Pourquoi n’ont-elles pas choisi de parler plus tôt ?
Fiona obtient son diplôme à Maurice Communication en 2018. Alors qu’elle cherchait un stage, la jeune professionnelle fit la rencontre d’un animateur d’une émission de télévision très populaire à Port-au-Prince. Selon ses dires, l’homme était « bourru, condescendant et méprisant » avec elle. Il l’aurait traité tel un objet qu’on marchandait en dépréciant la valeur, pour pouvoir payer moins cher.
À l’époque, Fiona mettait le comportement de l’animateur sur le compte de son manque d’expérience. Jusqu’à ce jour où l’intention du personnage est devenue évidente. « Oh, regarde-moi ces petits seins ! Approche un peu pour que je les touche », lui aurait-il dit. Ensuite, la situation dégénéra. Sexe en érection, l’animateur a essayé d’avoir des rapports sexuels avec elle.
Les protestations et le refus catégorique exprimés par Fiona n’ont pas arrêté l’homme dans sa détermination. Ce n’est qu’après avoir découvert que la jeune femme avait ses menstruations que « la vedette » lâchera prise. Aujourd’hui, Fiona a peur de dévoiler l’identité du personnage, mais décide de raconter ce qui s’est passé. Elle rejoint des dizaines de femmes haïtiennes qui rapportent ces derniers temps leurs expériences d’abus sexuels sur internet.
Pourquoi dénoncer après si longtemps ? commentent certains internautes.
Selon plusieurs professionnels interrogés, la peur du « qu’en dira-t-on » pèse lourd sur la conscience des femmes qui évoluent dans une société où les victimes sont plus questionnées que les bourreaux. La plupart d’entre elles prennent du temps pour guérir du trauma et parfois, c’est en parler qui libère. Dans certains contextes, la personne agressée — les enfants par exemple — prend des années, et même des décennies pour finalement comprendre ce qui lui est arrivé.
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Pour la psychothérapeute, Monique Manigat, lorsqu’une victime d’agression sexuelle décide de dénoncer son bourreau, des conséquences psychologiques sont le plus souvent à déplorer. L’acte d’agression est un message lui disant que sa volonté ne vaut rien. Pour avoir des effets positifs, le fait de raconter doit catalyser « un soulagement », mentionne la professionnelle.
Durant de l’agression, la personne peut être sous le choc et se retirer mentalement de la situation pour essayer de survivre. Sous l’effet de la peur, elle peut être paralysée, ne plus pouvoir bouger ou même se défendre, développe la psychothérapeute. Souvent, des détails vont s’effacer de sa conscience après l’agression. Cela prend du temps à la mémoire pour retrouver ces détails et reconstruire l’évènement.
Au fait, une agression sexuelle ne s’oublie jamais et le temps ne fait pas estomper la douleur. Ainsi, la thérapeute encourage les victimes à se donner du temps et à chercher un bon accompagnement pour pouvoir guérir.
Une analyse au cas par cas
De plus, il faut prendre en compte le contexte, l’âge et le profil psychologique des victimes. Pour Monique Manigat, c’est impossible de demander à une victime d’inceste qui a vécu des cas d’agressions depuis sa petite enfance de réagir de la même façon qu’une femme qui a été agressée sur un parking.
Certaines fois, les victimes, quand elles sont mineures, ne savent pas où se trouve la limite entre affection et agression. Cela peut jouer sur le « temps de dénonciation ».
En matière de violence sexuelle ou de violence conjugale, il faut aussi prendre en considération que la personne qui fait du mal à la victime est aussi la même personne avec qui elle a vécu des moments forts ou avec qui elle a des enfants. C’est la dimension affective de la question.
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Dans ces contextes, la violence suit souvent une courbe ascendante. L’agresseur peut d’abord se mettre en colère — une émotion normale —, puis il frappe le mur ou des objets de la maison avant de finalement gifler sa victime.
