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Petrocaribe: « En Haïti c’est toujours le dernier dossier qui est important. » Jean Max Bellerive

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Ayibopost publie cette interview avec Jean Max Bellerive réalisée en octobre 2016. Les propos de l’ancien Premier ministre sur le dossier Petrocaribe apportent des éléments intéressants au regard de la conjoncture actuelle.

Jean Max Bellerive est né à Port-au-Prince en 1958. Trois mois après sa naissance, il quitte Haïti avec ses parents. Il a vécu en Inde, au Liban et au Congo jusqu’à l’âge de six ans. Ensuite, il est allé vivre en Europe jusqu’à l’âge de 26 ans. Il retourne en Haïti en 1986 et travaille dans une coopérative de pêche dans le sud. En 1988, il intègre le Ministère de l’Intérieur et des Collectivités Territoriales comme Assistant en Chef du Service d’Analyse et de Prospectives Politiques, il quitte ce poste en 1990 avec le titre de Directeur de l’Unité Organisation et Méthodes et Directeur Général par intérim. En 1990, il fonde Sibel Consult, une agence de gestion et d’élaboration de projets de développement. Il fit un bref passage au Conseil Electoral Provisoire en 1999-2000, où il a occupé les fonctions de Président du Bureau Electoral de l’Ouest. De 2000 à 2006, il est nommé successivement aux postes de Chef de Cabinet du Premier Ministre Jean-Marie Chérestal, de Conseiller Technique Principal du Premier Ministre Yvon Neptune et de Coordonnateur de la Cellule de Coordination et de Suivi des Politiques Publiques (CCS), financée par le PNUD et attachée au Bureau du Premier Ministre Gérard Latortue. En 2006, il est appelé à faire partie du Gouvernement Préval-Alexis, comme Ministre de la Planification et de la Coopération Externe, et reconduit au même poste au sein du Gouvernement Préval – Duvivier Pierre-Louis. Désigné par le Président Préval le 30 octobre, il est ratifié par le Parlement le 11 novembre 2009 et devient Premier Ministre jusqu’à son remplacement en Novembre 2011.

L’INTERVIEW

Ces dernières années des milliards sont dépensés –reconstruction post-séisme, PetroCaribe- et Haïti est sorti plus pauvre que jamais. Pour avoir occupé de très hautes fonctions au sein de l’Etat comment interprétez-vous ce constat ?

J’ai beaucoup réfléchi à la situation d’Haïti à cause de mes responsabilités comme citoyen. La question fondamentale est pourquoi Haïti ne s’en sort pas alors que beaucoup de pays de la zone s’en sortent. L’une des explications que j’ai pu me donner c’est que malheureusement Haïti est entré dans la démocratie au mauvais moment. Pourquoi je dis ça ? C’est parce qu’au moment où vous regardez les pays africains ou les autres pays de la zone, ils ont fait le shift dix ou quinze années avant. Il y avait un effort de développement majeur et d’investissement dans toute l’Amérique Latine où tout le monde investissait sans tenir compte de la démocratie. On a raté le moment où il fallait prendre des décisions difficiles mais nécessaires pour opérer le shift économique. Vers 1986-1987, Haïti s’est retrouvé brusquement à devoir tout faire en même temps alors que les autres pays avaient fait les choses l’une après l’autre. Haïti n’arrive pas à faire deux transitions présidentielles continues.

Monsieur Bellerive, n’est-ce pas un constat d’échec que vous faites-là ?

Je ne pense pas que je dis quoi que ce soit de neuf. Le constat d’échec, chaque Haïtien le vit chaque jour. C’est un pays qui ne vit que pour se préparer à l’émigration. Il faut redonner l’espoir aux Haïtiens. Il faut que chacun ait un espoir pour soi et pour ses enfants. Haïti ne donne pas cette image d’espoir, il n’y a que des discours. Tant qu’il n’y aura pas de stabilité politique qui permette à des investisseurs privés nationaux ou internationaux d’investir sur le long terme, Haïti sera toujours instable. On a besoin d’investissements massifs dans le pays. L’Etat n’aura jamais la capacité de créer du travail pour six millions de demandeurs d’emplois.

Pour avoir occupé de hautes fonctions au sein de l’Etat, pensez-vous que vous faites partie de cet échec ?

