SOCIÉTÉ

L’imagination débordante des parents haïtiens dans le choix des prénoms de leurs enfants

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La pratique n’est pas nouvelle.

Au bureau de l’officier de l’État civil de Carrefour, il est environ 10 heures du matin ce lundi 24 février 2020 lorsque Samson franchit la porte d’entrée. L’homme d’une trentaine d’années s’apprête à faire enregistrer son premier enfant. Le jeune père a déjà choisi un prénom spécial pour son garçon. Il s’appellera Kris-Sami. Visiblement embarrassé, l’officier d’une soixantaine d’années tente de deviner l’orthographe de ce prénom en grattant machinalement sa barbe.

Le père est religieux et en quête d’originalité. Pour lui, Kris-Sami, renvoie à un « ami du Christ ». L’homme se réjouit d’avoir réussi à cacher sa foi derrière ce prénom qui inclut un diminutif de son propre prénom : Samson. Il se vante aussi de la prononciation créole du prénom de son fils.

Salomon, un autre jeune père, a lui appelé son enfant Sami-Kédi. Ce choix, dit-il, se trouve à l’intersection entre son prénom et celui de sa femme Kethline.  La même logique est à la base d’autres prénoms enregistrés au bureau d’État civil comme Christhide, combinaison des prénoms du père Christo et de la mère Mathide.

Les appellations à connotation religieuse ou anciennement populaires en milieu rural deviennent rares. L’on trouve difficilement dans les registres des Dieucibon, SaDieuvle, Mercidieu, Dieulhomme, Ti lari, Lifasil, Anbayo, Timizè, Assefi, Apali, etc..

Les nouveaux prénoms découlent d’une imagination fertile. Par exemple, Junior a choisi Bethejina et Bethejison, respectivement pour sa fille et son fils. La seule justification reste la présence des lettres J et B dans ces inventions. La lettre « J » vient de son prénom Junior et la « B » du prénom de sa concubine, Fabienne.

De plus, une ancienne tendance se popularise encore plus ces temps-ci avec le choix de prénoms d’artistes, de sportifs, d’acteurs de cinéma et même les noms de groupes musicaux.

L’éducation est à blâmer

« Donner un prénom hors du commun à un enfant n’a rien de grave » selon le directeur général des Archives nationales Jean Wilfrid Bertrand, se référant aux lois haïtiennes, très permissives en ce sens. Mais certaines appellations peuvent choquer. « Certains parents, par ignorance ou manque d’informations, s’amusent à donner aux enfants des prénoms entendus à la radio ou à la télévision sans pourtant saisir ni l’orthographe du prénom, ni son essence, ni l’histoire du personnage qui l’a porté », regrette-t-il.

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Ainsi, le directeur général des Archives nationales confirme que Haïti a aujourd’hui des « Saddam Hussein », des « Jackie Chen » et des « Beken Bauer », écrits souvent avec une orthographe totalement différente du nom original. Le fonctionnaire admet que certains de ces prénoms, dont la plupart ont été portés par des personnages controversés, peuvent rendre l’enfant inconfortable à l’avenir. Il précise cependant que le pays souffre d’un vide législatif en la matière.

De son côté, l’historien Georges Michel s’insurge contre ce qu’il qualifie de « prénoms de chien » qui peuvent avoir de graves conséquences sur le futur des enfants. L’historien rappelle que dans certains pays africains, les prénoms ont rapports avec la réalité de la vie des parents et ne sont pas de vains mots qu’on associe. Dénonçant ce qu’il appelle une dérive, Georges Michel plaide pour une législation haïtienne sur l’octroi des prénoms.

Le mutisme de l’État haïtien 

« La réalité des prénoms est généralement dynamique », renchérit de son côté le sociologue Jerry Michel. Cependant, il critique le mutisme de l’État haïtien dans l’appellation des nouveau-nés. Pour lui, ce laisser-aller total cautionné par l’État et le goût de l’exotisme des parents risquent de faire porter aux enfants des « charges historiques » qui leur seront néfastes leur vie durant. Les prénoms « Hitler, Rochambeau, Ti Bobo ou Conzé » sont pour lui des exemples parfaits en ce sens. Selon le sociologue, l’État, dans sa mission de cohésion sociale devrait jouer le rôle d’arbitre pour barrer la route à ces genres de prénoms.

