Des entreprises ont été pillées et incendiées lors des récentes protestations populaires contre l’administration Jovenel Moïse. La majeure partie des victimes sont des entreprises de la classe moyenne
Vendredi 27 septembre, la commune de Delmas a été le théâtre de plusieurs scènes de vandalisme. Ces actes surviennent après que des protestataires furieux ont saccagé et incendié la base de l’Unité départementale de l’ouest (UDMO) à Cité Soleil avant d’emprunter la route de Delmas.
À côté des pompes à essence qui figuraient parmi les principales cibles des manifestants , des entreprises de la classe moyenne viennent compléter la liste.
Des pertes énormes
À Delmas 56, l’entreprise Keijzer, spécialisée dans la vente et la réparation des appareils électroniques, grossit le nombre de victimes.
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Son propriétaire, le hollandais Mattew Smoorenburg déclare que les individus ont tout emporté. « Je les ai vus sur la vidéo, ce qu’ils ne peuvent pas emporter, ils les détruisent. Ce ne sont que des jeunes livrés à eux-mêmes. On ne pourrait pas les reprocher de cet acte vu que l’État n’a point tenu ses promesses envers cette masse populaire depuis des années ».
L’entrepreneur estime à des dizaines de milliers de dollars les pertes enregistrées durant ce drame. « Je laisse le soin à l’assurance d’apporter les chiffres estimatifs », dit-il ajoutant que l’assurance ne pourra jamais couvrir la totalité des dégâts enregistrés dans son entreprise.
Un fleuron local touché
La fondatrice et présidente de Caribbean Craft, Magalie Dresse, rapporte que son entreprise a été victime d’un incendie. « Le feu s’est propagé dans mon entrepôt pendant que les protestataires incendiaient des véhicules de la compagnie AVIS logeant sur la route de l’aéroport », explique-t-elle.
Son entreprise se spécialise dans le développement de la filière artisanale haïtienne et est reconnue pour sa capacité à connecter les artisans avec les principaux marchés de consommateurs internationaux.
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Magalie Dresse estime à 150 000 dollars US le stock de produits finis entreposé dans le bâtiment incendié. L’entrepôt de son entreprise qui est parti en feu contenait des commandes de marchandises qui devraient être livrées à l’étranger durant la fin d’année.
« Les entreprises de la classe moyenne devraient avoir un accompagnement sérieux au sein du pays pour ceux et celle qui veulent passer leur vie à travailler et investir dans leur pays », Magalie Dresse.
Des jeunes entreprises innovantes à genou
De jeunes entrepreneurs qui avaient investi leur temps et fait d’énormes sacrifices pour la création de leurs entreprises se retrouvent sur le tapis. « En Haïti, il n’existe aucune politique réelle de protection et de prêt pour les entreprises de la classe moyenne, dit Marc Alain Boucicault, fondateur de Banj. Voir le fruit de votre travail dévasté par des individus frustrés de la situation du pays est la dernière chose à laquelle on ne pouvait s’attendre ».
« Les entreprises de la classe moyenne devraient avoir un accompagnement sérieux au sein du pays pour ceux et celle qui veulent passer leur vie à travailler et investir dans leur pays », Magalie Dresse
L’espace de « co-working » doublé d’une maison des entrepreneurs de Marc Alain Boucicault a été totalement vidé. Plusieurs institutions qui partagent le local ont perdu leurs équipements.
Marc Alain Boucicault dit avoir fait un seul prêt de 25 000 dollars US dans sa vie. « J’ai fait de choix et des sacrifices énormes pour créer une entreprise. Ce prêt a permis à Banj d’avoir sa propre génératrice. La génératrice est partie en feu alors que je n’ai pas encore acquitté la dette », regrette le jeune entrepreneur.
Selon le propriétaire de Banj, le groupe d’individu qui a enlevé la barrière pour l’utiliser comme barricade au niveau de la route n’est pas celui qui a investi l’espace pour la ravager. « La quasi-totalité des matériels de dernier cri (mac, caméras, projecteurs, TV) ont été emporté », dit-il. Les évaluations préliminaires estiment à environ 100 000 dollars US les pertes enregistrées pour l’entreprise.