A partir du moment où j’ai pris certaines fonctions, il est clair que j’ai ma part de responsabilité dans un échec collectif. Et cet échec, je ne mets pas chaque Haïtien là-dedans. Je parle de l’échec collectif des dirigeants de ce pays ces 30,40, 50 dernières années et ça remonte avant Duvalier. A chaque fois, il y a la question du temps. J’étais Premier Ministre pendant deux ans, un an après le tremblement de terre. Cela veut dire que j’ai eu moins d’un an pour travailler réellement. Le reste, j’ai fait de l’humanitaire. J’ai une responsabilité, j’aurais pu démissionner. Mais ceci étant dit, j’ai assumé des responsabilités dans des conditions pratiquement impossibles pour créer de la richesse pour ce pays. Ma gestion a été faite à 50% dans le post tremblement de terre.

Moi j’ai pris le pari que j’ai perdu. J’ai dit que je dois travailler pour le prochain gouvernement. On avait laissé une vision sur trente ans. Au lieu d’aller faire des petits projets à droite et à gauche, j’ai dit qu’il faut réfléchir la reconstruction pour qu’on ne fasse pas n’importe quoi. Et, j’ai mobilisé des ressources humaines et financières pour produire cette vision que j’ai donné en héritage au gouvernement qui est venu après. J’aurais pu dire que c’est Bellerive qui a fait le Plan Stratégique de Développement d’Haïti, le plan de développement sur trente ans. Je les ai laissé pour le gouvernement qui est venu après. Parce que je savais que si je donnais ce document à la veille de quitter l’Etat, ils allaient le mettre dans une poubelle. J’ai créé des institutions. Le Centre National de l’Information Géo-spatiale (CNIGS), on n’en parle pas assez. Pour moi, c’est l’une de mes plus belles réalisations.

Si l’on remonte à l’histoire de ce pays, aucun régime n’a disposé d’autant d’argent que celui du président Martelly ces cinq dernières années…

Non. Et on va difficilement retrouver [une pareille somme, Ndlr] en plus. C’est ce qui est le plus grave. Ce n’est pas seulement que ce pouvoir a pu investir énormément, non seulement avant on n’avait pas autant d’argent, et maintenant on a beaucoup de dettes.

D’où ma question : Etes-vous satisfait de la gestion de PetroCaribe ?

Je suis dans une position très délicate. Tout le monde connaît mes relations avec le président Martelly. C’est un parent. Tout le monde sait que politiquement je ne suis pas dans le même camp. Tout le monde sait que quand le président Martelly est arrivé pouvoir, j’ai décidé de démissionner. Il m’avait demandé de rester au moins pendant un temps. J’ai décidé de démissionner par rapport à ses convictions. Le bilan Martelly ce n’est pas à moi de le faire.

Il n’y a pas que Martelly. Il y a des erreurs que nous avions faites avant. Martelly était président de la République, il a eu deux gouvernements, il y a des gens qui se sont impliqués. Il y avait un secteur privé. Il y avait un parlement. Vouloir résumer ces cinq dernières années à Martelly, moi, je ne vais pas rentrer dans cette logique. Il y a eu beaucoup de complicités dans beaucoup de secteurs qui ont permis à  Martelly de prendre peut-être des mauvaises décisions et de ne pas en payer le prix au moment où il le devrait. Il a aussi fait beaucoup de choses positives. Je dois reconnaitre qu’ils ont fait des choses que nous, nous n’avions pas fait. Quel est le coût réel de tout ça ? Je crois que c’est trop tôt et je ne participerai certainement pas à des chasses aux sorcières. J’ai été victime de chasse aux sorcières. Moi, je crois à des bilans réels, chiffrés, analysés, pour que la population haïtienne puisse tirer les conséquences.

Le problème en Haïti c’est que les gens n’ont pas de mémoire. C’est toujours le dernier voleur ou le dernier dossier qui est important. Moi je sais que ces cinq dernières années, beaucoup de choses ont été mises sur la table. On parle beaucoup des scandales mais on ne parle pas des enquêtes et des résultats de celles-ci. L’un des problèmes que vous évoquez c’est l’impunité. Je suis bien placé pour vous en parler puisque sept ans après que j’ai été premier ministre, il n’est même pas question qu’on analyse ma décharge alors que j’ai un rapport de la Cour des comptes. Sept ans après un Sénateur [Ndlr, Youri Latortue] peut se permettre de faire une Commission d’enquête où il me met sur la sellette, où il dit n’importe quoi à propos de moi, une fois qu’il l’a fait, il n’y a plus aucun suivi. Si ce que j’avais fait est aussi grave et aussi vrai que ce qu’il dit dans son rapport, je n’aurais pas dû être disponible pour cette interview.

