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Comprendre la disparition de la plus importante compagnie de production d’œufs en Haïti

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Maintenant, plusieurs employés ont fui le pays et l’endroit où se trouvait la ferme est en proie au banditisme

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«Haiti Broilers»à un moment responsable de 40 % de la consommation locale en œuf — a cessé de fonctionner il y a plus d’un an, à cause de pertes consécutives enregistrées entre 2019 et 2022, selon des révélations faites par l’ancien directeur de l’entreprise à AyiboPost.

L’échec de cet investissement qui a contribué ainsi à la chute du secteur avicole local illustre les obstacles profonds handicapant l’investissement direct en Haïti, dans un contexte d’appel à la production nationale pour diminuer le déficit en défaveur d’Haïti dans sa balance commerciale avec la République Dominicaine, notamment.

Filiale de la compagnie jamaïcaine d’élevage de poulets, «Jamaica Broilers», Haiti Broilers s’est appuyé sur un investissement d’environ dix-neuf millions de dollars américains pour s’implanter en 2011 en Haïti en partenariat avec le Groupe Coles.

Cependant, l’insécurité, la concurrence déloyale, la contrebande sur la frontière, la dépréciation monétaire, les conditions politico-économiques défavorables ont conduit l’entreprise à la «disparition», témoigne à AyiboPost Carl-Eric Staco, ancien directeur des opérations d’Haïti Broilers.

L’échec de cet investissement qui a contribué ainsi à la chute du secteur avicole local illustre les obstacles profonds handicapant l’investissement direct en Haïti…

Au cours de l’année 2022, l’entreprise a subi près de trois à quatre saisies de ses camions de marchandises. «Chaque deux à trois mois, on volait environ deux camions de produits d’Haïti Broilers», explique l’ancien directeur de la compagnie.

En avril 2022, des membres de gangs ont tenté d’enlever un véhicule transportant des employés de l’entreprise, au niveau de Drouillard. Ce jour-là, les bandits ont forcé le conducteur à arrêter le véhicule. Ayant remarqué qu’il s’agissait d’un rapt, le chauffeur a pris la fuite. Si les employés ont eu la vie sauve, la voiture, blindée, a été atteinte de dix-huit projectiles, relate Staco.

«Cet évènement menaçant pour la vie des employés constitue l’un des faits qui ont impulsé la fermeture de l’entreprise par les responsables jamaïcains», indique Carl-Eric Staco.

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La compagnie était profitable jusqu’à 2019. Mais les troubles politiques répétés depuis la fin du mandat du président Michel Martelly en 2016, les événements du 6 et 7 juillet 2018, les différents épisodes de «peyi lòk» en 2019… «toutes ces périodes ont eu des impacts négatifs sur la compagnie», affirme le responsable.

Haiti Broilers s’est appuyé sur un investissement d’environ dix-neuf millions de dollars américains pour s’implanter en 2011 en Haïti en partenariat avec le Groupe Coles.

La dévaluation de la gourde mange une partie des marges des entreprises internationales implantées en Haïti. Selon les données de «Jamaica Broilers», l’entreprise a enregistré une perte d’exploitation évaluée à 83 millions de dollars jamaïcains en 2022.

Selon la structure, plus d’un millier de personnes bénéficiaient directement de ses opérations, surtout dans les endroits à proximité de Thomazeau, dans le département de l’Ouest.

Maintenant, plusieurs employés ont fui le pays et l’endroit où se trouvait la ferme est en proie au banditisme.

La fermeture de la frontière haïtiano-dominicaine pendant le Covid-19 était une aubaine pour Haiti Broilers qui a pu vendre beaucoup d’œufs. «Nous avons fait une belle vente, mais nous avons enregistré aussi beaucoup de pertes à cause de la dévaluation de la gourde», dit le directeur Staco. Même si la production se fait en Haïti, «l’achat des intrants se fait en dollars», souligne le responsable.

Nous avons fait une belle vente, mais nous avons enregistré aussi beaucoup de pertes à cause de la dévaluation de la gourde.

Avec l’entrée sur le marché haïtien d’œufs dominicains par contrebande, Haïti Broilers vendait à perte ses produits, selon les responsables de la compagnie. Ce qui a perturbé les exercices de l’entreprise.

«Depuis 2015, chaque année, au cours des périodes de vacances, les Dominicains ont pu baisser le prix de leurs œufs. Ce qui fait qu’en Haïti, la production se vendait à perte», selon Carl-Eric Staco.

Ainsi, la production d’une caisse d’œufs en Haïti coûte 2 800 gourdes, pendant que la caisse qui provient de la République Dominicaine se vend à 2 700 gourdes. Ce qui avait contraint Haïti Broilers à écouler ses caisses à 2 600 gourdes, avec un déficit de 100 gourdes sur le coût de production, selon l’ancien directeur.

