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Pourquoi les USA continuent-ils d’occuper une île Haïtienne ?

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Les Américains ont exploité un million de tonnes de guano sur l’île sans verser le moindre centime aux autorités haïtiennes. D’autres pays ont vendu la substance pour empocher des centaines de millions de dollars

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En 1857, deux Américains, Peter Duncan et Edward Cooper débarquent sur les côtes de la Navase, île de 5km carré, située à 40 km de la ville de Jérémie. C’est une île qui, selon la Constitution haïtienne de 1801, appartient à Haïti.

Les Américains la déclarent propriété des États-Unis d’Amérique, en vertu du Guano Island Act, adopté un an plus tôt par le Congrès américain. Cette loi précise que toute île inhabitée et possédant du guano, un engrais très fertile obtenu à partir d’excréments ou de déchets d’oiseaux de mer, est instantanément sous le protectorat du gouvernement américain.

Les États-Unis, dont le secteur agricole était en pleine expansion au 19e siècle, avaient besoin du guano pour booster les engrais utilisés dans leurs champs. Il en manquait sur leur territoire. En plus, le guano était utilisé dans la fabrication de la poudre à canon.

Les États-Unis ont exploité plus d’un million de tonnes de guano à la Navase, selon leurs propres estimations. Dans les années 1900, le Pérou a exporté 20 millions de tonnes de guano et réalisé un bénéfice de 2 milliards de dollars. Ajusté à l’inflation, ce montant serait beaucoup plus grand aujourd’hui. Or, les États-Unis n’ont jamais versé le moindre centime aux autorités haïtiennes depuis l’accaparement de l’île par la force.

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Dans son discours présidentiel de 1850, le 13e président des USA, Millard Fillmore, a déclaré : « Le guano est devenu un article si important pour l’intérêt agricole des États-Unis qu’il est du devoir du gouvernement d’employer tous les moyens correctement en son pouvoir dans le but d’assurer son importation dans le pays à un prix raisonnable. Rien ne sera omis de ma part pour accomplir cette fin. »

L’exploitation de La Navase a immédiatement commencé à la fin du XIXe siècle. Aujourd’hui encore, l’île est sous contrôle américain.

Selon l’avocat Samuel Madistin, ancien parlementaire haïtien, cette appropriation devrait faire l’objet d’un dédommagement économique des États-Unis à Haïti.

En 1998, le Sénat de la République avait voulu envoyer une délégation sur l’île, dont il aurait lui-même fait partie. Sans succès. « Les sénateurs avaient agité la question à l’époque, mais l’exécutif n’avait malheureusement pas emboîté le pas », regrette Madistin.

L’avocat considère que l’île est occupée de force par les Américains. « Cette occupation n’est pas une situation légale, soutient-il. C’est équivalent à la colonisation où des États plus forts exploitent les États faibles pour assurer leur développement économique au détriment des autres. »

En marge du débat sur la restitution de la dette de l’indépendance de la France envers Haïti, l’économiste Thomas Lalime estime quant à lui que l’exploitation des probables ressources de cette île pourrait servir au développement d’Haïti.

« ​​Il faudrait voir l’inventaire des ressources disponibles pour évaluer l’impact de leur exploitation. Mais il faut surtout regarder l’importance stratégique de son emplacement pour savoir à quoi cela peut servir », analyse-t-il.

Samuel Madistin va plus loin et estime que les bénéfices de l’exploitation du guano devraient, à un niveau politico-diplomatique faire l’objet d’une restitution.

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Plusieurs raisons peuvent expliquer pourquoi les Américains tiennent encore mordicus à cette île, classée réserve naturelle par l’UNESCO.

Selon la convention des Nations unies sur les droits de la mer de 1986, un État peut revendiquer des droits exclusifs sur les ressources dans les eaux, mais aussi dans les fonds marins d’un territoire considéré comme une île. Il le peut si le territoire en question n’est ni habité ni revendiqué par un État, et ce, jusqu’à 370 km des côtes.

Ainsi, grâce à des îles comme la Navase, les États-Unis agrandissent leur zone économique exclusive. Une zone économique exclusive, ZEE, est une zone de terre située entre les eaux territoriales d’un État, et les eaux internationales.