En tant qu’homme d’Etat, pensez-vous qu’il est moralement acceptable qu’on ait dépensé autant d’argent pour qu’on aboutisse à un état matériel aussi précaire ?

Si on dépense sans plan et sans vision, on va toujours dépenser mal. C’était ça mon idée pendant le temps que j’étais là, j’ai dit, au lieu de prendre tout cet argent qui nous est donné et de dépenser tout de suite, prenons le temps d’avoir une vision, d’avoir un plan et ainsi on pourra dépenser l’argent dans les secteurs qu’on a choisi et qui sont productifs. C’est facile de signer les chèques. L’argent qu’on a laissé dans les caisses on aurait pu le dépenser aussi et faire des inaugurations. Il n’y a aucune photo de moi faisant des inaugurations comme ministre du plan ou comme premier ministre. Ce n’était pas pour ça que j’étais là.

Ce n’est pas de la faute de telle ou telle personne. Ils sont rentrés dans une machine où il y a de l’argent de PetroCaribe, on dépense, et c’est à mesure qu’on dépense qu’on commence à réfléchir à une vision plus cohérente, plus globale. ça ne peut que donner ça comme résultat. Ce n’est pas forcement parce que la personne n’est pas bonne, c’est la méthodologie qui n’est pas bonne.

Il y a une responsabilité quelque part M. Bellerive. Est-ce que c’est acceptable ?

Encore une fois, ce n’est pas à moi de tirer ce bilan. Moi je vous donne en fonction de ma formation et en fonction de ce que je sais. Dès le départ, je savais que ça allait aboutir à ça. Si vous ne faites pas un cadrage, indépendamment de la bonne foi, indépendamment de corruption, à partir moment où vous prenez les rennes de l’Etat et que vous commencez à dépenser avant de savoir voici où vous voulez arriver, vous ne pouvez qu’aboutir à un échec. Si vous ne prenez pas le temps de savoir comment et où vous allez dépenser chaque gourde, vous allez créer des déséquilibres et des frustrations et vous allez devant l’échec. Vous ne donnerez pas à vos partenaires une image de prise en charge sérieuse du pays.

Niez-vous donc une quelconque responsabilité dans la mauvaise gestion des fonds Petrocaribe ?

Quand j’étais devenu Premier ministre, c’était pour la première fois que l’argent de PetroCaribe était inscrit au budget. Quand je ne suis plus Premier ministre, ils l’ont enlevé du budget, c’est redevenu une caisse noire et ce n’est qu’après qu’ils l’ont encore remis. Chaque sou que j’ai dépensé dans PetroCaribe était voté dans le cadre d’une résolution prise par le Conseil d’administration de Petrocaribe, confirmée par une résolution du conseil des ministres et voté par le parlement c’est- à-dire  à travers le budget. Chacun des parlementaires qui font les enquêtes ont voté et étaient d’accord avec mes décisions sur PetroCaribe.

Estimez-vous que la Commission éthique du parlement est en train de vous indexer méchamment ?

Je ne veux pas me servir de votre tribune pour faire une vendetta ou faire du tac-au-tac avec quelqu’un qui avait un agenda personnel. Ma gestion a été approuvée indirectement par le Parlement parce que chaque année, j’ai déposé un budget et il y a une loi de règlement qui a été votée. Chaque année de ma gestion a été approuvée par le parlement à travers le vote du budget. J’ai personnellement demandé un audit sur PetroCaribe, mais la Commission est en train de discréditer la Cour des comptes. J’ai deux rapports de la Cour des comptes. J’ai le rapport spécifique sur ces contrats que j’avais demandé et j’ai le rapport sur ma gestion totale comme ministre de la Planification et comme Premier ministre, qui me sont aussi favorables.

Les gens qui ont commandité ce rapport, ils ont déjà atteint leur objectif. Ils ont créé un doute dans la société. Maintenant je dois passer ma vie à répondre et à expliquer.

