Sur la place, le clairin est devenu un legs et une institution culturelle
Pour Frantz Joseph qui paraphrase le célèbre poète haïtien Carl Brouard sur la place qui porte son nom à Port-au-Prince, «boire est un devoir, savoir boire est un art». Selon le sexagénaire qui tire sur sa cigarette, «rien n’est aussi important que l’alcool.»
La place, «capitale de l’ivresse» pour reprendre des riverains rencontrés par AyiboPost, trône à l’angle des rues Dehoux et Saint-Alexandre, dans le quartier du Bas peu de chose. L’espace est devenu à la longue un coin d’élection pour les buveurs impénitents.
Pour Ronaldo Paul alyas Doudoun, qui a commencé à boire en 2015 après la mort traumatisante de sa concubine, «c’est très difficile de fréquenter l’espace et s’abstenir de boire».
Le sexagénaire qui habite à la lisière de la place pense que la propension à l’alcool et la beuverie qui anime les personnes qui fréquentent l’endroit sont d’origine mystique : «C’est l’âme du poète Carl Brouard qui attire les ivrognes sur la place», dit-il.
L’écrivain ayant donné son nom à la place était de souche bourgeoise. Il est né à Port-au-Prince le 5 décembre 1902 et reste considéré comme une figure de proue de l’indigénisme haïtien. Le poète mena une vie de bohème, partageant son temps entre les débits de boissons alcoolisées et les livres. À vingt ans, s’étant brouillé avec son père, il quitta sa maison de luxe dans les beaux quartiers de Port-au-Prince pour s’installer aux abords de la place Saint-Alexandre, devenue aujourd’hui la place Carl Brouard.
Le 24 mai 2023, à l’occasion d’une grande foire agroartisanale organisée aux alentours de la place Carl Brouard sur fond de musiques et d’arômes de friandises, la place offrait un tableau d’un contraste saisissant. Des alcooliques, fortement éméchés, se perdaient dans des envolées oratoires creuses et des divagations. Emportés par la griserie du clairin, quelques-uns dorment à même le sol, dans une demi-inconscience.
«La culture haïtienne et le « clairin » sont intimement liés», soutient Baptiste James, un quarantenaire qui fréquente habituellement l’espace. «Boire est pour moi un moyen de renouer avec la matrice de ma culture qui est le vodou», continue l’homme. «Boire, renchérit-il, est pour moi un moyen d’évasion.»
Rénovée en 2000, la place Carl Brouard a été entièrement réhabilitée en 2018 dans le cadre du programme de coopération municipale Haïti/Canada (PCM) sous les commandes du maire Youri Chevry. Un transformateur d’une capacité de 25 KW ainsi qu’un système de panneaux solaires y ont été installés.
Sur la place, le clairin est devenu un legs et une institution culturelle. Des associations d’ivrognes souvent sponsorisées par des politiciens ont été mises sur pied pour perpétuer la tradition et grossir le nombre des alcooliques.
«Baz bwè nèt» est un regroupement d’ivrognes dont les membres siègent d’habitude sur la place depuis sa création le 9 juin 2010, peu après le tremblement de terre qui a frappé de plein fouet Haïti le 12 janvier 2010», informe John, un membre et responsable de recrutement de l’association.
Aussi appelée «Team bidon» en référence aux bidons en plastiques que les membres utilisent d’habitude pour boire de l’alcool, «Baz bwè nèt» est un trait d’union qui réunit des ivrognes de tous horizons qui font de l’acte de boire une culture de vie. «On s’abreuve de clairin et on fume de l’herbe dès la tombée du jour. De six heures du matin à six heures du soir», souligne John.
Fondée en 2010, «Baz bwè nèt» dispose de 24 membres, révèle John. Beaucoup sont morts après des épisodes intenses où ils ont ingurgité à outrance des litres continus de clairin. Des 24 membres, il n’en reste plus que douze aujourd’hui. La plupart des décès enregistrés dans l’association surviennent après des excès d’alcool impressionnants.
«Alain, alyas « Ti dyòl » est un ancien membre de « Team bidon » qui a passé l’arme à gauche en 2022. Après s’être fortement saoulé, ce grand buveur s’est étalé sur la rambarde en bloc qui ceinture la place. Les membres engourdis par les effets inhibiteurs du clairin, il a essuyé une chute terrible.»
Complètement maculé de sang et la tête fendillée, Alain a été emmené d’urgence dans un centre hospitalier où «il succomba à ses blessures par manque de soins», selon les témoignages de gens de la zone.
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Alain rallonge la liste déjà bien longue d’ivrognes de la place qui ont été emportés par leur addiction.
