La double peine des Haïtiens qui pleurent la mort de leurs familles aux États-Unis
À Port-au-Prince, Margarette Boucher est inconsolable depuis le 8 mai dernier, lorsqu’elle a appris la nouvelle du décès de sa mère, Madame Lebien, aux États-Unis d’Amérique où elle a immigré depuis 31 ans.
Hospitalisée le 28 avril dernier, Madame Lebien a succombé des suites du Covid-19.
Devenue aveugle depuis une dizaine d’années à cause d’un glaucome, la vieille dame vivait de la pension de son défunt mari. Cependant, cette situation ne l’empêcha pas de soutenir le foyer de sa fille Margarette Boucher en Haïti. Aujourd’hui, larmes aux yeux, Boucher explique qu’elle vivait grâce aux transferts de sa mère.
« Avec son argent, j’ai éduqué mes trois enfants. J’ai même pu faire émigrer ma fille aînée au Chili », dévoile Margarette Boucher.
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En 2015, la diaspora haïtienne comptait environ 1,2 million de membres, dont plus de 600 000 aux États-Unis, bien avant la vague migratoire vers l’Amérique centrale. Leur transfert d’argent représentait environ 32 % du PIB en 2018.
Les familles haïtiennes dépendantes de ce support financier sont nombreuses. Alors que coronavirus frappe sérieusement des pays comme les États-Unis ou le Canada, les décès dans la communauté haïtienne occasionnent un double drame en Haïti : le deuil et des difficultés pour organiser correctement les enterrements. Mais aussi une précarité économique inquiétante.
Inconsolable, Margarette Boucher se souvient des derniers mots de sa mère. Selon elle, avant de mourir, Madame Lebien aurait lâché : « Mon grand regret, c’est de savoir qu’il n’y a personne pour soutenir Margarette avec les 3 enfants. »
Même quand la mort ne frappe pas, les entreprises qui renvoient leurs employés dans ces pays à cause de la crise économique mettent en grande difficulté les familles haïtiennes qui comptent sur la générosité régulière d’amis et proches qui vivent à l’étranger.
Des conséquences sur le ménage
Sandy arrive à survivre en Haïti grâce aux transferts d’un ami qui vit aux États-Unis. Les parents de l’homme sont morts du Covid-19 et ce dernier a contracté la maladie en les supportant, rapporte la jeune fille.
Mère de deux jumelles à la Gonâve, Sandy raconte que le bienfaiteur, aujourd’hui guéri, s’enferme chez lui et ne va plus travailler. Cette situation provoque une crise économique dans le foyer de Sandy qui désormais est appelée à utiliser les moyens du bord, sans pouvoir compter sur les 100 dollars américains qu’elle recevait mensuellement.
« Quand vous savez que celui qui vous soutient est dans le deuil, vous, vous êtes dans un deuil à la fois émotionnel, mais aussi économique », analyse Sandy.
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Comme Sandy, Jean Rood se voit contraint de vivre dans le manquement depuis le mois de février dernier. Père de deux enfants, ce professeur d’école misait sur l’aide financière d’un ami qui vit à Boston, pour arrondir ses fins de mois.
Au mois de février, le généreux s’est vu frappé par le coronavirus après avoir assisté, impuissant, à l’agonie de son père, décédé de la même maladie.
Aujourd’hui, selon Jean Rood, l’ami de la diaspora commence à se remettre du coronavirus, mais peine à reprendre son travail qui lui permettra de rejoindre son train de vie d’avant.
Selon l’économiste Etzer Émile, les chiffres communiqués habituellement par la banque de la république d’Haïti (BRH), indiquent que le montant annuel des transferts de la diaspora sur Haïti s’élève à 3,2 milliards de dollars. Ce qui donne en moyenne 266 millions de dollars de transferts mensuellement.
L’économiste rappelle que les spécialistes prévoient une réduction de 25 à 30 % de ce montant pendant cette période de crise liée à la pandémie du nouveau coronavirus.
Deuil sans corps
À côté du manque à gagner économique, il y a l’énorme fardeau du deuil.
8 mars dernier, Nevere Joazil a été foudroyé d’apprendre la nouvelle de la mort de son cousin Jasmin Augustin emporté par le coronavirus aux États-Unis d’Amérique. L’homme d’une soixantaine d’années a contracté la maladie par le biais de sa femme, infirmière qui elle, s’est fait infecter en travaillant avec des malades du Covid-19.
Devant ce fléau, l’infirmière a choisi de se faire hospitaliser. Son mari qui a opté pour des traitements à domicile, alors qu’il souffrait d’hypertension artérielle, a été emporté par la maladie.