On vous cite également comme l’un des principaux artisans des contrats avec les firmes dominicaines…

Je vous ai expliqué tout à l’heure ma vision. Dans tous les pays, c’est à partir des infrastructures qu’on créé des emplois et facilite les investissements. Si je veux faire les 20 000 unités de logement par année, c’était ces types de contrats qu’il fallait faire. On parle de 44 millions de dollars. C’est le coût d’un carnaval. J’ai signé seulement deux contrats de 22 millions de dollars chacun. D’ailleurs, rien n’a été fait à partir de ce que j’ai signé. Pas un appartement n’a été construit selon les contrats que j’ai signé. Donc tout ce qui est fait avec les contrats que j’ai signés, ça s’appelle du détournement de fonds. J’ai signé des contrats avec les dominicains qui n’ont jamais été mis en application. Plus de 200 millions de dollars ont été décaissés avec ces compagnies après que je sois premier ministre et je me retrouve à donner des explications sur 300 millions de dollars.

J’ai appelé des compagnies dominicaines qui avaient l’expérience et l’expertise dans la construction de logement. Aucune firme haïtienne n’avait dénoncé les contrats parce qu’elles savaient qu’elles n’avaient pas l’expertise qu’il faut. Je n’aurais jamais appelé les dominicains pour la construction de stades, pour réparer la Villa d’accueil, pour la construction du ministère de l’intérieur, du commerce, parce que je sais que les firmes locales ont la capacité.

Quels sont vos rapports avec les Dominicains ? Votre famille vit-elle en République Dominicaine ?

Ma femme est Dominicaine. Mes enfants sont haïtiennes et ont leur passeport haïtien. Mais ça n’a rien à voir puisque ce sont des choix privés. Lorsque j’étais Premier Ministre, ma femme habitait avec moi ici en Haïti à Musseau.

Pourquoi êtes-vous autant sollicité par différents régimes ?

J’ai hérité ça de mon père. La devise qui a toujours guidé ma vie c’est « être utile ». Ceux qui ont travaillé avec moi savent qu’il n’y a pas de limites dans les sacrifices que je peux faire. C’est parce que je pense que je peux être utile sans prétention. Donc, ceux qui estiment que Bellerive peut leur être utile, ils font appel à mes compétences.

Etes-vous fier de l’héritage que vous laisserez aux générations futures ?

Je suis encore vivant, je ne peux donc pas encore parler d’héritage. J’espère que je pourrai construire un autre patrimoine. Je veux être fier devant mes enfants. J’ai deux filles, je veux être en mesure de les regarder dans les yeux sachant que leur père est un homme sérieux. Que leur père a fait tout ce qu’il a pu dans le cadre de ses responsabilités, avec le plus grand sérieux. Je suis satisfait que mes filles me regardent avec reconnaissance et fierté.

Haïti fait toujours mauvaise figure dans les classements sur la corruption. Quel effet cela vous fait de vous savoir Premier ministre d’un gouvernement corrompu ?

Il y a une image de corruption liée à un phénomène beaucoup plus global. Quand un gouvernement est corrompu, cela justifie que l’aide passe par les ONG. Donc, il y a une réflexion et une vision derrière tout ça. Parce que, pour justifier que dix millions de dollars donnés à Haïti ne passe pas par le gouvernement mais par une ONG qui fera le travail du gouvernement, il faut ces genres de classement. Quand ce sont des ONG qui viennent dans un quartier pour garantir l’accès à l’eau, le gouvernement n’est rien. Ceci crée une défiance de la population envers le gouvernement. Qu’est-ce que cela couterait d’associer le Ministère de la Santé et la Dinepa dans la distribution de l’eau ? Eh bien, pour justifier leur mise à l’écart, il faut une bonne raison, et cette bonne raison, c’est de dire qu’ils sont tous des voleurs.

Pensez-vous que vous êtes un homme d’Etat modèle M. Bellerive?

Ce n’est pas à moi de juger. Je sais que je suis un serviteur de l’Etat. Je n’ai pas d’ambitions politiques quoique je suis un homme politique. Je n’ai jamais cherché le vote de qui que ce soit, j’ai toujours été appelé pour remplir des fonctions. Parce que, ma volonté c’est de servir l’Etat à plusieurs niveaux. Je n’ai jamais marchandé. J’ai eu des rapports avec Martelly, j’ai eu des rapports avec Préval, j’ai eu des rapports indirects avec Aristide et qu’importe celui qui sera le prochain président, s’il fait appel à mes services, je me porterai volontiers à son service.

 

Ralph Thomassaint Joseph 

Directeur de la Publication à AyiboPost, passionné de documentaire.

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