Entre désillusion et satisfaction
« C’est révoltant de voir que ce sont les gens les plus vulnérables qui sont affectés, les plus honnêtes qui sont pillés et ruinés. Ceux qui tiennent le pays en otage sont très confortables et n’ont point été frappés », se plaint Magalie Dresse.
Madame Dresse, estime que les 300 artisans haïtiens qui travaillent dans son entreprise sont beaucoup plus affectés par l’accident. « Ils sont totalement touchés par le drame, je comprends mieux à présent l’existence de cette entreprise dans la vie de ses gens ».
Payer pour des biens non vendus
Bâtir une entreprise revient à développer des relations commerciales avec des fournisseurs. L’entreprise Keijzer utilisait cette méthode pour obtenir des crédits commerciaux de 30 à 40 jours pour renflouer ses stocks. Le propriétaire de cette mini-entreprise estime que des fois, des garanties personnelles (biens, accès au compte en banque) sont demandées en cas d’incapacité de paiement.
Ceux qui tiennent le pays en otage sont très confortables et n’ont point été frappés
« Les fournisseurs n’auront pas de considération en cas de pillage et de perte de matériel, il faut les payer », dit-il. Voilà que l’on va payer, poursuit-il, pour des matériels qu’on n’a pas vendus ni obtenus de bénéfices. Malgré cela, l’entrepreneur ne se laisse pas gagner par le découragement. Il rouvre son entreprise lundi prochain.
Pour sa part, Marc Alain Boucicault se sent affecté négativement par cette situation. « Les protestataires sont en train de détruire la classe moyenne qui s’efforce de créer des opportunités pour eux ». Néanmoins, M. Boucicault se réjouit du support de la communauté des entrepreneurs et des 19 sponsors qui souhaitent que le projet Banj reprenne vie.
L’entreprise Keijzer avait 12 employés, celle de Banj comptait neuf et deux stagiaires.
Des Dispositions
Le bâtiment de Banj à Delmas 66 est un don de la SOGEBANK. « La valeur locative de l’espace est considérée comme la contribution financière de la SOGEBANK à la Banj pendant deux ans », fait savoir Marc Alain Boucicault. Ce contrat prendra fin en avril 2020.
« SOGEBANK va probablement endosser le coût de la réparation du bâtiment. Les matériels et l’ameublement de l’espace seront les dépenses de Banj et de ses clients », dit-il affirmant qu’une campagne de levée de fond est lancée pour récolter près de 50 000 dollars US, soit un tiers du coût total de l’ameublement et des matériels perdus.
Sans assurance, Magalie Dresse n’a pas encore les options en main pour faire face à la situation. Elle planifie présentement une période de transition avant la réouverture de son entreprise.
L’État doit prendre ses responsabilités afin de créer des opportunités pour cette génération », dit Marc Alain Boucicault.
De son côté, Mathew Smoorenburg commence déjà à réparer les dommages de son entreprise en renforçant les dispositifs sécuritaires. « Toutes les entreprises en Haïti se transforment en bunker pour s’acclimater à la conjoncture du pays », déplore l’entrepreneur.
La plupart des grandes entreprises sur la route de Delmas érigent des murs énormes et des barrières renforcées pour se protéger en cas de soulèvement populaire.
Exhortation à l’État
Si la communauté d’affaire en Haïti représentée notamment par le Forum Économique du Secteur privé n’a pas une position unifiée sur la crise actuelle, les entrepreneurs victimes souhaitent que l’État prenne les dispositions qui s’imposent pour améliorer la situation.
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« L’État doit prendre ses responsabilités afin de créer des opportunités pour cette génération », dit Marc Alain Boucicault. « Les promesses doivent se changer en acte, c’est le seul moyen d’éviter à la classe moyenne de fuir le pays en quête d’opportunités », renchérit Mathew Smoorenburg.
« Tant qu’on n’adresse pas les vrais problèmes de cette nation, on n’arrivera pas à faire des compagnies ni à construire le secteur privé des affaires », pense le propriétaire de Caribbean Craft. Elle invite les autorités du pays à penser à l’intérêt de la nation. Sinon, dit-elle, le pays sera toujours pris en otage par des gens qui ne se battent que pour leur intérêt, qu’il soit au niveau du gouvernement ou de l’opposition.
Photo couverture: Edris Fortune
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