Après s’être longuement grisé avec ses compagnons dans la journée, Sasou, un autre membre de «Team bidon», s’est acheté en rentrant un gallon de clairin plein à ras le bord, espérant poursuivre dans la soirée, dans la chaleur de sa demeure, ses prouesses de la journée en abusant à l’excès de la boisson fétiche. Il tomba à la renverse sur le parquet de sa chambre et mourut esseulé, dans les spasmes de l’ivresse au début de l’année 2023.
Rolph Mérizier a tutoyé de près une situation proche de la catastrophe le 20 mai 2023. Complètement ivre, le jeune homme, en mal d’équilibre, longeait les bords du Bois de chêne à Port-au-Prince quand il a chuté et atterri brutalement dans le fond de la ravine. N’était-ce pas la diligence des personnes présentes sur place qui l’ont rapidement conduit à l’hôpital de l’université d’État d’Haïti (HUEH), le jeune aurait sans nul doute laissé sa peau.
«Lorsque quelqu’un meurt, nous recrutons d’autres personnes pour le remplacer», relate Gesner Jean, un jeune homme à l’orée de la vingtaine, membre de l’association «Baz bwè nèt».
Le recrutement à «Team Bidon», selon John, se fait selon une considération des traits physionomiques. Les agents de recrutement en mission écument les coins du quartier et identifient avec beaucoup de minutie les personnes qui partagent des traits caractéristiques communs aux ivrognes invétérés comme des pommettes turgides, des yeux vagues et une démarche vacillante.
Ces pratiques comportent des risques énormes. Les alcooliques mettent leur santé en péril et courent notamment le risque de développer une cirrhose du foie. De plus, la consommation périodique et excessive d’alcool peut endommager à peu près tous les organes du corps humain.
«Le clairin, avec l’héroïne et la marijuana, entre autres, fait partie des produits psychotropes qui modifient le fonctionnement normal du cerveau», soutient à AyiboPost Yvénia Hilaire, psychothérapeute, spécialiste dans la prise en charge des dépendants à l’association pour la prévention de l’alcoolisme et autres accoutumances chimiques (APAAC).
Ces substances, continue la spécialiste, «occasionnent la désinhibition, réduit la gêne qui servirait de blocus à l’individu pour s’adonner à des penchants et des actes qu’il n’aurait pas assumés s’il était totalement lucide. L’addiction vient quand la consommation devient répétitive. »
L’inflation, les traumas liés à l’insécurité et les catastrophes dites naturelles répétées semblent précipiter beaucoup d’occupants de la place dans les bras de Bacchus. La nourriture y représente le cadet des soucis.
«Le clairin, c’est tout ce qu’il nous faut» ponctue Rolph Mérizier, un jeune portefaix de 24 ans. «Je ne peux travailler correctement qu’avant d’avoir pris un bon coup», relate-t-il à AyiboPost.
Le clairin est le spiritueux artisanal le plus consommé en Haïti. Produit dans des distilleries appelées «Guildives», il est préparé à partir de la canne à sucre sauvage qui est dans la foulée pressée à la force d’un bœuf, puis fermentée avec des levures indigènes.
Haïti compte 600 distilleries. Les données publiées par le Fonds de développement industriel sur la protection de l’alcool font mention d’une production de 16 000 gallons de 3,75 litres, soit un volume de 600 000 hectolitres en 1996 et 11 millions de gallons au cours de l’année 2005.
Fortement consommé à l’échelle nationale, la «technique de production traditionnelle du clairin d’Haïti» a été inscrite officiellement au registre national du patrimoine culturel haïtien le 25 mars 2021. Saint-michel de l’Attalaye, Léogâne, les Cayes et, dans une moindre mesure, Jérémie, sont les communes où se concentre le plus fort de la production du clairin en Haïti.
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Carl Brouard dont la statue sur la place a été détruite en 2010 a écrit un seul recueil de poèmes : «Ecrits sur du ruban rose». Il a conjugué sa vie au rythme de l’alcool et de la clochardisation.
L’homme renia son origine bourgeoise et mena une vie totalement dissolue, ballottée entre la boisson et les travailleuses du sexe. Ivrogne bon teint, on le trouva, souventes fois, recroquevillé sur les morceaux de cartons sur la place. Décrépit et abîmé par l’alcool, il meurt dans les brumes de l’ivresse, seul, dans un ruisseau, le 27 novembre 1965.
Sur la place Carl Brouard, la tradition de vie du poète se perpétue. Beaucoup de personnes, jeunes et vieilles, pour reprendre Jean Gesner rencontré sur la place, tissent leur vie entre «une Haïti à problèmes» d’un côté et la bouée de sauvetage évasive d’une canette d’alcool, de l’autre côté.
Par Junior Legrand
Les photos sont de David Lorens Mentor/AyiboPost
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