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Pourquoi des agents de la PNH brutalisent des manifestants pacifiques ?

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« Une fois muni de son uniforme et armé, le policier habitant un quartier populaire peut se comporter en bourreau contre les citoyens de son propre quartier qui manifestent pour avoir accès à l’eau potable, même si lui aussi en souffre énormément »

Il s’agit d’un contraste révélateur. Les 29 juin et 6 juillet dernier respectivement, des membres de la Police nationale d’Haïti ont réprimé violemment des rassemblements pacifiques contre l’insécurité à l’initiative de Nou p ap dòmi, un regroupement de citoyen.e.s qui dénoncent la corruption et appellent à un procès contre ceux indexés dans la dilapidation de fonds publics, dont le président de la République, Jovenel Moïse.

Alors que les policiers dispersaient les manifestants à grand renfort de gaz lacrymogène et de tirs le 6 juillet, un groupe de bandits lourdement armé a défilé pendant des heures, coupant la communication entre Port-au-Prince et le sud du pays pour la journée.

« Aucune intervention n’a eu lieu pour disperser cette foule, et aucune arrestation n’a été faite jusqu’à date malgré le fait que ces membres de gangs manifestaient à visage découvert », dénonce Marie Yolène Gilles, responsable de la Fondation Je Klere.

Superposés, ces deux faits illustrent l’instrumentalisation des forces de l’ordre par le pouvoir en place pour la répression de citoyens qui s’opposent à sa politique.  « Depuis la dissolution de l’armée indigène en 1915, faire partie d’un corps armé en Haïti a toujours mis dans la tête du recru qu’il est au service de ceux qui dominent le pouvoir politique et économique contre l’intérêt de la majorité », analyse le sociologue Jean Robert Joseph.

« Une fois muni de son uniforme et armé, continue le spécialiste, le policier habitant un quartier populaire peut se comporter en bourreau contre les citoyens de son propre quartier qui manifestent pour avoir accès à l’eau potable, même si lui aussi en souffre énormément. »

Une dictature en gestation

Pour expliquer l’intervention de la PNH, le Premier ministre Joseph Jouthe, qui admet une utilisation excessive de la force par la police, a déclaré le 7 juillet l’interdiction de manifester à l’avenue Charles Sumner à cause de la présence de plusieurs ministères dans la zone.

Nou p ap dòmi n’accepte pas ces explications. « La police était semblable à une milice puisque, ni les véhicules utilisés pour cette opération ni les policiers qui y participaient n’étaient pas identifiés », s’insurge Emmanuela Douyon, membre de l’organisation. L’économiste parle d’une dictature en gestation, avec un pouvoir qui n’entend pas seulement « entraver la liberté des citoyens », mais se tient prêt à « les agresser ».

En théorie, des balises existent pour encadrer les interventions des forces de l’ordre. L’article 7 de la loi du 29 novembre 1994 donne à la PNH, la mission « d’assurer la protection et le respect des libertés des personnes, des vies et biens ».

Le Règlement de Disciplines générales de l’institution vient aussi à la rescousse des policiers qui désirent respecter la loi. L’article 8 du guide établit que les agents doivent refuser d’exécuter un ordre manifestement illégal. « Celui qui exécute un ordre prescrivant d’accomplir un acte portant notamment atteinte à la vie, à l’intégrité physique, à la liberté de la personne ou au droit de propriété, engage pleinement sa responsabilité disciplinaire et pénale », dispose le règlement.

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Si le même document déclare la PNH comme institution « apolitique », la réalité est bien différente. « Certaines directions de l’institution comme la Direction centrale de la Police administrative (DCPA) ne reçoivent plus d’ordres de la hiérarchie, mais d’autorités politiques du Ministère de l’Intérieur », révèle Pierre Espérance du Réseau national de Défense des Droits Humains (RNDDH).

Espérance note aussi « un dysfonctionnement de l’Inspection générale de la PNH qui ne peut pas enquêter et sanctionner des policiers enrôlés dans des gangs contrôlés par le pouvoir ».

En vrai, politique et police vont ensemble en Haïti. Au Conseil Supérieur de la police nationale (CSPN), la plus grande instance en matière de sécurité du pays, le chef de la police n’occupe que le 4e rang  comme secrétaire exécutif, selon l’article 14 de la loi du 29 novembre 1994. Comme supérieurs hiérarchiques, le chef de la police compte : le Premier ministre – président du CSPN, le ministre de la Justice – premier vice-président et le ministre de l’Intérieur – deuxième vice-président.

Plusieurs policiers rapportent une culture interne qui met emphase sur la nécessité de s’associer et de plaire aux responsables politiques, afin d’obtenir nomination et mobilité professionnelle. Le policier qui gaze des manifestants pacifiques sait bien que ces méthodes sont inappropriées, analyse Patrice Pierrot, un agent de l’UDMO dans l’ouest. « Il est bien obligé d’exécuter l’ordre afin de ne pas se faire larguer par son supérieur hiérarchique [et s’exposer à des sanctions]. »

L’histoire se répète

Par ailleurs, l’instrumentation des policiers jalonne l’histoire du pays. En 2004, une cohorte entière de la PNH, baptisée « promotion confiance », était composée de proches de l’administration de l’ancien président Jean Bertrand Aristide, rappelle Marie Yolène Gilles.

« Sous couverture de la police, des jeunes armés proches du pouvoir Lavalas ont mené des opérations policières aux Gonaïves, rajoute la militante. Des changements ont été aussi opérés dans le directoire de la PNH en fonction d’accointances politiques qui devenaient le point de départ même pour l’octroi des grades. Ne pouvant pas supporter pareilles dérives, certains directeurs de police, ont dû démissionner en cascade ».

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Sur le dossier des nominations suspectes, Pierre Espérance se souvient encore du cas d’Edner Jeanty, un simple agent 2 propulsé au grade d’inspecteur général en 2003. Il sera assassiné trois jours après sa nomination.

La situation au sein de la PNH aujourd’hui ne peut perdurer, selon les défenseurs des droits humains. Si les responsables de l’institution ne se ressaisissent pas et laissent la PNH dériver selon la volonté de groupes politiques, Marie Yolène Gilles prédit qu’elle risque de connaître le même sort que l’Armée d’Haïti, démobilisée après maints actes de violation des droits humains.

Un débat mondial

Le problème de la répression brutale des forces de l’ordre n’est pas spécifique à Haïti.

« Depuis la fin de la guerre froide et l’émergence du néo-colonialisme, les États ont de moins en moins d’intérêts à investir dans les forces militaires, mais dans la police, appelée à mater l’ennemi de l’intérieur qui est la population », analyse un professeur de l’université  d’État d’Haïti, requérant l’anonymat, à cause de la sensibilité du sujet.

Pour illustrer son propos, le professeur d’histoire évoque les réactions de la police française envers les gilets jaunes et les répressions de la police américaine, lors du mouvement des « Black Lives Matter ». Selon ce dernier, la devise des policiers à travers le monde devient désormais : « Fort avec les faibles et faible avec les forts ».

Samuel Celiné

Poète dans l'âme, journaliste par amour et travailleur social par besoin, Samuel Celiné s'intéresse aux enquêtes journalistiques.

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