SOCIÉTÉ

Le clairin de Léogâne est en grand danger à cause de la rareté du sirop de canne

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« Avant que Martissant soit bloqué, le sirop nous arrivait dans des délais raisonnables »

Nicolas Bien-Aimé est vendeur de clairin et de cigarettes à la rue Monseigneur Guilloux, en face de l’hôpital de l’université d’État d’Haïti. Il tient ce commerce depuis près de 15 ans. Son étal est bien rempli, pourtant Bien-Aimé se plaint que depuis quelques mois les ventes dégringolent. La raison principale est le prix de plus en plus élevé du clairin, alcool artisanal fabriqué à partir du jus de canne.

Ces nouveaux prix sont en partie la conséquence de l’insécurité qui empêche la circulation de cette boisson, de Léogane, grand producteur, à Port-au-Prince. 

Selon Janel Ménard, habitant Léogâne, et propriétaire d’une guildive, usine de  fabrication de cet alcool, la production a drastiquement baissé dans la ville. L’urbanisation sans plan a remplacé une grande partie des champs de canne à sucre par des maisons. L’explosion démographique a forcé ce réaménagement, pour loger de plus en plus de personnes. Ces contraintes ont amené certains producteurs à se reconvertir dans d’autres secteurs d’activités. Cela a pour effet de réduire la main-d’œuvre qui servait à la production du clairin. 

Mais la raison la plus importante de la chute de production est la rareté du sirop de canne à sucre, élément de base du clairin. 

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« C’est le sirop de canne qu’on chauffe à un certain degré, pour obtenir le clairin, explique Ménard. Mais aujourd’hui, étant donné qu’il y a de moins en moins de cannes à sucre, on produit de moins en moins de sirop. Nous sommes obligés de nous en procurer ailleurs. »

Acheter le sirop de producteurs en dehors de la ville de Léogâne revient plus cher. Il en faut entre deux et trois barils afin d’obtenir un seul baril de clairin, soit l’équivalent de 45 gallons. 

« Avant que Martissant soit bloqué, le sirop nous arrivait dans des délais raisonnables. Nous arrivions à garder le clairin à un prix abordable. Jusqu’à l’année dernière le gallon se vendait à 500 gourdes. Aujourd’hui, il coûte jusqu’à 750 gourdes», poursuit le propriétaire de guildive. 

C’est grâce à la ville de Mirebalais, dont la production de canne à sucre a augmenté ces dernières années que les producteurs de Léogane arrivent à s’alimenter en sirop.

Afin de pallier cette rareté, certains producteurs achètent du sucre industriel, auquel ils ajoutent de l’eau, et qu’ils laissent au soleil afin d’en faire du sirop. Ménard trouve que cette technique est très onéreuse, et pose problème. Elle est d’autant plus compliquée que depuis bientôt un an, les producteurs de Léogane ont perdu une grande partie de leur clientèle à Port-au-Prince, et dans  d’autres départements comme le Plateau central. 

« Il faut trois ou quatre sacs de sucre pour un baril de sirop, qui ne produira qu’une petite quantité de clairin. A raison de 3000 gourdes le sac de sucre, il faut bien réfléchir avant de se tourner vers cette solution », dit Janel Ménard.

A Carrefour Bredy, à la rue Saint Gérard, cette vendeuse de clairin ne chôme pas

Il confie qu’il a dû se tourner vers le département du Sud afin d’écouler son clairin. C’est aussi le choix qu’ont fait plusieurs autres producteurs, provoquant ainsi le rationnement de ce produit au niveau de la capitale. 

Nicolas Bien-Aimé se plaint. « Avant je ne perdais jamais d’argent sur mon investissement dans le clairin, se lamente le vendeur. C’est un secteur où l’argent est garanti. Mais aujourd’hui, avec le verre en plastique qui se vend plus cher, le clairin qui change de prix toutes les semaines, les pays lock à répétition, on ne s’en sort plus. »

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Les consommateurs avérés regrettent aussi que le clairin soit dans cette situation. Steven Charles, 36 ans, grand amateur de la boisson, avoue commencer chacune de ces journées par un verre de clairin. Il qualifie cet alcool de « discret ». 

« Je peux en boire six verres sans que ma femme en sente l’odeur dans ma bouche, ni sur mes vêtements », affirme-t-il.

Janel Ménard confirme cette qualité, mais explique que ce n’est pas toujours le cas, surtout quand certains ajoutent du levain, produit trouvé dans le pain, dans la fabrication de la boisson. 

C’est pour dire que le clairin est très consommé dans le pays. À tel point qu’en 2021, il a été ajouté au patrimoine culturel immatériel haïtien, au même titre que la technique du fer découpée du village de Noailles et de la recette de la Soup joumou.

Cette boisson, implantée en Haïti depuis la monoculture de la canne à sucre du temps colonial, est dans l’imaginaire collectif l’alcool du peuple. Certains esprits du vodou comme Zaka, loa des travailleurs, y sont liés. 

On en consomme aussi pour ses supposées vertus médicinales. Ainsi Ernestine Pierre, mère de deux enfants, vivant à la rue du Centre, prescrit de l’asorosi tiède, un tranpe, c’est à dire une macération de clairin et de feuilles, d’écorces ou de racines de plantes. Elle en donne aux enfants qui ont de la fièvre, tandis que Bien-Aimé croit que le tranpe de safran est efficace contre la grippe.

Le clairin est également un patrimoine territorial. Plusieurs localités se partagent sa fabrication. La ville de Saint Michel de l’Attalaye, par exemple, est connue pour produire l’un des clairins les plus réputés du pays. Il en va de même pour Léogane, qui possède plusieurs guildives, héritées de la colonisation, qui font la fierté de cette ville côtière. 

 

Photo de couverture: Grimel (ainsi connue) remplit de clairin un verre en plastique. Adelson Carvens/Ayibopost

Melissa Béralus est diplômée en beaux-arts de l’École Nationale des Arts d’Haïti, étudiante en Histoire de l’Art et Archéologie. Peintre et écrivain, elle enseigne actuellement le créole haïtien et le dessin à l’école secondaire.

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