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Comprendre pourquoi l’aide internationale a échoué en Haïti après le séisme

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La date du 12 janvier 2010 reste l’une des plus funestes de notre histoire de peuple. Elle a causé d’énormes dommages et de pertes qui ont été durs pour une économie déjà moribonde, ne pouvant pas répondre aux besoins fondamentaux de la population

Il est important de mentionner que le tremblement de terre de 2010 n’a fait que renforcer notre situation d’humanité en mode Off qui existait bien avant. Les statistiques de la décennie 2000-2009 ne mentent pas : 47 % de la population n’avait pas accès à des services de santé, 67 % vivaient avec moins de 2 $ US/jour, plus de 500 000 enfants entre l’âge 6 et 12 ans ne recevaient pas de scolarité, 70 % de ceux qui allaient à l’école affichaient un déficit scolaire de plus de 2 ans.

Les inégalités sociales ont été frappantes avec un coefficient de Gini (mesure statistique qui permet de mesurer des disparités dans une population donnée) de 0,56. Ces résultats ont été, comme aujourd’hui, les plus faibles au niveau de la région Amérique Latine Caraïbes (LAC) voire de tout l’hémisphère occidental. Ainsi, nous pouvons dire que le séisme le plus destructeur économiquement de l’hémisphère a frappé son économie la plus pauvre et la plus inégalitaire. Cela devrait, le plus normalement du monde, influer sur un élan sans précédent d’aide humanitaire.

The white man’s burden

Comme c’est souvent le cas, l’homme blanc s’est pris le fardeau d’une population haïtienne désemparée et meurtrie pour assurer la relève à partir de son expertise mainstream. Le Comité intérimaire pour la Reconstruction d’Haïti (CIRH), organisme internationaliste, formé par des étrangers et des autorités haïtiennes, matérialisait cette prise systématique par le blanc du fardeau haïtien de 2010.

Cependant, comme c’est malheureusement le cas de toute l’histoire de l’aide/assistance internationale dans le pays depuis 1954 avec le cyclone Hazel, les résultats escomptés n’ont pas été atteints. Au lieu de faciliter aux victimes une réinsertion dans la vie normale, l’aide/assistance a plutôt été objet d’intérêts de groupes spéciaux, de bureaucratisation et des activités de rent-seeking. L’aide n’a pas vraiment aidé, elle est d’ailleurs un chapitre de notre histoire d’extraction qui existe depuis l’indépendance de ce pays.

Agences internationales, donateurs bilatéraux et multilatéraux, groupes d’intérêts privés, Organisation non gouvernementales, L’État haïtien, tous ces acteurs animés par leurs incitations spécifiques et ne disposant pas tous des mêmes informations sur ce qui devait être fait, ont interagi d’une manière qui n’a quasiment rien apporté en termes de résultats.

Aujourd’hui, à côté des scandales financiers comme le PetroCaribe, l’argent des coopératives, l’argent de l’assistance (CIRH) reste dans le mémoire des militants haïtiens comme un pan non négligeable de la dynamique d’extraction consubstantielle avec l’histoire de ce pays.

Dans cet article, il sera question d’analyser les incitations dont disposait chaque partie (donateurs et receveurs), les informations, les contraintes auxquelles ils faisaient face, pour apporter un élément nouveau dans la compréhension de l’échec de l’aide, et le plus important, quelles leçons devons-nous en tirer.

Brève présentation des désastres et des besoins

Point besoin de faire un diagnostic méticuleux des dégâts causés en ce 12 janvier par le GOUDOUGOUDOU. Selon le Post Disaster Needs Assessment (PDNA), les pertes et les dommages subis par le pays à cause du séisme étaient estimés à 7,8 milliards de dollars US, soit 120 % du PIB de 2009.

Jamais dans l’hémisphère occidental, une catastrophe naturelle n’a été aussi dévastatrice pour une économie nationale. Pis encore, en seulement 35 secondes, 1,5 million de personnes ont été affectées, dont 300 000 victimes directement et 220 000 morts. Est-ce ici un bilan de malheur ? Peut-être bien.

Néanmoins, dans la suite de ce texte, nous allons voir comment l’économie politique des besoins qui a suivi ce désastre a fait aussi des bienheureux. En effet, selon la même source, les besoins ont été estimés à 12,2 milliards de dollars US dont la majeure partie (52 %) s’est fait voir au niveau du secteur social. Ainsi, ce qui a été pour certains une terre et une période de cauchemar s’est vite transformé en un el dorado de contrats où des ONGs, des firmes surtout de l’international, allaient se diriger.

Aspect théorique de l’aide/assistance

L’aide étrangère trouve principalement sa justification dans une hypothèse formulée par l’économiste américain Jeffrey Sachs, selon laquelle les pays pauvres – les moins avancés – sont pris dans une trappe à pauvreté.

