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Sous menaces, les policiers qui avaient arrêté Fednel Monchery s’enfuient du pays

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Accusé de massacres sur des civils, Fednel Monchery a été libéré par les autorités. Deux des policiers ayant pris part à son arrestation ont déjà quitté Haïti

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Extenué par la fatigue, Saint Pierre Straly était couché sur le dos, en cette soirée du 16 février 2021. La femme du policier et ses cinq enfants occupaient les autres pièces de sa modeste maison à l’extérieur de Port-au-Prince quand soudain, des crépitements de balles explosent le calme de la nuit. Il était dix ou onze heures du soir.

Bien vite, celui qu’on appelle Pastè comprend qu’il a été repéré, et sa famille se trouve désormais à la portée de ses ennemis puissants. Trois jours avant, il avait, avec cinq autres collègues, mené l’arrestation spectaculaire de Fednel Monchery, un ancien directeur général du ministère de l’intérieur et des collectivités territoriales, aux prises avec la justice pour son implication présumée dans le massacre de La Saline, en novembre 2018. 71 victimes civiles ont été assassinées, lors du sinistre attribué au pouvoir d’alors.

Lorsque le juge de paix arrive chez Straly dans la matinée du jour suivant l’attaque, le salon de la maison, criblée de balles, ressemblait à une passoire. Mais aucun blessé ni fatalité n’était à déplorer.

Attaqué dans sa demeure, menacé au téléphone et lâché par ses supérieurs hiérarchiques, l’agent 1, qui déjà était obligé de vivre loin de sa famille, quitte Haïti le 23 septembre 2021. Un autre membre de son équipe suivra ses traces en octobre 2021. Et aujourd’hui, les quatre derniers « intrépides de la Team Pastè », connus pour s’en prendre aux bandits des grands chemins, comme ceux des grosses cylindrés, cherchent à s’enfuir d’Haïti pour se mettre à l’abri, à cause du renouvellement des menaces depuis la réapparition de Fednel Monchery dans la presse ces derniers mois.

« J’ai quitté mon pays pour cause d’insécurité, déclare Saint Pierre Straly, lors d’une entrevue téléphonique à AyiboPost. Je serais mort si je ne m’étais pas enfui », dit-il.

Pour ses six mois à la tête de l’institution policière le 9 mai 2022, le directeur Frantz Elbe, avait révélé une avalanche d’abandons de poste dans les rangs des forces de l’ordre. 1 000 policiers au moins n’ont pas répondu à l’appel, et « certains d’entre eux ont quitté le pays », avait-il dit. Cependant, le chef de l’institution n’a pas abordé l’épineuse question de l’interférence politique, des libérations extrajudiciaires sous pression, et la nécessité de défendre les troupes de policiers, démoralisés dans un travail nécessaire, pauvrement rémunéré, et éreintant, continuellement.

« J’ai quitté mon pays pour cause d’insécurité, déclare Saint Pierre Straly, lors d’une entrevue téléphonique à AyiboPost. Je serais mort si je ne m’étais pas enfui », dit-il.

« L’attentat contre ma famille est lié à l’arrestation de Fednel Monchery », soutient Saint Pierre Straly qui dit avoir été le membre le plus influent et le plus connu du groupe. « Abandonner l’institution n’était pas mon objectif, mais je n’avais plus le choix. »

Monchery, un ancien officiel de l’administration de Jovenel Moïse, n’était pas disponible à son téléphone avant la publication de cet article. En 2020, il a été sanctionné par les autorités américaines avec le chef du G9, Jimmy Cherizier, et Joseph Pierre Richard Duplan, un ex-délégué du chef de l’Etat, pour leur implication présumées dans des massacres de civils. Ses avocats ont demandé un changement de juge, ce qui automatiquement avait renvoyé le dossier devant la Cour de cassation aujourd’hui dysfonctionnelle, révèle à AyiboPost un cadre au ministère de la justice.

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« Fednel Monchery tremblait, lors de son interpellation », témoignent deux policiers, présents à Lalue, lors des événements le samedi 13 février 2021 aux environs de 9h du matin. L’ancien directeur du ministère de l’intérieur, révoqué par Jovenel Moïse le 25 septembre 2019, soit onze mois après le massacre de la Saline, se trouvait à bord d’une voiture noire de marque Toyota, enregistrée au nom de Rosemila Saint-Vil Petit-Frère, alors, mairesse de l’Arcahaie.

Présentée comme proche du premier ministre Ariel Henry, Rosemila Saint-Vil Petit-Frère avait paradé avec des hommes armés dans les rues de l’Arcahaie, la veille des célébrations du 18 mai 2022. Aujourd’hui, sans position officielle dans le gouvernement, Fednel Monchery utilise pour ses déplacements à Port-au-Prince une voiture « zo reken » immatriculée « service de l’Etat », selon deux sources indépendantes.

