Dans notre frénésie à nous identifier à une star ou à une équipe, nous négligeons souvent la force des relations entre les coéquipiers. Ainsi le dynamisme des duos dans un sport comme le football est souvent sous-estimé. Et pourtant c’est ce facteur relationnel qui fait souvent toute la différence.
Il existe quelque chose de triste et de décevant à observer le conflit actuel entre Scottie Pippen et Michael Jordan. Autrefois, ces deux basketteurs représentaient le modèle parfait du duo à succès. Si bien que chaque nouveau sportif qui rêvait de devenir une star (“like Mike »), semblait avoir besoin aussi de son propre « Pippen », pour concrétiser sa légende. Mais bien des années et quelques révélations plus tard, les saisons de parfaite harmonie et de gloire ont laissé place à la discorde. Et nous voilà comme appelés à choisir notre camp.
Pourtant, pourquoi devons-nous choisir entre deux amis qui se fâchent? Nous avons sans doute notre préférence. Mais ce que nous aurions préféré par-dessus tout, c’est de pouvoir choisir le duo en entier, la paire, comme avant. Le tandem sans plus ni moins. Car, il a existé quelque chose de joyeux dans la collaboration entre ces deux, qu’aucune séparation ne pourra faire oublier. Il y a eu une synergie, une complicité, une étincelle, une magie créative,…
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Dieu merci, le duo mythique des Chicago Bulls n’a pas le monopole de cet élément magique. Le basketball non plus. Les paires d’as sont tout aussi présentes dans le football. En fait, bien que les trophées honorent des individualités et des équipes, les duos continuent d’être l’arme secrète et fatale de pas mal d’équipes à succès. Et, cette année, leur importance n’a pas changé. Voici cinq modèles du genre qui non seulement nous ont régalé, mais peuvent aussi nous inspirer dans nos collaborations de tous les jours.
La cohésion de la machine “Müller – Lewandowski”
Séparés lors de l’Euro 2020, ils ont été méconnaissables, transparents. Ensemble au Bayern Munich, Thomas Müller et Robert Lewandowski terrorisent toutes les défenses européennes. Pourtant, rien ne présageait la réussite de ce tandem offensif. Au lendemain du Mondial de 2014, Müller n’était plus que l’ombre de lui-même. En club comme en sélection, le joueur qui à moins de 25 ans comptait déjà 10 buts en Coupe du Monde, semblait avoir passé à côté de son destin de successeur de son homonyme, Gerd Müller. Quoique clément envers ses joueurs vétérans, le sélectionneur allemand d’alors Joachim Löw a dû se priver des services de la star munichoise pendant deux ans tant sa méforme était devenue criante. En club, le voilà aussi en désaccord avec ses entraîneurs, Carlo Ancelotti en 2017, puis Niko Kovac en 2019 alors que Lewandowski, lui, frustré, rêve de Ligue des Champions, de Real Madrid et d’ailleurs.
Mais avec l’arrivée de Hansi Flick dans l’équipe bavaroise, le joueur va vite se refaire une santé. Il embrasse le rôle de “raumdeuter”. Ce terme allemand se traduit littéralement en “interprète des espaces” mais désigne une fonction atypique de certains joueurs offensifs qui mélangent leur excellente capacité de lecture tactique du jeu et leur sens de l’opportunisme, avec une mobilité imprévisible qui complique le travail des défenseurs. Cette participation dans la création d’occasions, de passes décisives et de buts se conjugue chez Müller avec une intensité dans les marquages hauts du Bayern. Et bien que ce travail tout en mouvement risque de passer inaperçu, il est important pour comprendre les records de buts de Lewandowski.
Palmarès: Champions de la Bundesliga 2020-2021 et de la Coupe du Monde des clubs de la FIFA 2021
La créativité du tandem “Di María – Messi”
Pour avoir gagné le Ballon d’Or 2021, Lionel Messi devrait être reconnaissant de son partenariat, bref mais combien essentiel, l’été dernier, avec son compatriote Ángel Di María. Car sans le but victorieux de Di María en finale face au Brésil, nous sommes presque sûrs que Lionel Messi manquerait d’arguments pour gagner ce titre individuel prestigieux. Et plus important que le Ballon d’Or, Messi ne serait pas présenté aujourd’hui comme le sauveur de l’Albi Celeste, habituel perdant des finales majeures depuis 1993.