Pour nommer les enfants, les parents se tournent assez souvent vers le monde du spectacle international. Pour le sociologue, c’est à l’État de diminuer « la domination » du monde du spectacle dans l’appellation des Haïtiens en proposant par exemple des listes de prénoms aux parents.

Jerry Michel constate avec peine l’influence de l’occident sur la question en Haïti. « Pour l’amour du football, des enfants haïtiens portent des noms brésiliens, allemands ou italiens alors que personne ne songerait à appeler un enfant Tonmpous ou Manno Sanon ». Pour le sociologue, l’État doit encourager une forme d’originalité en exigeant par exemple que les prénoms des enfants soient écrits en créole, puisque « le prénom est un marqueur d’identification ».

Jerry Michel se questionne par ailleurs sur le fait que des prénoms comme « Desalin, Tousen, Makandal, Gitonn, Sanite » ne sont pas portés en Haïti alors que ces personnages ont joué des rôles clés dans l’histoire du pays.

Une ancienne pratique

Cette tendance à vouloir donner des prénoms hors du commun aux enfants n’est pas totalement nouvelle en Haïti. Aux dires du journaliste, passionné d’histoire, Fritz Valescot, les Haïtiens ont pendant longtemps octroyé des prénoms se référant à des fêtes catholiques ou à des événements (comme un cyclone) ayant coïncidé avec le jour de naissance de l’enfant. Ainsi, trouve-t-on des « Notreda » et des « Flora » dans certaines zones du pays. De plus, certains parents en référence à la Vierge, mère de Jésus, ont accolé des « Marie » à des centaines de prénoms de jeunes filles.

Ensuite, la pratique du « leve non » était jadis très prisée dans les milieux paysans. À côté des noms religieux comme « Mercidieu, Dieulifaite, Jésuroi ou Jésula », des parents faisaient porter à leur enfant le prénom d’un ou de plusieurs grands-parents à la fois. Par-dessus tout, le sociologue Jerry Michel souligne que nombre de parents choisissent des prénoms étrangers juste pour l’effet sonore.

Des appellations relevées dans quatre bureaux d’état civil choisis aléatoirement dans la région métropolitaine de Port-au-Prince témoignent la grande diversité des nouvelles tendances en 2020.

Au bureau d’État civil de la section sud de Port-au-Prince, les 12 prénoms enregistrés en février 2020 sont les suivants :  Schenjy, Basten Schweinsteiger, Abcaïna, Rodolphia, Starsline, Maykersten, Chris-Lady, Donnkervens, Inayah, Youviensky, Rochnaïka, Schenaylande.

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À la section Est, on saute sur ces 12 prénoms : Malaïka, Kiara Shaïvenska, Cassandra, Dieunica, Shanaïka, Rouqyah, Shamaïka, Christiano Rodrigo Junior, Oliver Sylvan Paüdolsky, Juudz Quinie Hermalie, Cenezy Orsha Queen-Arckyensha, Phaëlle Pamela Herta.

À la section sud-est, le bureau a enregistré des prénoms tels : Windiny Max Sander, Darlinsha, Duff Rayan, Goottfreud Dudley Hudson, Romaric, Flauriensky Clemando, Osiastar Wyiandjy, My Yungkey Daan, Mide Joanicie Romila, Davinci Eliel Mury, Haerdween, Mats Humels.

À Petion-Ville, les employés du bureau d’état civil visité déclarent avoir refusé d’enregistrer des prénoms « jugés bizarres ». Mais dans leurs registres, on lit des appellations comme : Smoraya Naguisha, Wood-Saïna, Florian Auguste Simun, Florsinska, Mithshy, Jun Kaïna Neydjee, Walderlensky, O’Brian Noucitsky Aluc, Wassin, Jim Handy Whisley et Odjourmimmar.

Samuel Céliné 

Poète dans l'âme, journaliste par amour et travailleur social par besoin, Samuel Celiné s'intéresse aux enquêtes journalistiques.

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