Les gangs armés qui contrôlent les 34 quartiers du plus grand bidonville de la Caraïbe observent une trêve depuis 2015. En refusant les affrontements sanglants, ils instaurent une paix fragile qui ouvre la voie à certaines initiatives porteuses de développement. Immersion dans un ancien chaudron à moins de dix minutes en voiture du palais présidentiel.
Sur la route nationale #1, à l’entrée Nord de Port-au-Prince, un réservoir d’eau géant domine tout. Tout autour de cette citerne, il y a les impacts de projectiles des affrontements opposants gangs armés et casques bleus de l’ONU, entre 2004 et 2007. Sur les murs de clôture, on remarque également des graffitis. Parmi les dessins, il y a une hymne à la paix qui montre un pigeon aux ailes déployées qui ferme avec ses pattes un robinet de sang. « C’est une façon pour nous d’exprimer la paix qui règne ici depuis un certain temps car, nous circulons sans crainte. Il n’y pas d’échanges de tirs », explique, Adou, auteur de la fresque.
Cité Soleil, le plus grand bidonville de la Caraïbe s’étale sur une superficie de 21.8 km2. Il compte plus de 256 mille habitants repartis en trente-quatre quartiers, divisés en plusieurs blocs, dirigés chacun par un chef de groupe armé. Pour les ONG et les agences d’aide, Cité Soleil « is the place to be ». C’est là que l’étalage de la pauvreté a justifié depuis plusieurs années des dizaines de millions dépensés.
Pourtant, la misère ne fait que stagner ou s’amplifier dans ce vaste bidonville. Cité Soleil est connu pour l’extrême pauvreté qu’il concentre et la violence des gangs armés qui sèment le deuil. Depuis un certain temps, les gangs s’entendent de faire taire les armes pour favoriser l’exécution de projets sociaux.
Les armes contre la pauvreté
Ce nouveau cap est suivi par les soldats de tous les camps. La transition est palpable, jusque dans la petite pièce de « Dieufaite », à 2ème Cité, dans laquelle trône un lit recouvert d’un drap usé entourée d’assiettes en inox, de linges sales et de mégots de cigarettes.
Dieufaite, 42 ans, père de deux enfants est un ancien soldat de Robinson Thomas alias « Labanière », qui a dirigé un gang du quartier Boston entre 2001 et 2004 sous la présidence de Jean Bertrand Aristide. Entre les murs délabrés de son taudis, il fume de la marijuana pour « dégager ses frustrations et sa misère ». « A cause de la misère, les jeunes comme moi étaient obligés de prendre les armes pour survivre. J’ai volé, kidnappé et tué », raconte l’ancien soldat converti. « J’ai vécu la terreur et j’ai failli mourir. Je ne suis pas prêt à revivre une telle expérience. »
Des nouveaux chefs transformés en agent social
Entre les hommes armés d’hier et ceux d’aujourd’hui, il s’est établi un pacte pour ne plus utiliser leurs armes pour voler, kidnapper, tuer et violer. Ils dirigent des fondations afin de « ramener le calme, gagner plus d’argent et répondre à certains besoins de la population ». Ces structures sont administrées par de jeunes professionnels qui ne sont pas forcément des membres de gangs. Le 4 septembre 2018 dans le quartier Soleil 17, des dizaines d’enfants ont reçu des kits scolaires. « Je viens de recevoir une valise contenant tout ce dont j’ai besoin pour aller à l’école cette année », se réjouit Jerry, 8 ans.
Pour l’année académique 2018-2019, ses frais de scolarité seront pris en charge par la « Fondation Gabriel », créée par le chef de gang qui dirige le bas Cité Soleil, conduit dans le temps par 2 anciens bandits qu’on appelle « chimè » proches du parti politique Fanmi Lavalas, « Billy » et « Tupac ». « Pour apporter de l’assistance à la population, nous demandons aux ONG 20% sur les fonds de projets qu’elles exécutent à Cité Soleil », explique le coordonnateur de la Fondation Gabriel, Olrich Louis-Jeune.
Au quartier Boston, dirigé autrefois par le puissant chef de gang Evens alias « Ti-Kouto », arrêté en 2007 et décédé en 2009 au pénitencier national, c’est la fondation SABATHEM qui s’impose.
SABATHEM qui est conduit depuis 2006 par l’actuel chef de gang de ce quartier, investit dans la santé, l’éducation et dans des activités économiques en faveur des mères de famille. Leur mission : « lutter contre la délinquance juvénile à Cité Soleil, afin d’éviter de créer des nouveaux gangs armés. » Pendant ses douze ans, la fondation a mis sur pied une clinique communautaire, une pharmacie, un restaurant communautaire et une maison de transfert d’argent.