Car sans ce piqué de Di Maria, tous les efforts de Messi, ses passes et ses buts au cours de ce tournoi auraient pu tourner en déception une fois de plus, comme ce fut le cas tout au long de sa carrière avec l’équipe A d’Argentine. En cela, c’est dommage que ce duo n’ait pas eu la chance de jouer la finale du Mondial de 2014, à cause d’une énième blessure de Di María. Mais, sauf catastrophe, l’avenir offrira de nouvelles chances à ces deux, désormais coéquipiers aussi bien en club qu’en sélection.
Palmarès: Champions de la Copa America 2021
La solidité de la muraille “ Chiellini – Bonucci”
Si les duos offensifs sont plus populaires, les duos défensifs n’ont pas moins de mérite. Bien sûr, entre Giorgio Chiellini et Leonardo Bonucci, la différence de style est évidente: le premier étant plus enclin au contact physique alors que le second maîtrise mieux les compétences techniques balle au pied. Mais ensemble, ces deux arrières centraux forment le bloc monolithique derrière les exploits impressionnants de la Squadra Azurra de Mancini. Leur sens de l’engagement et leur capacité de permutation ont servi d’assurance et de base pour garantir la construction du beau jeu italien. Ce qui d’ailleurs a considérablement contribué au sans-faute de leur gardien Gianluigi Donnarumma à l’Euro.
Coéquipiers à la Juventus de Turin tout comme dans la Squadra, ces deux sont aujourd’hui des vétérans inséparables. Ils s’imposent non seulement par leur grand gabarit mais, à l’instar du tandem d’antan Baresi-Maldini, surtout par leur solidité à toute épreuve. Résultat, pour trouver une défaite de l’Italie avec ces deux arrières comme titulaires, il faut remonter à 2017. Entre 2018 et 2021, l’Italie a totalisé 1168 minutes sans encaisser le moindre but, battant ainsi le record d’invincibilité de Dino Zoff (interrompu par le Haïtien Emmanuel Sanon en 1974). Cette performance a permis à l’équipe d’aligner 36 matches sans défaite, un autre record d’invincibilité dans le football international (interrompu par l’Espagne en novembre dernier).
Palmarès: Champions de l’Euro 2020
La division du travail chez “Jorginho – Kanté”
Les grandes batailles menant au sacre du Chelsea en Ligue des Champions (contre le Real Madrid, le PSG et le Manchester City) ont été en grande partie gagnées au niveau du milieu de terrain. Le tandem N’golo Kanté et Jorginho ont été les travailleurs clés dans la chaîne de marquage aussi bien que celle des élaborations de jeu menant aux buts essentiels. Dans le système de jeu 3-2-4-1 de Thomas Tuchel, ces deux joueurs ont démontré une complémentarité exemplaire. Jorginho, le regista, a su quand couvrir défensivement pour Kanté et lui laisser la liberté de relayer le ballon et d’entreprendre des percées offensives. De même, les retraits de Kanté, sentinelle ultramobile, permettaient à Jorginho, fin lecteur de jeu, de presque toujours créer un surnombre dans les situations offensives aussi bien que défensives. Ce qui a fini par donner l’impression qu’il y avait beaucoup plus qu’un seul Kanté sur le terrain. Ce masterclass a fait tomber, les uns après les autres, les milieux de terrain les plus chers du monde.
