Cette série d’articles propose de retracer les différentes périodes qui ont marqué l’histoire du mouvement féministe haïtien, de 1934 à nos jours. Elle mettra l’accent sur les acquis historiques des luttes féministes qui sont incontournables dans la construction d’une démocratie haïtienne.
L’histoire du mouvement féministe haïtien (Deuxième partie)
Pour marquer la journée du 8 mars consacrée à la lutte des femmes, plusieurs organisations féministes et partis politiques en Haïti ont organisé des activités culturelles pour attirer l’attention sur les inégalités liées au sexe au sein de la société haïtienne. Plusieurs féministes ont renouvelé à l’occasion leur engagement contre la discrimination des femmes. La lutte en faveur des droits des femmes en Haïti ne date pas d’hier. Depuis longtemps, des groupes de femmes ont été des avant-gardistes lors des soulèvements politiques contre les injustices.
Deux approches dominent l’histoire du mouvement féministe haïtien : l’une suppose que son origine remonte à l’époque coloniale où des groupes de femmes luttaient contre l’esclavage. De l’avis des tenant-e-s de cette approche, l’avortement, l’empoisonnement des colons (des pratiques largement orchestrées par les femmes pendant la colonisation) constituaient des formes de lutte à vocation féministe. Car au final elles ont permis à la « femme-esclave» de se réapproprier le contrôle de son corps, mais aussi de se débarrasser d’un système colonial/esclavagiste/patriarcal qui l’opprime.
L’autre approche considère la création de la Ligue féminine d’action sociale en 1934 comme point de départ du mouvement féministe haïtien. Cette structure composée d’éléments issus de la petite bourgeoisie haïtienne a joué un rôle clé dans l’histoire de la lutte des femmes dans le pays.
Acquis de la Ligue féminine
La Ligue avait des déléguées dans les différentes villes de province. À Port-de-Paix, en février 1935, il y avait Colbert Saint-Cyr comme présidente ; à, Saint-Marc en septembre 1935, i y avait Jérôme Adé ; en octobre 1936, Albert Stacco présidait la délégation des Cayes. A Port-au-Prince, le comité de direction était composé de Madeleine Sylvain Bouchereau, Alice Garoute et Fernande Bellegarde entre autres. Ces femmes ont crée le journal « La voix des femmes » qui était le principal organe de propagation des idées défendues par la Ligue.
Le programme politique de la LFAS incluait l’amélioration physique, économique et sociale de la femme haïtienne et la reconnaissance de l’égalité civile et politique. Cet agenda politique a été jugé subversif par le pouvoir de Sténio Vincent qui a banni la Ligue deux mois après sa création, le 10 mai 1934. L’arrivée au pouvoir d’Elie Lescot en 1941 allait permettre à la LFAS de reprendre ses activités. En 1944, la bataille pour l’obtention du droit de vote est relancée.
Un combat de longue haleine
En 1944, la Ligue a connu une première victoire dans sa lutte en faveur de l’égalité civile et politique. Un amendement de la Constitution d’avril 1944 fut adopté. Il octroie à la femme le droit de se porter candidate au niveau des élections législatives et municipales uniquement. En plus, elle est éligible pour occuper d’autres postes non-électifs au sein de l’administration publique. Les femmes qui n’avaient pas le droit de voter aux élections pouvaient être candidates. Le 19 avril 1944, le président Elie Lescot s’est adressé à l’Assemblée nationale pour justifier cette décision ambiguë. « Il ne serait pas sage de conférer actuellement à la femme haïtienne le droit prééminent de suffrage », explique-t-il.
Deux ans après le message d’Elie Lescot à l’Assemblée nationale, des regroupements de jeunes se sont mobilisés pour exiger sa démission. Les femmes se trouvent au premier rang. Le lycée des Jeunes filles de Port-au-Prince participe au soulèvement populaire. Dans ces mobilisations, il y avait la participation du Comité d’action féminine, une structure féministe dirigée par Nicole Hibbert, la femme de l’écrivain Jacques Roumain et Léonie Coicou entre autres. Le Comité d’action féminine exigeait aussi l’égalité absolue et le suffrage universel.