Cette trappe est expliquée par l’inadéquation d’agrégats macroéconomiques tels que le niveau de l’épargne globale et les rendements croissants des investissements. À cette inadéquation qui freine la capacité de ces pays à financer des projets porteurs de croissance, l’aide internationale apparaît comme une alternative incontournable. C’est ce qu’on appelle dans la littérature The Public Interest Theory, qui voit dans l’aide une nécessité afin de financer l’écart d’investissement qu’il y a dans les pays en développement.

Par opposition à cette théorie, il y a la perspective du choix public (Public Choice Perspective), développée d’abord par des économistes comme G. Buchanan et G. Tulock, mais qui est devenue beaucoup plus systématique avec W. Easterly. Cette théorie soutient que l’aide étrangère est inefficace et peut-être dommageable pour les pays bénéficiaires.

Les deux théories se développent avec des hypothèses différentes, particulièrement sur les incitations des acteurs et leurs possibilités de rassembler de bonnes informations afin de bien intervenir. Entre bénévolat et opportunisme, entre stratégies de Top-down et de bottom-up, les théoriciens influencent de différentes manières la littérature et les actions sur la problématique de l’aide. Nous pouvons résumer leurs hypothèses de la manière suivante :

Hypothèses Sur les incitations des acteurs Sur les informations
Public Interest Theory Les acteurs mettent de côté leurs propres intérêts et agissent dans l’intérêt supérieur des pays en développement. (Sachs 2005) Les donateurs sont en mesure de recueillir des informations nécessaires pour l’efficacité de l’aide en agissant comme des bureaucrates. (Top-Down)
Public Choice Perspective Le processus d’aide implique diverses couches d’acteurs qui agissent principalement suivant la logique de la maximisation de leurs intérêts. Même avec les meilleures intentions, les donateurs peuvent être incapables de coordonner la réussite de la politique d’aide étrangère en raison d’un manque d’information et de l’incapacité d’exploiter les connaissances locales. (Bottom Up)

À travers les lunettes de la première théorie, les donateurs (bailleurs bilatéraux et multilatéraux, agences et organisations internationales) et les bénéficiaires (ONGs, l’État haïtien), en tant qu’agents bénévoles, de bons samaritains, ont été animés par de bonnes intentions pour aider les gens.

Tandis que la seconde fait mention de leur opportunisme, en les désignant comme des acteurs, qui sans contraintes et incitations vont maximiser leur intérêt personnel ou de groupe.

Dans le cas d’Haïti, en analysant les contraintes de ces deux parties et leurs possibilités de rassembler de bonnes informations sur les véritables besoins des victimes, nous pouvons facilement comprendre pourquoi l’aide/assistance a échoué et comment établir des bases institutionnelles pour construire une Haïti plus rationnelle en matière de politique ou de gouvernance de l’aide étrangère.

Incitation des donateurs

Les donateurs font face à leurs propres incitations lorsqu’ils développent leurs politiques de l’aide. Ces incitations sont structurées par les contraintes des groupes d’intérêts spéciaux de leurs pays, les bureaucrates (parlementaires) et les intérêts stratégiques de leurs gouvernements.

Prenons par exemple l’aide américaine avec l’USAID. Cette organisation n’a pas forcément des incitations pour aider les victimes ou du moins, l’aide qu’elle va fournir sera fonction des contraintes auxquelles elle fait face de la part des groupes d’intérêts privés américains, du congrès et des politiques stratégiques du gouvernement américain.

Un américain moyen reste en général rationnellement ignorant sur la politique de l’aide extérieure de son pays. Acquérir des informations sur la manière dont l’aide va être distribuée en Haïti l’est un peu coûteux. Les principaux groupes qui exercent des pressions sur l’agence américaine sont les groupes de lobbying, dont la Coalition pour les Sociétés de Développement international (CIDC), qui a reçu 56 % des contrats de l’USAID alors que les entreprises haïtiennes n’ont reçu que 0,7 %. C’est ainsi que la majeure partie de l’argent dépensé par les donateurs a été tout simplement captée avant même que l’assistance arrive sur le territoire haïtien, là où il va aussi devoir affronter des problèmes d’incitation et de coordination pour atteindre les victimes.

Dans le cas des deux autres contraignants, il est très probable qu’il y a conflit d’intérêts dans le sens qu’un parlementaire donné dans un pays donateur peut être un actionnaire d’une entreprise qui offre un service spécifique. Les politiques stratégiques d’un gouvernement peuvent aussi contraindre une agence internationale de financer des projets qui vont nécessairement importer des biens et des expertises de son pays, ignorant les besoins les plus pressants des victimes.