« On lui a dit de nous accompagner au commissariat de Port-au-Prince » le jour de son arrestation, se rappelle l’ancien policier, Saint Pierre Straly.

Fednel Monchery obtempère. Cède le siège de chauffeur pour se mettre du côté passager. Straly prend le volant, et ne menotte pas l’ancien officiel, « pour ne pas causer un scandale ».

Un peu plus bas des feux de signalisation de Lalue, Monchery panique. Il offre aux policiers 50,000 dollars américains, dont 10,000 cash, pour sa libération immédiate, sans aucune forme de procès. Straly refuse. Deux autres policiers du détachement confirment cette version des faits.

Arrivé au niveau du market Olympic, un léger blocus ralentit le convoi de trois voitures dont deux occupés par les forces de l’ordre. Monchery de plus en plus agité regarde des deux côtés de la rue. Et brusquement, il ouvre la porte et s’engouffre à pied dans la ruelle Berne. « Il sera vite rattrapé avec l’aide de la population », rapporte un des policiers. « A partir de ce moment, on l’a menotté. »

Monchery panique. Il offre aux policiers 50,000 dollars américains, dont 10 000 cash, pour sa libération immédiate, sans aucune forme de procès.

La patrouille de « pastè » sera accueillie par des supérieurs hiérarchiques visiblement stressés au commissariat de Port-au-Prince. L’ancienne plaque officielle, interdite de circulation par le DG d’alors de la PNH, Léon Charles, sera remplacée dans l’enceinte du poste de police par une immatriculation privée. Au fait, pas moins de trois plaques différentes étaient saisis par les policiers.

« J’ai reçu deux appels pour libérer Fednel Monchery, on doit le libérer » a déclaré à Straly le commissaire principal, Xavier Séide. La pression monte. Les sympathisants affluent au commissariat. Un homme, vêtu d’une chemise rose, passe à côté des policiers, et déclare au téléphone : « président, nous sommes sur place. Il sera libéré très vite. »

Et moins de 30 minutes après son arrestation, Fednel Moncherry est libre de ses mouvements. L’excuse donnée à la presse : la plaque irrégulière, interdite de circulation, constitue uniquement une infraction, non passible de rétention physique.

Les experts contredisent cette interprétation. En dehors du massacre de la Saline, « les policiers pouvaient légalement retenir Fednel Monchery au moins 48h pour une batterie de faits, dont le nombre élevé de plaques d’immatriculations retrouvées dans sa voiture, ce qui s’apparente au mode opératoire des kidnappeurs », a analysé un expert en droit à AyiboPost. Il demande l’anonymat à cause de la dangerosité du dossier. Xavier Séide avait promis d’appeler AyiboPost le 5 juin 2022. Il n’avait pas donné suite aux demandes d’entrevues.

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Depuis l’ascension d’Ariel Henry au pouvoir, Fednel Monchery passe à l’offensive et les menaces contre les policiers l’ayant arrêté s’intensifient, confirment quatre d’entre eux. Alors qu’il n’avait pratiquement aucune vie publique depuis son implication judiciaire dans le dossier du massacre de la Saline, l’ancien directeur a organisé au moins quatre conférences de presse en 2022.

« A chaque fois que j’entends Fednel parler dans les médias, cela me met mal à l’aise comme policier, déclare un agent qui demande l’anonymat pour des raisons de sécurité. Si on trouve un autre criminel recherché, comment va-t-on avoir le courage pour l’arrêter ? continue l’homme. L’impunité se construit au plus haut niveau de l’état et comme policier, nous ne sommes pas épargnés. »

 

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Le 12 juin 2022, la police nationale d’Haïti célébrait ses 27 ans. Les intrusions politiques irrégulières dans ses opérations et les libérations en dehors des procédures légales, viennent en tête de la liste des préoccupations des policiers, selon des témoignages récoltés par AyiboPost auprès d’une douzaine d’agents en fonction. Ces actions démoralisent les forces de l’ordre. Mais pire. Elles les mettent en danger.

Au début de l’année 2021, une patrouille de Port-au-Prince reçoit une alerte troublante : une Prado blanche aurait tiré sur une voiture de policiers au niveau de Martissant.

Le « backup » dirigé par Saint Pierre Straly se place à l’entrée de la zone et intercepte rapidement une Prado blanche. Quatre individus lourdement armés occupent la voiture. « Les mains en l’air messieurs ! Si vous bougez, on crible la voiture de balles », hurle un des agents du détachement.

A la surprise des policiers, le député Stevenson Jacques Thimoléon se trouve parmi les individus appréhendés. Ils sont menottés et conduits au commissariat de Port-au-Prince, témoignent deux des policiers présents.

