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Le cauchemar des jeunes agro-entrepreneurs haïtiens en faillite

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«Les mouvements populaires du 6-7 juillet 2018 ont enclenché notre descente aux enfers», témoigne un jeune entrepreneur

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Après leurs études en agronomie, trois jeunes entrepreneurs haïtiens, attirés par l’entrepreneuriat agricole, ont tenté de s’illustrer dans le secteur de l’élevage. Leurs intérêts principaux ? La production d’œufs et de poulets de chair.

Mais des années après l’enthousiasme du début et un investissement important, l’expérience leur laisse un arrière-goût amer.

Junior Poteau est originaire de Fond-des-Blancs, commune du département du Sud. Avec deux autres camarades, il a monté la ferme Tamarin dans sa ville natale en 2017.

Sa capacité de production était de plus de 2 500 poulets de chair et 2 800 pondeuses.

À côté, ils ont fait construire une porcherie, peuplée de plus de 80 porcs. Ils ont tout misé sur la petite ferme qui ne tardera pas à trouver des clients un peu partout dans le pays.

Mais des années après l’enthousiasme du début et un investissement important, l’expérience leur laisse un arrière-goût amer.

«Nous savions qu’il y a beaucoup d’opportunités dans ce secteur en Haïti. Nous avons voulu en profiter et ainsi réduire la dépendance d’Haïti par rapport à l’extérieur», explique Poteau.

En 2018, constatant la nécessité d’augmenter sa production par rapport à la demande qui grandissait, lui et ses camarades obtiennent un prêt de neuf millions de gourdes à la banque de Crédit Agricole au ministère de l’Agriculture, des Ressources naturelles et du Développement rural avec un taux d’intérêt «élevé» de 18 à 22 %.

Quelque mois après, ce qui semblait être un rêve en train de devenir réalité tourne brusquement au cauchemar.

«Les mouvements populaires du 6-7 juillet 2018 ont enclenché notre descente aux enfers», tranche le jeune entrepreneur.

L’instabilité qui s’en est suivi et la situation à Martissant ont impacté la production. Junior Poteau ne pouvait plus acheter de soja à Port-au-Prince pour ses poules qui commençaient à mourir au bout de quelques jours.

Quelque mois après, ce qui semblait être un rêve en train de devenir réalité tourne brusquement au cauchemar.

«Vu l’incertitude du contexte, nous étions obligés d’annuler le décaissement des fonds du Bureau de Crédit Agricole », explique Poteau à AyiboPost.

En dépit de tout, l’équipe s’est quand même battue pour sauver la porcherie.

Mais, comble du malheur, en 2021, la peste porcine s’est pointée et en a tué plus que la moitié des bêtes.

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Voulant sauver ce qu’il en reste, Poteau s’est rendu au ministère de l’Agriculture pour pouvoir acheter le vaccin contre la peste porcine africaine. Mais sans succès. On lui a informé que le vaccin n’était pas disponible à l’époque.

«Alors, devant mes yeux, les bêtes sont mortes l’une après l’autre. Ce qui a entraîné un déficit de plus de 500 000 gourdes», se désole-t-il.

À Croix-des-Bouquets, Yvener Junior Guerrier a connu le même sort. Sa ferme «Lapinou et Poul pa nou» dans laquelle il élevait des lapins, des poulets de chair et produisait des œufs ne sont maintenant que ruines.

À part le pays lock et les agissements criminels du gang 400 Mawozo qui l’ont poussé à se déplacer, une autre infortune l’a poursuivi.

«La fermeture des moulins d’Haïti pour des raisons de sécurité, seul endroit où j’achetais de la nourriture pour mes poules, m’a mis à terre», explique-t-il.

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En dépit des multiples tentatives pour relancer en 2019, il a définitivement fermé ses portes en 2020.

«Le secteur de l’élevage en Haïti, notamment l’aviculture, fait face à de nombreux défis structurels qui expliquent les difficultés pour les entreprises de survivre voire de satisfaire la demande locale», explique Michel Chancy, entrepreneur et ancien secrétaire d’État à la production animale contacté par AyiboPost.

«Le manque de contrôle sur la qualité des produits importés, ainsi que la réduction du droit de douane pour certains fait le malheur des producteurs haïtiens», souligne le spécialiste.

