». D’autant plus que c’est « un droit qui sommeille au pied de toutes les institutions humaines[2] ».
Alors, ce sacrifice expiatoire qu’offre le peuple haïtien à l’autel de la rue depuis plus de huit semaines, en foulant le macadam, en érigeant des barricades de toute sorte, en défiant l’ordre public est un sacrifice juste et légitime. C’est l’expression d’une histoire en marche comme perpétuelle réécriture[3]. Il s’appuie sur un droit naturel, qui porte en lui la grâce créatrice de tous les autres droits. Le produit, selon l’article 58 de la constitution du 29 mars 1987, de celui qui détient la souveraineté[4], le peuple.
In fine, si le peuple cède une partie de lui-même, c’est pour un idéal de justice, de morale publique et de vertu. C’est pour faire poindre le soleil du changement. S’il trouble et défie l’ordre public, c’est en vue de réformer le contrat social.
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Toutefois, il n’est pas écarté, dans cette furie populaire, que le peuple soit manipulé, comme l’aurait présupposé Boissy d’ Anglas, faisant remarquer que la résistance est « axiomes anarchiques recueillis par la tyrannie qui voulait tout bouleverser, afin de tout asservir.[5] » Un propos corroboré par les exemples luxuriants de notre histoire, notamment les assauts de 1806, de 1946, de 1986, de 2004, de 2016. Tous montés de toutes pièces, au nom du changement du statu quo, pour n’aboutir qu’à son renforcement. Mais, sommes-nous condamnés à commettre les mêmes erreurs ? – Au point de déconfiture dans lequel le pays sombre, le changement n’est-il pas le seul choix qui s’impose ?
Auteur : Makenson ALABRE
[1] Geneviève KOUBI, Penser le droit à la résistance, Université de Cergy-Pontoise, (CER:FDP), France, p.3
[2] Le duc de Broglie, cité par Antonin Sopena, résister de quel droit ? , Cairn info, 2010, https://www.cairn.inforevue-vacarme-2010-1-page-82.htm
[3] Danielle Tartakowsky, Quand la rue fait l’histoire, Cairn.info, Pouvoirs, 2006, no 116
[4] Article 58, constitution haïtienne du 29 mars 1987
[5] Cité par Antonin Sopena, resister de quel droit ? , Cairn info, 2010, https://www.cairn.inforevue-vacarme-2010-1-page-82.htm
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