Des armes saisies, dont un « galil » appartenant à la police, un seul détenait un papier légal : il appartient à Thimoléon, mais son permis avait expiré depuis des mois selon des témoignages recueillis par AyiboPost. Bien vite, le commissariat reçoit un appel et l’équipée est relâchée. Le galil est resté au commissariat de Port-au-Prince. AyiboPost n’a pas pu retracer le parcours des autres armes. Les tentatives pour obtenir une réaction de Thimoléon n’ont pas abouti.

De janvier à juin 2022, entre 20 et 25 policiers sont assassinés, selon Lionel Lazarre, coordonnateur du Syndicat national des policiers haïtiens.

En réalité, les agents vivent constamment avec l’idée qu’ils peuvent terminer leur journée dans une morgue. Evidemment, la menace première vient du grand banditisme et des affrontements avec les gangs armés qui contrôlent jusqu’à 60% du territoire, selon les estimations les plus extrêmes. La menace vient aussi d’autres policiers, qui jouent sur le terrain régulier et celui de la criminalité.

Mais plus que ces deux facteurs, c’est l’impunité et l’influence de puissants hommes d’affaires et de politiciens qui inquiète dans les rangs des forces de l’ordre. « Les autorités et les chefs n’aiment pas quand on travaille sérieusement, ce n’est pas dans leur intérêt, commente un policier actif. Cela me décourage », dit-il.

Le 17 avril 2012, le policier Walky Calixte est assassiné après la saisie par « son backup » d’une arme illégale en possession d’un proche d’un député lors d’un contrôle de routine. Le parlementaire, Rodriguez Séjour, avait menacé de mort le policier, avant son meurtre. A l’époque, la justice a sans succès demandé la levée de l’immunité de deux députés dans cette affaire, Séjour et Nzounaya Jean Baptiste Bellange. Aujourd’hui encore, cette affaire repose dans les tiroirs de l’institution judiciaire, alors que deux autres policiers du « backup » furent tués par la suite, dans des circonstances troubles, s’apparentant à de l’élimination de témoins. L’avocat de la famille du policier Walky Calixte était Me André Michel, aujourd’hui partisan influent du gouvernement d’Ariel Henry.

Le faible support au niveau du leadership de l’institution pose également problème.

De janvier à juin 2022, entre 20 et 25 policiers sont assassinés, selon Lionel Lazarre, coordonnateur du Syndicat national des policiers haïtiens.

Dans la matinée du 12 mars 2021, des policiers de plusieurs unités spécialisées de la PNH débarquent à Village-de-Dieu pour tenter de déloger le gang armé qui contrôle ce quartier à l’entrée sud de Port-au-Prince. L’opération s’est terminée avec l’exécution brutale de cinq agents, une dizaine d’autres blessés, un véhicule blindé de la PNH incendié et un autre confisqué par les membres de gangs.

Selon des rapports, l’institution policière avait versée une somme importante pour pouvoir récupérer le blindé, après l’opération tournée au fiasco. Interviewé par AyiboPost, un des policiers présent sur place se rappelle « l’humiliation » de la diffusion des vidéos du lynchage de ses camarades. « On fait un métier d’armes, tout est possible, commence le policier. Mais en récupérant uniquement le char et non les cadavres, l’institution nous a montré ce qui constitue sa priorité, c’est démoralisant. »

Ce policier ne va pas attendre la prochaine opération de la PNH dans le quartier contrôlée par les hommes de Izo. « La fin du mois de juin 2022 ne me prendra pas en Haïti », déclare-t-il.

Des dizaines de messages revues par AyiboPost démontrent les menaces ouvertes et insinuées adressés à l’équipe de « pastè », après l’arrestation de Fednel Monchery. « Fednel se papa nou, n ap rive sou nou pou n manje w », a reçu par SMS un des policiers. D’autres agents font état d’appels anonymes et l’un d’entre eux, a eu, par le biais d’un informateur, la confirmation que le groupe de « pastè » est étroitement surveillé par « une antenne ».

Saint Pierre Straly s’est adressé au commissaire principal, Xavier Séide, pour lui faire part des menaces après la libération de Fednel Monchery. Selon les témoignages de Straly, le commissaire Xavier Séide, aujourd’hui responsable de la Brigade motorisée a effectué un appel en sa présence : « Passez une corde autour du cou de vos chiens, parce que mes messieurs ont fait un bon travail », aurait déclaré Séide à la personne à l’autre bout du fil.

Straly est rentré chez-lui ce jour-là. Et dans la soirée, vers dix ou onze heures, des crépitements de balles ont explosé le calme de sa modeste demeure, à l’extérieur de la capitale.

Widlore Mérancourt est éditeur en chef d’AyiboPost et contributeur régulier au Washington Post. Il détient une maîtrise en Management des médias de l’Université de Lille et une licence en sciences juridiques. Il a été Content Manager de LoopHaïti.

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