C’est ainsi que les travaux de ramassage de décombres, pourtant à la base de toute action de relèvement dans le cas d’Haïti en 2010, ont mis du temps à être effectifs alors que les assistances de types alimentaires ou techniques se sont fait voir le lendemain du séisme, oubliant le choc que cela va créer sur l’économie nationale.

Les bailleurs ont voulu construire pour passer leurs contrats, mais peu d’entre eux ont voulu ramasser les décombres pourtant incontournables à la reconstruction. Tout cela, et bien d’autres exemples encore, d’ailleurs qui sont reconnus par les bailleurs eux-mêmes, ont entravé les possibilités de transformation du séisme en opportunité pour le pays.

Incitations des receveurs

Les gouvernements haïtiens sont reconnus pour leur nature corruptrice et bureaucratique, c’est d’ailleurs l’une des raisons majeures du sous-développement du pays. Comme pour les donateurs, le gouvernement haïtien n’est pas une entité bénévole qui agit toujours dans le sens de la maximisation du bien commun. Sans les contraintes et les incitations appropriées, il devait nécessairement se lancer dans des cas d’escroqueries et d’extraction de l’aide/assistance.

Même en situation normale, les gouvernements haïtiens ne se préoccupent pas de l’intérêt de la population, préférant établir une économie avec des réseaux sociaux d’accumulation qui s’enrichissent sans gêne au sein de la plus grande misère humaine. Comment faire confiance à ce gouvernement ?

En effet, Werker and Ahmed (2008) montrent que les bailleurs, en voulant esquiver le népotisme, la corruption et le copinage dont l’aide fait souvent état dans les pays en développement, choisissent les Organisations non gouvernementales comme principal canal. Ce choix n’est autre qu’une pratique de ce que les économistes appellent la sélection adverse, dans la mesure où les bailleurs en voulant éviter un mauvais client corrompu (l’État haïtien), choisissent un client étranger aux problèmes locaux, structurellement incapable de faire du développement réel en raison de son manque de rétroaction.

Donc, comme pour les donateurs, les receveurs, en l’occurrence l’État haïtien et les ONGs, suivent leurs propres intérêts. Dans un contexte où les Haïtiens ont été préoccupés par leur survie, les organismes de reddition de compte et la société civile ont été tous affectés, les contraintes auxquelles faisait face l’État haïtien ne pourraient pas assurer qu’il allait effectivement agir dans le sens de l’intérêt commun.

Donc même quand il a été épargné par les donateurs, son insertion n’aurait rien garanti en termes de résultats. Les ONGs, comme principaux bénéficiaires, sont fonctionnellement inefficients pour résoudre les grands problèmes haïtiens, particulièrement dans des cas où ils s’enveniment.

Le « Knowledge Problem » des acteurs.

Maintenant attaquons-nous à un autre aspect de l’aide qui est la capacité des acteurs, internationaux surtout, d’avoir les informations nécessaires pour intervenir bien. Les intentions ne suffisent pas. Toute politique est d’abord une question de calcul sinon l’efficience des interventions sera quasiment nulle. C’est ce que le professeur Chrostopher Coyne de la Georges Masson University appelle aussi DOING BAD, BY DOING GOOD. Les donateurs et les receveurs peuvent vouloir aider réellement, mais dans la mesure où ils n’ont pas les informations et les connaissances adéquates sur les réalités locales, l’aide qu’ils fournissent pourrait même causer plus de torts aux populations.

Dans l’exemple haïtien de 2010, l’ex premier ministre Jean Max Bellerive, a énoncé un cas dans lequel près de 10 projets ont été élaborés sur un site, donnant lieu à un énorme gaspillage de ressources.

D’autres exemples pourraient être aussi avancés pour montrer les difficultés que les acteurs ont eues à se coordonner sur les véritables besoins des victimes en raison de leur pauvreté informationnelle et de leurs incitations spécifiques. Même dans le cas où un acteur particulier dispose d’une information, rien ne garantit qu’il sera incité de la partager avec un autre dans le noble objectif de résoudre les problèmes des victimes.

L’aide/assistance représente en lui-même un intérêt qui n’est pas forcément en adéquation avec la résolution des problèmes. L’aide/assistance est souvent utilisée comme source de pouvoir même par des couches de la population les plus influentes. Donc vouloir aider doit nécessairement faire face à des problèmes sérieux d’incitations et de capacité de toucher efficacement aux réalités locales sans endommager les populations.

En Haïti, les acteurs, que ce soit dans le cas du séisme du 12 janvier ou de la politique de l’aide en général, ne sont pas encore capables de surpasser ces problèmes. Beaucoup d’organisations sont sur le terrain haïtien, avec leur supposée bonne intention, mais les problèmes sociaux persistent. Si nous ne pouvons pas négliger totalement quelques impacts du blanc. Cependant, nous pouvons clamer que le pays est encore loin de la voie de la prospérité économique et d’une relève systématique par rapport aux problèmes créés par le séisme.