Accusées d’être « responsables de nos malheurs »
Le droit d’éligibilité accordé par la Constitution de 1944 à la femme allait lui être enlevé deux ans plus tard. Appuyés par des mercenaires qui rodaient autour du Parlement, les députés Catel Démesmin et Émile St Lot ont accusé les femmes d’être à l’origine de tous les maux du pays. Du coup, elles seront privées de leurs droits civils et politiques. Cela s’est passé à la Chambre basse au moment du déroulement des travaux d’amendement de la Constitution de 1946. La délégation de femmes qui assistait aux travaux des constituants a dû quitter la salle. Cela a été une vraie défaite pour le mouvement féministe haïtien. La lettre adressée par Alice Garoute (membre influent de la Ligue) aux constituants illustre parfaitement la déception des femmes. « … Messieurs nous ne voulons plus nous résigner à n’être que des machines à reproduction et les servantes du «Seigneur et Maître »’. Souvenez-vous que les révolutions qui, comme la nôtre, bouleversent l’ordre des choses établies sont des armes à double tranchant. Cette femme si longtemps passive et résignée peut lever la tête et obtenir qu’une autre Révolution se fasse, qui la mette à sa place. »
Finalement, en 1950 la femme haïtienne obtient son droit de vote (à l’exception des élections présidentielles). Cinq ans plus tard, 28 femmes ont participé aux élections municipales. Huit ont été élues. C’est pour la première fois que des femmes sont élues maires de plusieurs villes en Haïti.
En novembre 1956, des élections au niveau du Sénat s’annoncent. La Mairie de Port-au-Prince sort un arrêté où seulement « les citoyens mâles sont autorisés à s’inscrire sur la liste électorale ». Du coup, une nouvelle menace pèse sur les acquis historiques de la lutte pour l’égalité civile et politique des femmes. Celles-ci ne vont pas rester les bras croisés. La Ligue féminine et d’action sociale entreprend un procès contre cette décision anticonstitutionnelle du Conseil municipal de la capitale.
Suite à la publication de la loi du 25 janvier 1957, la femme haïtienne arrache ses droits civils et politiques. Désormais, toute femme âgée de 21 ans est autorisée à participer dans les prises de décision engageant la nation, à travers les urnes. Signalons aussi que le sujet féminin devient éligible à tous les postes électifs. Cette victoire est le fruit de deux décennies de lutte des féministes haïtiennes notamment la Ligue féminine d’action sociale, le Comité d’action féminine, les regroupements d’écoliers, etc. L’arrivée au pouvoir du dictateur François Duvalier en 1957 allait saper tout cet élan démocratique. Très tôt les différentes organisations politiques (y compris celles à visées féministes) ont été la cible des Tontons Macoutes. La Ligue fut violemment attaquée*. Certains membres influents ont été battus puis jetés en prison. D’autres ont eu le temps de s’exiler. Ainsi, le mouvement féministe haïtien dans sa phase initiale est réduit au silence pendant les 29 ans de la dictature duvaliériste.
Feguenson Hermogène
* Pour réaliser cet article, nous avons eu deux entretiens avec Sabine Lamour, spécialiste en genre, professeure d’Université et coordonnatrice de Sofa (Solidarite fanm ayisyèn) et Tamas Jean-Pierre, sociologue et militante féministe. Notons aussi que les deux partagent l’idée que la création de la Ligue féminine d’action sociale n’est pas le point de départ de la lutte des femmes en Haïti.
*Le concept femme-esclave ne reflète pas notre conception de l’histoire. On l’utilise pour faciliter la compréhension de l’article. Mais en ce qui nous concerne, on préfère parler de Captif en lieu et place de l’Esclave.
* Suzy Castor, Les femmes haïtiennes aux élections de 1990. Ed Imprimeur II, avril 1994, Port-au-Prince.
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