« Après l’instauration de la paix, il est important d’accompagner les enfants, les jeunes, les personnes les plus nécessiteuses. Si l’Etat est absent, on est obligé de voler au secours des gens », déclare Frantz Laurent, coordonnateur général de la fondation. Il déplore que les canaux ne soient pas curés et l’absence de centres professionnels. L’école nationale, détruite lors du séisme du 12 janvier 2010, n’est toujours pas reconstruite. Le seul centre hospitalier de la commune ne fonctionne pas correctement.
Ces fondations sont souvent supportées par de puissants hommes d’affaires et parfois d’autorités gouvernementales. Chacun tente de contrôler ce vaste bidonville, soit en prélude des prochaines élections, soit pour protéger leurs entreprises se trouvant dans les parages. Mieux que certains élus locaux, des chefs de gangs de Cité Soleil établissent de très bons rapports avec des hommes politiques, notamment les membres du régime « Tèt Kale », dirigé par l’ancien Président haïtien Joseph Michel Martelly.
Policiers et bandits cohabitent pour la paix
« Les affrontements ont cessé, le niveau de danger a baissé, mais on est resté sur notre garde », souligne un policier lors d’une patrouille de routine. A Cité Soleil, les opérations policières de grande envergure ont diminué. Les assassinats par balle également.
Pour les 136 policiers cantonnés à Cité Soleil, les dangers ne sont pas si évidents. Pour maintenir la paix, la police et les bandits s’entendent. Entre forces de l’ordre et certains chefs de gangs, le rapport est souvent cordial. Dans les activités socioculturelles, les jeunes circulent en toute quiétude avec leurs armes à feu sous les regards des policiers.
Samedi 1er septembre 2018. Il est minuit 36 minutes. C’est la grande finale d’un championnat de foot supporté en majeure partie par la Fondation Reginald Boulos, puissant homme d’affaire du secteur privé. Au milieu de cette foule en liesse, les civils armés et les forces de l’ordre se mêlent. Les armes légales et illégales s’entrecroisent.
Un haut gradé de la Police nationale est présent à côté d’un chef de bande armée. A Cité Soleil, même les policiers affichent un certain respect envers ces bandits qu’on appelle « dirigeant ». En cas de tirs, les chefs de gangs sont parfois contactés personnellement par des autorités policières de la commune pour savoir ce qui se passe. La paix est entretenue par les forces légales et illégales. Le commissariat de la commune à travers l’unité « Police Communautaire », organise des activités socio-sportives pour rapprocher davantage les citoyens
Des familles reviennent, des projets porteurs se font jour
La paix instaurée facilite le retour de quelques familles. Darlène qui a fui les violences en 2006, est revenue avec ses quatre enfants. « La Cité est calme actuellement. On ne tue plus les gens comme auparavant », se réjouit-t-elle.
Malgré que les conditions de vies n’aient pas changé, Joubert Noel est revenu relancer son atelier de ferronnerie. Il craint toutefois une résurgence de la terreur sous l’influence de certains secteurs. « Si les jeunes disposent encore de leurs armes, ils peuvent être utilisés à tout moment par certains secteurs. C’est dommage que l’Etat ne profite pas de ce climat pour les offrir d’autres alternatives », indique-t-il.
Parallèlement, les jeunes de « Flanm Art Club Haïti » poursuivent avec le projet « Solidarité pour une bibliothèque à Cité Soleil ». L’objectif est de construire un complexe socio-culturel « pour remplacer les armes par des livres ». 2 ans après le lancement du projet, environ cinq mille donateurs ont permis de collecter plus de seize mille livres et plus de 7.8 millions de gourdes. « Nous voulons offrir une autre voie à la jeunesse de Cité Soleil et contribuer à réduire la délinquance », souligne Louino Robillard, l’un des instigateurs du projet.
C’est la même vision que partage Daniel Tilias qui distille les valeurs du sport et de la solidarité à travers le Centre communautaire alternative pour la paix, SAKALA. « Nous proposons une alternative, un nouveau discours qui passe notamment par le sport pour forcer les jeunes à divorcer d’avec la violence », explique-t-il. Pour lui, ce programme sportif et éducatif, financé par des bailleurs de fonds internationaux, aide à inculquer aux jeunes les notions de fair-play et de vivre-ensemble pour prévenir la violence et la délinquance dans la communauté.
Les armes sont là, les risques demeurent
« Ce semblant de paix qu’on constate à Cité Soleil doit être considéré comme une première phase », souligne Jean Enock Joseph, chef de cabinet du maire de Cité Soleil. Il croit que les armes peuvent être utilisées à n’importe quel moment, pour n’importe quelle cause. « L’Etat doit encourager la remise de ces armes pour que la paix ne soit plus menacée », ajoute-t-il.