Et si l’aide contribuait à co-créer des marchés ?

L’une des véritables causes de la différence entre pays pauvres et pays riches est ce qu’on appelle dans la littérature de l’économie institutionnelle the legal failure. C’est-à-dire que la loi, particulièrement les droits de propriété, est l’apanage d’un petit groupe d’une économie, oubliant ainsi la grande majorité qui dans ce cas en dehors du jeu de la prospérité.

Hernando de Soto, dans son ouvrage le mystère du capital (1998), a établi le concept de Bell Jar, pour exprimer l’espace formel de l’économie en dehors duquel il n’existe que du capital-mort en raison d’une absence cruelle de réseautage et de fongibilité. L’économiste chilien a bien étudié le cas haïtien dans lequel il a montré qu’il y a d’énormes richesses latentes dans ce pays victime d’une faillite institutionnelle.

Beaucoup d’entre nous croient qu’en dépit de son bilan malheureux, le 12 janvier 2010, représentait aussi une occasion sans précédente pour faire décoller le pays. L’histoire montre d’ailleurs que les désastres sont souvent de bons catalyseurs d’une nouvelle mise en place pour un changement véritable des situations, mais dans l’unique condition où un leadership politique émerge.

Le cas rwandais après le génocide est représentatif. En effet, le séisme présentait une grande occasion dans laquelle l’aide aurait pu être utilisée pour insérer la population haïtienne dans une nouvelle dynamique institutionnelle, où ses droits économiques, pères de ses droits sociaux, pourraient être une fois pour toutes établis.

Dans un pays où les gens, les biens, les terres, etc.… sont en dehors de tout espace formel et institutionnalisé, le séisme offrait les conditions tant réelles que psychologiques pour inventer un autre haïtien, avec des opportunités entrepreneuriales qui le ferait jouer ce jeu de prospérité qui lui échappe depuis toujours.

D’abord, avec un autre leadership, l’État aurait pu se concentrer sur la satisfaction des grandes valeurs (santé, nourriture) de la population en travaillant avec le secteur paysan, tout en régularisant les identités des hommes et des biens pour leur faciliter l’entrée dans une dynamique de marché. L’aide/assistance aurait bien pu aider non seulement à financer un programme de régulation formelle des capitaux et des hommes (femmes), mais elle pourrait aussi renforcer la capacité des paysans, du secteur privé et d’autres secteurs créateurs de valeur dans la société haïtienne pour repartir sur de nouvelles bases institutionnelles.

Malheureusement, le triomphe des incitations extractives a produit un CIRH internationaliste dont l’échec était plus que prévisible. Des secteurs vitaux de la population, comme la paysannerie qui représentait 67 % des Haïtiens, ont été tout simplement écartés de la reconstruction. Nous le répétons, sinon nous risquons de l’oublier, que l’aide n’a pas aidé. Les incitations des acteurs, leur capacité d’intervenir avec efficacité sur les réalités locales et leur coordination ont fait du CIRH un chapitre d’extraction de valeur plutôt que de création.

Rien n’a changé

Dix ans après, rien ne garantit que la méthode de l’aide ait changé, que les pouvoirs publics, l’international et tous ceux qui ont participé directement ou pas dans cette ligue d’assistance ont tiré les leçons appropriées.

Tout l’intérêt de cet article est de dire que dans le cas de l’aide/assistance internationale, nous devons faire face à des problèmes d’incitations et de connaissances des acteurs. Rien ne garantit que les intentions sont bonnes, elles sont plutôt fonction de contraintes de groupes d’intérêts particuliers.

En outre, les problèmes d’informations nous obligent à utiliser l’aide comme co-créatrice de marché afin de surseoir notre méthode bureaucratique sur ce que F. Hayek appela l’ordre spontané. Avec une telle méthode, les chances de diriger les incitations vers le développement réel et de surpasser les problèmes de connaissance seront plus élevées. L’aide peut aider, mais comme dans tous les autres pays où elle a véritablement réussi jusqu’à présent, elle doit contribuer à co-créer des marchés dans l’économie nationale, pour qu’il puisse y avoir plus d’opportunités pour les communautés. 

Johnny JOSEPH, applied Economist, Co-fondateur de Catch Up Haiti

Photo couverture: L’un des plus grand hôpitaux  du pays, à Mirebalais, est un modèle d’actions d’ONG en Haïti avec Zanmi Lasante (Partner in Health). Photographie par Tatiana M. Liautaud / Challenges

Économiste appliqué. Co-fondateur de Catch Up Haiti.

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