Les États-Unis ont la plus grande zone économique exclusive au monde, et sont suivis directement par la France, vu qu’ils possèdent des territoires sur tous les continents.

En plus de sa biodiversité, la Navase occupe une place stratégique pour le transport des marchandises américaines par voie maritime, en passant par le canal du Panama. Jusqu’en 1996, les États-Unis y ont placé un phare afin de diriger leurs navires.

De plus, située entre Haïti, la Jamaïque et Cuba, elle leur donne une position stratégique à tout moment vis-à-vis de leur vieil ennemi cubain.

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L’île qui possède une biodiversité riche assure une exclusivité sur certaines espèces aux États-Unis, qui à terme, peuvent les exploiter. Une entité fédérale liste 339 espèces animales et végétales dans la zone.

Selon Joël Junior Beausséjour, professeur d’histoire qui réalise actuellement une maîtrise en droit international, il faut remonter dans l’histoire pour comprendre comment ce pays a pu accaparer la Navase. Si la constitution de 1801 la reconnaît comme propriété d’Haïti, au moment où ils s’en emparaient, la Constitution en vigueur était nouvelle et ne mentionnait pas la Navase.

« Il s’agissait de la constitution de 1846, modifiée en 1849 par Soulouque, qui y instaura son empire. Cette constitution omet la Navase contrairement à celles qui l’ont précédée. »

L’historien propose aussi une explication alternative aux enjeux économiques, derrière l’appropriation de l’île.

« En 1823, le président américain James Monroe voulait affirmer la puissance des États-Unis en Amérique et dans le monde. Il a élaboré la théorie de l’Amérique aux Américains, afin d’éliminer l’influence des puissances européennes sur le continent. C’est pour bien mener cette politique qu’il a fait voter le Guano Island Act, qui devait ainsi servir à étendre l’influence de son pays dans le monde. »

Contrairement aux opinions majoritaires sur le sujet, Beausséjour considère qu’au regard du droit international, les Américains occupent la Navase légalement.

« L’omission dans la constitution impériale, et le fait que l’île a toujours été inhabitée expliquent cela », croit-il.

Cette opinion minoritaire semble ne pas prendre en compte le fait que Peter Duncan et Edward Cooper aient entrepris sans succès des démarches auprès d’entités haïtiennes à l’époque pour avoir la permission d’exploiter l’ile.

C’est devant la Cour internationale de justice que se règlent les conflits entre les États, selon les prescriptions du droit international. Cependant, même un arrêt de la CIJ n’aurait pas de force, car la cour n’a pas les moyens de sanctionner l’État qu’il juge fautif.

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Les États-Unis ont pris le contrôle de 94 îles en vertu du Guano Island Act. Jusqu’en 1903, 66 territoires furent ensuite reconnus comme territoires des États-Unis. Après la Seconde Guerre mondiale, celles dont les gisements de guanos avaient été complètement exploités furent restituées aux États qui les réclamaient. Mais la position stratégique de la Navase l’a exclue de cette liste.

165 années après, c’est The United States Fish and Wildlife, une entité affiliée au Ministère de l’intérieur américain, qui occupe cette île adjacente d’Haïti. Il faut une autorisation pour y mettre les pieds.

Pour le moment, la Navase n’est pas un sujet de débat au sein du gouvernement, a informé un porte-parole du Premier ministre Ariel Henry, interrogé sur la question. Ce n’est pas nouveau, explique Junior Joël Beausejour.

« Rares sont les personnages politiques haïtiens à avoir mis la question de l’île sur la table de discussion. En ce sens, le bon exemple c’est Soulouque. Au lendemain du débarquement des Américains sur la Navase, il a riposté et a envoyé un navire de guerre chasser les envahisseurs. Il avait aussi entrepris des démarches légales autour de l’île, mais il ne resta pas assez longtemps au pouvoir pour les finaliser. »

Melissa Béralus est diplômée en beaux-arts de l’École Nationale des Arts d’Haïti, étudiante en Histoire de l’Art et Archéologie. Peintre et écrivain, elle enseigne actuellement le créole haïtien et le dessin à l’école secondaire.

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