En Haïti, plus de 200 mille armes sont en circulation. Seulement 30% d’entre elles sont légalement enregistrées, selon une étude réalisée en 2007 par la Commission Episcopale Justice et Paix (CE-JILAP). « La majorité de ces armes appartenaient aux « Tonton Makout », sbires du régime des Duvalier pendant la dictature, aux anciens membres des Forces Armées d’Haïti et des particuliers », informe la directrice exécutive de la CE-JILAP, Jocelyne Colas Noël.
La commission de désarmement créée en 2006 par l’ancien Président haïtien René Préval, n’a donné que des résultats très limités. « La commission n’est pas parvenue ni à désarmer, ni démanteler les groupes armés. L’importation illégale d’armes automatiques se poursuit alors qu’Haïti ne peut pas acheter des armes de guerre sur le marché international », poursuit Mme Noël.
S’il est évident que les gangs disposent d’une quantité importante d’armes illégales à Cité Soleil, entre 2016 et 2018, les décès par balle ont considérablement diminué. De janvier à septembre 2018, seuls deux cas ont été recensés, selon les chiffres fournis par la Commission Episcopale Justice et Paix. « N’y a-t-il pas des meurtres non-déclarés, des personnes disparues et décapitées non-dévoilées ? », s’est demandée la Directrice Exécutive de la CE-JILAP. Les groupes rivaux ont certes fait la paix, mais les armes sont encore présentes. Donc, les risques de nouvelles explosions de violence demeurent. »
Un bandit qui vit dans la précarité ne peut être un agent de développement
« La commune vit dans la paix mais les grands projets de développement tardent à venir. Le chômage, l’insalubrité, l’absence de logement sociaux, d’infrastructures routières et d’écoles professionnelles renforcent les mauvaises conditions de vie à Cité Soleil », explique un individu armé, âgé de 24 ans. Ce jeune qui requiert l’anonymat, explique qu’il est difficile pour lui et pour d’autres jeunes de subvenir à leurs besoins alors qu’ils disposent d’une arme à feu. « Un bandit ne peut pas être un agent social quand il vit lui-même dans la précarité », confie-t-il.
A Cité Soleil, des dizaines de jeunes sont lourdement armés. Des armes automatiques, parfois à l’état neuf. Des armes dont la police ne dispose pas. Les grands affrontements ont cessé dans la zone mais les armes sont toujours là. Dans la nuit du 13 au 14 octobre 2018, un chef de gang qui contrôle le quartier « Belekou », à la tête de ses troupes, avait fait irruption dans un port maritime non loin de la zone. Il y a eu des échanges de tirs et des blessés. Une dizaine de membres de gangs se sont emparés de plusieurs armes de guerre. La nouvelle n’est pas relayée dans les médias, mais circule sur les réseaux sociaux.
Au cours de l’été 2018, plusieurs affrontements armés à petite échelle ont eu lieu entre gangs rivaux. Aucune victime n’a été signalée ou répertoriée. Depuis le choix de cette paix qui demeure « fragile », les armes à feu chantent pour une cause claire ou pour lancer un message.
Jeudi 1e novembre 2018. Le principal chef de gang de « La Saline », quartier de Port-au-Prince, vient d’être tué par balle, lors des échanges de tirs avec la police. L’un des groupes armés de Cité Soleil fait chanter leurs armes automatiques en signe de protestation. Une vive tension a régné ce jour-là, confirmant ainsi la fragilité de cette « paix ».
La vie continue à Cité Soleil. Préserver la paix est un défi ces temps-ci où d’autres quartiers précaires comme Martissant, Village de Dieu et La Saline défraient la chronique, à cause de la terreur instaurée par les gangs armés. A Cité Soleil, il est prouvé que la paix est possible, qu’un répit peut intervenir. Il faut maintenant que les pouvoirs publics agissent pour renforcer la présence de l’Etat, fournir des services sociaux de base au bénéfice de la population.
Luckson SAINT-VIL
Photos & Vidéos :
Jean Marc Hervé ABELARD|| Dieu-Nalio CHERY
NB: « Dieufaite » est un nom d’emprunt
Documents consultés :
« Institut Haïtienne de Statistique et d’Information (IHSI), rapport sur l’estimation de la population haïtienne, ménages et densités, 2015.»
« Small arms survey, rapport sur la circulation d’arme a feu en Haïti, 2005. »
« Commission Episcopale Nationale Justice et Paix (JILAP), rapport sur l’insécurité et la criminalité en Haïti, entre juin et septembre 2006. »
« Commission Nationale de Désarmement, de Démantèlement et de Réinsertion (CNDDR), rapport final 2011. »
« Réseau National de Défense des Droits Humains (RNDDH), Rapport sur les événements survenus à Cité Soleil le 16 octobre 2015. »
« Commission Episcopale Nationale Justice et Paix (CE-JILAP), Rapport sur l’insecurité dans la region metropolitaine de Port-au-prince, entre 1er octobre et 27 novembre 2018. »
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