Le secteur de l’élevage en Haïti, notamment l’aviculture, fait face à de nombreux défis structurels qui expliquent les difficultés pour les entreprises de survivre voire de satisfaire la demande locale.

De plus, poursuit Chancy, le secteur de l’aviculture, notamment la production des poulets de chair et de pondeuses, est très dépendant de l’extérieur.

«Dans un contexte où les producteurs font face à d’énormes contraintes structurelles, comme l’électricité pour le fonctionnement des couvoirs et des infrastructures routières pour les transporter, c’est difficile d’être compétitif face aux produits étrangers», ajoute-t-il.

Plus loin, Michel Chancy évoque les retombées négatives de cette concurrence déloyale sur les producteurs du pays : «Il devient très difficile pour un entrepreneur haïtien de survivre dans ce contexte, vu qu’il se trouve en face des produits étrangers subventionnés ou issus de la contrebande». Ajouté à cela, un contexte sociopolitique fluctuant et inapproprié aux investissements.

Mais en dépit de tout, certaines entreprises progressent, conclut Michel Chancy.

À l’heure actuelle, la majorité des intrants pour faire fonctionner cette industrie, comme les pondeuses, tourteau de soja, céréales, médicaments et emballage, etc… proviennent de l’extérieur, notamment de la République Dominicaine et des États-Unis.

Dans un contexte où les producteurs font face à d’énormes contraintes structurelles, comme l’électricité pour le fonctionnement des couvoirs et des infrastructures routières pour les transporter, c’est difficile d’être compétitif face aux produits étrangers.

Pour l’économiste Enomy Germain joint par AyiboPost, bien au-delà des problèmes d’accès au marché, la contrebande qui profite aux entreprises dominicaines et le problème d’assistance technique et financière de ces jeunes entrepreneurs, il y a un problème structurel.

«Il y a d’énormes opportunités, certes, mais l’État n’accompagne pas le secteur de la production d’œufs et de poulet en Haïti, et c’est grave», commente l’économiste.

De plus, selon le présentateur de l’émission Econo-plus, le manque d’expérience ajouté aux nombreux risques liés au secteur avicole fait qu’il est très difficile pour ces jeunes entreprises de trouver des prêts dans les banques.

En effet, avec des taux d’intérêt allant de 10 à 48 % sur les prêts dans un contexte socio-économique délétère, les jeunes entreprises peinent à garder le cap et assurer leur survie.

Pour Germain, la non-prise en charge globale du développement de cette industrie profite au marché extérieur. Ce qui contribue à l’exportation du peu d’argent qu’elle génère.

Il y a d’énormes opportunités, certes, mais l’État n’accompagne pas le secteur de la production d’œufs et de poulet en Haïti, et c’est grave.

«Le problème c’est que parallèlement à la création des entreprises, nous devrions développer une industrie qui permet de nourrir les poules et aussi assurer la conservation des morceaux de poulets», ajoute-t-il.

Avec ses 50 millions d’œufs importés de la République dominicaine par mois et les 95 millions de dollars de morceaux de poulets importés, le marché local peine à se développer.

Pour aborder ce problème en profondeur, Enomy Germain croit qu’il faut que l’État développe une politique de filières de la viande de volaille industrielle et qu’il facilite l’entrée de nouveaux entrepreneurs sur le marché.

«Ce qui serait favorable dans ce contexte de conflit haïtien dominicain», souligne-t-il.

Dans une étude réalisée pour le compte du ministère de l’Agriculture des ressources naturelles et du Développement rural en 2015, évoquant dans les détails les nombreux obstacles qui minent le développement du secteur de la production d’œufs et de poulets de chair en Haïti, les spécialistes mentionnent que des mises en place et investissements sérieux devraient permettre de faire passer l’approvisionnement local de 40 à 80 % tout en rehaussant l’industrie locale.

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À Petit-Goâve, Étienne Salvalson n’a pas pu garder sa ferme de 1 000 poulets et de pondeuses lancée en 2019, malgré un fonds de démarrage de plus de 3 500 dollars américains.

«Après avoir perdu tous mes investissements, je ne crois pas que je vais recommencer», dit-il. «À moins que cela ne s’améliore.»

Par Wethzer Piercin

Image de couverture : freepik


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Wethzer Piercin est passionné de journalisme et d'écriture. Il aime tout ce qui est communication numérique. Amoureux de la radio et photographe, il aime explorer les subtilités du monde qui l'entoure.

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