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Voilà pourquoi Haïti compte autant de gangs

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La Commission nationale de désarmement, de démantèlement et de réinsertion (CNDDR) a répertorié 76 gangs armés en Haïti. Qu’est-ce qui explique la multiplication de ces gangs ?

Les bidonvilles du pays avec leurs conditions socio‑économiques lamentables sont des viviers de criminalité et de violences liées aux gangs. La CNDDR, mise en place en mars 2019, estime à environ 80 le nombre de ces structures criminelles. La prolifération des hommes armés, la circulation incontrôlée des armes à feu illégales et l’insécurité grandissante touchent tous les aspects de la vie en Haïti. Les affrontements entre gangs sont devenus quasi quotidiens dans la capitale et la majorité des routes nationales menant dans les villes de province sont régulièrement bloquées par des individus armés.

« Le pays fonctionne avec des gangs depuis une longue date. Mais, ils n’étaient pas aussi arrogants. Ils restaient dans leur fief avec beaucoup de limites. Maintenant en Haïti, ce sont eux qui prennent le contrôle du pays » observe Pierre Esperance. Selon le directeur exécutif du Réseau national de défense des droits de l’homme (RNDDH), le phénomène des hommes armés a pris une dimension supérieure avec la 50e législature et l’équipe au pouvoir.

Un état faible

La première clé de compréhension du phénomène se trouve dans l’incapacité de l’État à organiser la vie collective. Selon l’ancien premier ministre haïtien, Fritz-Alphonse Jean qui est aussi économiste, lorsque les autorités étatiques perdent le monopole d’engagement collectif du pays, cela engendre plusieurs secteurs que ce soit au niveau de la société civile ou d’autres organisations de base. Ils sont obligés de s’organiser.

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Pour l’auteur du livre « Haïti, une économie de violence », la prolifération de gangs dans le pays précède la fragilisation de l’Etat par des groupes économiques et des sociaux. « Ça nous a donné maintenant un État totalement affaibli. Un État qui perd sa capacité à réguler l’économie du pays. Ce sont ces mêmes entités qui établissent une série de forces répressives dans le pays pour leur protection personnelle, ainsi que leur business. »

L’épisode des années 2000

Dominique est un agent d’une unité spécialisée de la Police nationale d’Haïti (PNH) qui ne veut pas préciser son nom de famille parce qu’il n’est pas autorisé à parler au nom de l’institution. Il place le début de la multiplication des gangs dans les années 2000, période de turbulences qui a culminé avec le départ du président Jean‑Bertrand Aristide en février 2004.

« Les élites puissantes de toutes les tendances politiques ont exploité les gangs comme instruments de lutte politique en leur fournissant des armes, du financement et une protection contre les arrestations. Depuis cette période, une forme de clientélisme complexe et changeant s’est développée entre les gangs urbains et les forces politiques nationales qui sont la soi‑disant “main cachée de la politique”, où la violence est déployée stratégiquement comme un instrument d’influence politique », rajoute le policier.

Des enfants marginalisés deviennent des bandits 

Pour Marie Yolène Gilles qui dirige l’organisation « Je Klere », la majorité des bandits « proviennent des zones vulnérables, des zones défavorisées où ils ont choisi la délinquance comme moyen de survie. » Ces jeunes sont marginalisés socialement et confrontés à un avenir dénué de débouchés économiques renchérit Dominique. Ceci les entraîne vers les gangs armés et ils s’y adonnent pour des raisons aussi bien de survie que de solidarité.

Des bandits évadés dans les prisons

Plusieurs évasions spectaculaires ont été enregistrées ces dix dernières années en Haïti. Selon Marie Yolene Gilles, plusieurs chefs de gangs qui étaient incarcérés au pénitencier d’État se sont évadés à la suite du tremblement de terre survenu en janvier 2010 et n’ont pas été appréhendés à nouveau.

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Par exemple, une évasion a été enregistrée au commissariat converti en prison d’Aquin dans la nuit du 27 au 28 septembre 2018 selon un rapport du RNDDH sur le « fonctionnement du système pénitentiaire haïtien de janvier à octobre 2018 ». Dix-huit détenus en ont profité pour prendre la fuite. Seulement trois d’entre eux seront appréhendés de nouveau le lendemain de l’évasion. Les autres courent encore !

Quelques mois après, les responsables du même commissariat indiquent que la totalité des prisonniers (78) se sont évadés très tôt le 12 février.

Les relations de copinage entre politiciens et gangs armés

Par ailleurs, il n’existe pas une frontière étanche entre le personnel politique et les structures armées criminelles en Haïti.

En illustration, l’on peut évoquer le massacre de La Saline a fait des dizaines de morts l’année dernière. Les différents rapports sur l’évènement démontrent que les gangs armés indexés sont bien connus des autorités étatiques et gouvernementales.

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Encore plus troublante, une enquête sortie par les Nations unies corrobore les accusations déjà formulées par des organisations haïtiennes : un représentant du pouvoir exécutif serait impliqué dans ce massacre. Alors même que les gangs étaient en train de tuer et violer dans le quartier, des témoins ont placé Richard Duplan, le délégué départemental de l’Ouest, sur les lieux du crime.

Le cas du sénateur en fonction, Gracia Delva

Le sénateur de l’Artibonite Gracia Delva, après avoir été au cœur d’un scandale d’appels téléphoniques avec le très recherché chef de gang Arnel Joseph, est soupçonné dans une affaire de kidnapping avec le caïd arrêté le 22 juillet dernier. « La victime, un homme d’affaires qui est un voisin de Gracia Delva, a été enlevée accompagné de deux ses employés alors qu’ils revenaient de Léogâne. Les trois kidnappés ont été par la suite transférés à Arnel Joseph dans le département de l’Artibonite », a indiqué Pierre Espérance.

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De ce fait, bien que les gangs d’Haïti soient principalement associés à des environnements locaux particuliers (les bidonvilles de Port-au-Prince), ils entretiennent des liens politiques à l’échelon national.

Ces malfaiteurs sont devenus des acteurs à la fois politiques et économiques, et dans de nombreux cas, ils servent de mécanismes de gouvernance informels dans les collectivités qu’ils contrôlent. Une situation que dénonce Marie Yolène Gilles. Pour la défenseure des droits humains, la collusion entre gangs armés et politiciens contribue à empirer le quotidien des citoyens.

Photo couverture : Jean Marc Hervé ABELARD|| Dieu-Nalio CHERY

Journaliste à Ayibopost. Je m'intéresse à la politique et à la culture.

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