Aujourd’hui, le plus grand regret de Nevere Joazil est de ne pas pouvoir participer aux funérailles et rendre un dernier hommage à son cousin comme le veut la tradition en Haïti.
« Après son décès, il a fallu des démarches auprès des autorités pour récupérer le corps et organiser des funérailles auxquelles seule une dizaine de membres de la famille ont pris part », lance l’homme qui travaille comme journaliste en Haïti.
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Selon le psychologue Ronald Jean-Jacques, le fait de ne pas pouvoir participer aux funérailles peut avoir des conséquences sur un parent. « Ce dernier peut ne pas parvenir pas à faire son deuil ». Donc, il souffrira plus longtemps de la disparition d’un proche.
La mort est incontournable pour les êtres vivants, continue le spécialiste. Devant cette réalité, « le deuil aide à diminuer la souffrance en acceptant la disparition d’un être cher », indique Jean-Jacques qui parle d’un dépassement de soi permettant de se souvenir du proche décédé sans en souffrir pour autant.
Pour y arriver, il faut des rituels funéraires. Cette cérémonie permet aux proches non seulement de verser les dernières larmes, mais aussi de constater que l’être aimé laisse véritablement ce monde.
Cependant, les funérailles qui « représentent carrément le moment de faire le deuil » sont impossibles pour ceux qui, vivant en Haïti, ont des proches décédés du coronavirus à l’étranger. Le psychologue conclut donc que la famille restée en Haïti n’a pas l’occasion de faire le deuil de leurs proches et aura à souffrir beaucoup plus longtemps de ces disparitions.
« Comme ce fut le cas lors du séisme de 2010, les proches risquent de penser qu’on s’était trompée de la vraie identité de la personne décédée et garder l’espoir de revoir la disparue », analyse le psychologue.
L’ancien sénateur Youri Latortue parle d’une « situation extrêmement difficile qui choque la culture des Haïtiens, d’habitude très solidaires en cas de maladie et respectueux envers leur mort ». La tante de l’homme politique, Marie Thérèse Latortue, est décédée des suites du Covid-19. Âgée de 87 ans, la dame a succombé le 11 avril dernier dans un hôpital de New York.
Youri Latortue confie que la famille a déjà « sauvé le cadavre » en le récupérant à temps afin d’empêcher la mairie de l’enterrer dans des fosses communes. La famille espère incinérer le corps afin de pouvoir garder les cendres pour pouvoir organiser une cérémonie en mémoire de la défunte après la crise du coronavirus.
Agir pour avancer
Quelques jours après la nouvelle de la mort de son frère atteint par le coronavirus, Marvel Dandin qui codirige la radio Kiskeya est revenu sur les ondes. De sa voix roque, celui qui a perdu sa mère récemment a trouvé le courage d’animer des émissions pour sensibiliser ses auditeurs sur la maladie.
Marvel Dandin est convaincu que le pire aurait pu être évité si on avait pris plus tôt dans le cas de son frère. C’est pourquoi le journaliste dit vouloir « contribuer à éduquer la population en Haïti ». C’est une façon pour lui de remonter la pente « en aidant les autres à se préparer à y faire face ».
Son message ? « Attention, le coronavirus est là et nous sommes tous vulnérables ».
L’ancien député Vickerson Ganier a lui perdu sa mère aux États-Unis. Pour « surmonter sa tristesse », il dit se livrer à une campagne de sensibilisation dans des coins reculés dans le sud-est du pays. Le samedi 11 avril dernier, l’ancien parlementaire était à la Montagne de Jacmel pour parler du coronavirus avec la population de cette zone dont il est originaire.
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Quant à Youri Latortue, il dit avoir déjà soumis aux autorités un « plan d’action national » pour faire face au coronavirus sans affaiblir davantage l’économie du pays. Dans l’Artibonite, l’ancien sénateur dit avoir mis sur pied deux centres. L’un se trouve à l’hôpital Saint Nicolas à Saint-Marc et l’autre à l’hôpital La providence des Gonaïves.
Entre temps, des voix s’élèvent pour critiquer la gestion amateur de la pandémie par l’administration actuelle. Alors que des tests massifs ne sont pas réalisés, le pays compte officiellement 596 infectés pour 22 décès.
« De tout ce que dit [le président] Jovenel Moïse, s’il y a une vérité, c’est bien la réalité du Covid — 19 », lance Dandin qui appelle les citoyens à ne pas minimiser la force de la maladie.
Jean Rood et Sandy sont des noms d’emprunts
Samuel Celiné
Photo couverture: Des gens attendent en ligne à l’extérieur d’une Banque le 16 avril 2020, dans le quartier de Harlem à New York. Crédit: David Dee Delgado / Getty Images
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