Palmarès: Champions de la Ligue des Champions de l’UEFA 2021 et de la Supercoupe de l’UEFA 2021
Les promesses de la bromance “Mbappé – Benzema”
Le retour de Benzema en sélection française a eu l’effet d’une surprise pour les fans mais aussi pour les vestiaires de l’équipe. Mais, un peu de temps semble avoir été nécessaire pour que les coéquipiers trouvent leur place dans ce remaniement offensif. D’autant que cette annonce en prélude de l’Euro pouvait être interprétée comme une mise à pied d’Olivier Giroud du onze de départ. Il a fallu donc qu’une synergie se forme entre Benzema, Mbappé, et Griezmann. Mais, si Benzema a réussi son retour à l’Euro avec brio, il a fallu attendre les finales de la Ligue des Nations pour voir son duo avec Kylian Mbappé porter fruit. Le retrait de Griezmann et son plus grand rôle dans les tâches défensives y sont certes aussi pour quelque chose. Mais le facteur temps semble avoir aussi été payant pour établir une bonne humeur, un apprentissage mutuel, une cohésion entre ces deux attaquants. Des signes plus que prometteurs.
Palmarès: Champions de la Ligue des Nations 2021
De la cohésion, de la créativité, de la solidité, de la complémentarité, de la convivialité … Les duos prennent beaucoup de formes et peuvent avoir mille visages. Mais, comme les familles heureuses, ils se ressemblent tous. Dans le football, dans le basketball tout comme dans d’autres domaines professionnels. Et comme le montre l’expérience du duo d’antan des Bulls, une collaboration n’est jamais figée ni éternelle. C’est plutôt une synergie qui évolue au gré des performances des deux joueurs, de leurs relations personnelles et de leur environnement.
Car sans le but victorieux de Di María en finale face au Brésil, nous sommes presque sûrs que Lionel Messi manquerait d’arguments pour gagner ce titre individuel prestigieux.
Selon Joshua Wolf Shenk, auteur du livre “Powers of Two: How Relationships Drive Creativity », les duos ne suivent pas toujours une progression linéaire mais ils peuvent connaître différentes phases: partant de la rencontre, ou naît l’alchimie entre les deux protagonistes pour finir dans l’interruption où ils perdent leur équilibre.
Mais, certains duos comme le tandem Messi-Suarez naissent à partir de la dissolution d’un trio. Alors que d’autres, comme l’invincible paire Garrincha-Pelé, disparaissent trop vite et nous laissent sur les lèvres un goût d’inachevé. Cela dit, parfois, les duos ne suffisent pas pour apporter la gloire à leur équipe. Par exemple, les insuccès du duo offensif de Tottenham Hotspur (Heung-Min Son et Harry Kane) sont bien là pour nous rappeler que les conquêtes de longue haleine nécessitent le dépassement de soi d’un plus grand nombre.
Ce caractère informel, instable et imprévisible rend pour nous les duos moins attractifs, moins fiables. Nous leur préférons l’épopée des équipes privées de grande individualité, la saga des collectifs sans stars, engagés plutôt autour d’une stratégie ou d’un entraîneur ingénieux. Ce fut, cette année, le narratif derrière les victoires de l’Atletico Madrid en Liga, de l’Italie à l’Euro et de Lille en Ligue 1. Il y a aussi Manchester City en Premier League et Chelsea en Ligue des Champions.
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De même, nous préférons aux duos le mythe du héros autosuffisant, celui de l’homme fort, messianique, capable de glaner des trophées en dépit de la faible qualité de ses coéquipiers. D’ailleurs, ce n’est pas sans raison que le but reconnu comme le plus beau de l’histoire de la coupe du monde est celui de Diego Maradona marqué au bout d’une chevauchée, où il esquive tout adversaire et toute adversité pour marquer contre l’Angleterre en demi-finale du Mondial de 1986.
Pourtant, le but le plus décisif de ce Mondial n’est pas ce “one-man show” de Maradona ni son “one-hand show” (la fameuse “Main de Dieu”). Il s’agit plutôt du dernier but de l’Argentine en finale contre l’Allemagne, marqué par Jorge Burruchaga suite à une passe décisive de ce même Maradona – un pur exemple de collaboration où la qualité de la finition honore la clairvoyance du passeur.
Le football est ainsi fait. Parfois, même pour Maradona, les solos ne suffisent pas. Et en bon Argentin, il n’a pas eu besoin d’attendre l’exemple du tandem de Chicago Bulls pour lui rappeler ce qu’il ne sait déjà que trop bien: il faut être deux pour danser le tango.
Carl-Henry Cadet
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