«Nous nous sommes réunis avec les responsables douaniers, pour leur demander de nous protéger [face à la concurrence déloyale des Dominicains]. Cependant, nos efforts en ce sens ont été infructueux», dit l’ancien responsable Carl-Eric.

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Haïti dépend des importations pour une très grande partie de sa consommation locale.

En 2017, les exportations de la RD vers Haïti ont atteint environ 853 millions de dollars alors que ses importations en provenance d’Haïti ont totalisé environ 42 millions de dollars, selon le rapport du mois de mars 2019 du Centre pour les études internationales et stratégiques du département d’État des États-Unis.

Depuis 2015, chaque année, au cours des périodes de vacances, les Dominicains ont pu baisser le prix de leurs œufs. Ce qui fait qu’en Haïti, la production se vendait à perte.

De 2010 à 2015, la production d’œufs était de 1 million à plus de 6 millions par mois en Haïti, selon les données du Ministère de l’Agriculture (MARNDR).

«Bien qu’il existe une dépendance de l’étranger pour l’acquisition des poules, le secteur a le potentiel de stimuler la production nationale», analyse à AyiboPost Michel Chancy, ancien secrétaire d’État à la production animale.

Le Professeur à l’Université Quisqueya soutient que pour sortir de la dépendance vis-à-vis de la République Dominicaine dans la filière des œufs, il faut d’abord protéger le marché face aux produits dominicains qui y pénètrent sans surveillance. L’État doit également, selon Chancy, effectuer des contrôles de qualité afin de protéger la production nationale et assurer un climat sécuritaire stable.

D’autres entrepreneurs du secteur se trouvent dans la tourmente.

L’agronome Dominique Charles Jean, dirige La Petite Ferme, une entreprise du secteur avicole vieille de plus d’une quarantaine d’années, située à Bon-Repos, dans la plaine du Cul-de-sac.

La Petite Ferme produit essentiellement des œufs ainsi que des poules prêtes à pondre, des poulets de chair, des dindes, sur demande d’ONG ou de fermes.

«Il s’agit d’une ferme d’une capacité de 100 000 poules. Mais pour l’instant, nous avons une quantité restreinte de 9 000 pondeuses et 20 000 poussins», relate l’agronome.

Pour sortir de la dépendance vis-à-vis de la République Dominicaine dans la filière des œufs, il faut d’abord protéger le marché face aux produits dominicains qui y pénètrent sans surveillance.

Le 14 septembre 2023, les autorités dominicaines ferment la frontière, en représailles à la construction par des agriculteurs haïtiens d’un canal sur la rivière Massacre. À cause de cette décision, «la ferme ne peut pas s’approvisionner en nourritures pour les volailles», rapporte Jean Charles.

L’insécurité généralisée dans le pays impose aussi une baisse des productions, soutient l’entrepreneur qui se plaint d’un manque de clients pour l’achat des poules prêtes à pondre. «Les volailles sont à 17 % de leur ponte habituel estimée à 80 %», selon Jean Charles.

La saignée de techniciens qui fuient Haïti pèse sur La Petite Ferme qui fait face à une déperdition de techniciens ayant émigré vers les USA, dans le cadre du programme Humanitarian Parole. Aussi, malgré les opportunités offertes par la fermeture de la frontière, la ferme est passée d’une trentaine d’employés à une quinzaine, raconte l’entrepreneur Jean Charles.

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Le marché reste difficile. Haïti Broilers avait ouvert une usine de production de nourriture pour les volailles, une usine d’incubation d’œufs, un abattoir ainsi qu’une conserve.

La compagnie disposait aussi d’un couvoir d’un potentiel de 390 000 poussins par mois, pour seulement une production habituelle de 100 000 poussins par mois.

La saignée de techniciens qui fuient Haïti pèse sur La Petite Ferme qui fait face à une déperdition de techniciens ayant émigré vers les USA, dans le cadre du programme Humanitarian Parole.

«À un certain moment, Haïti Broilers fournissait 1 450 caisses d’œufs par jour, répartie dans environ 54 unités de production différentes avec près de 650 000 pondeuses», fait savoir Carl-Eric Staco.

Avant 2011, la quantité de poules pondeuses pouvait s’estimer entre 20 000 à 24 000, mais avec la venue d’Haïti Broilers, la production s’est hissée de 400 000 poules pondeuses en 2016, selon les chiffres internes de la compagnie.

Ce qui a conduit à une autosuffisance du pays dans ces domaines. 45 à 50 % des œufs consommés en Haïti provenaient du marché local et la compagnie avait capturé 40 % du marché.

Par Jérôme Wendy Norestyl

Image de couverture : Des poules pondeuses en cages | © iStock 


Visionnez ce reportage d’AyiboPost réalisé sur la réalité commerciale entre Haïti et la République Dominicaine dans la zone frontalière au niveau d’Anse-à-Pitres :


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Journaliste-rédacteur à AyiboPost, Jérôme Wendy Norestyl fait des études en linguistique. Il est fasciné par l’univers multimédia, la photographie et le journalisme.

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