La victime rentre souvent dans un processus de justification de l’acte. « Elle va se demander ce qui ne va pas. Il a toujours été un bon mari, cela fait cinq ans qu’on est ensemble. Pourquoi détruire une si bonne relation sur une simple dispute ? » Avec le temps, l’agresseur va amener la victime à tout accepter.
Certaines femmes ne témoignent pas parce que les hommes violents peuvent faire du chantage affectif avec les enfants, raconte Manigat. Une bonne illustration vient de la lettre d’excuse du mari d’une présumée victime de violence conjugale qui a fait le tour des réseaux sociaux, récemment. L’homme a écrit : « Notre première fille nous supplie d’arrêter cette histoire qui fait la une partout […] »
Il s’agit d’un cas typique, analyse Sabine Lamour. « Moi, j’ai peur pour cette dame, parce que [la plupart des] femmes ne parlent pas des violences [subies] lorsque leurs enfants sont en danger, dévoile la responsable de l’organisation féministe Solidarite fanm ayisyen (SOFA). Et là, je parle selon [mon expérience avec] les femmes que j’ai l’habitude de recevoir. Elles ne viennent pas porter plainte parce qu’elles ont appris que dans le mariage, même si c’est amer, on le boit ensemble. »
Les dénonciations sur internet
L’environnement haïtien ne favorise pas les dénonciations publiques. En mettant à l’index leurs agresseurs, certaines victimes sortent de leur zone de confort et se mettent en danger, dit Manigat.
Dans un podcast, la comédienne et collaboratrice d’Ayibopost Gaëlle Bien-Aimé expliquait pourquoi elle a fait silence durant des années au sujet de l’agression sexuelle qu’elle a vécu. Elle en a profité pour citer le nom de son agresseur. Joint par téléphone, Gaëlle Bien-Aimé dit penser qu’elle aurait été violée par son agresseur si elle n’était pas de plus forte corpulence que lui.
Un montage « tendancieux » avec les déclarations de l’artiste a enflammé les réseaux sociaux. En commentaires, Bien-Aimé a été acclamée pour son courage. Elle a aussi reçu des critiques de la part de dizaines d’internautes.
« Je pense que les réseaux sociaux font un travail extrêmement malhonnête en déformant totalement [les déclarations des victimes] et en orientant les gens sur des réflexions complètement [terre-à-terre], veut souligner Gaëlle Bien-Aimé. C’est clair que c’est un groupe d’homme qui est tombé sur le podcast et a décidé de faire ce montage [stupide]. Mais je ne me prends pas la tête avec tout cela, parce que je sais que la vérité est dans le podcast. »
Malgré les individus qui lui disent qu’elle aurait dû se taire six ans après l’agression, la comédienne jure ne pas ressentir aucun remords quant à la dénonciation. « Ce n’est pas comme si, si les femmes dénoncent leur agression plus tôt, elles seront mieux reçues par la société, observe Bien-Aimé. C’est une grosse hypocrisie de la part des gens lorsqu’ils demandent pourquoi elles ne l’ont pas dit avant. »
La honte doit changer de camp
Les gens ont souvent tendance à être impatients avec les victimes de violences basées sur le genre, explique Sabine Lamour. Ils veulent qu’elles dénoncent leurs agresseurs, mais ils oublient que ces femmes ne doivent à personne leurs histoires. Aussi, d’après Sabine Lamour, parler n’est qu’un moyen pour pouvoir se reconstruire. La victime peut bien y arriver sans avoir fait de dénonciation.
« J’avais peur de parler parce que je craignais ce que la société dira, comme, ‘qu’est-ce que je faisais dans sa chambre, dans sa voiture, on t’a payé pour faire cela’, raconte Fiona. Je ne suis pas encore prête à révéler mon identité, mais maintenant, j’arrive à parler de ce qui s’est passé et à encaisser les coups. »
Toutes les questions, les insinuations ou accusations ayant rapport avec les vêtements de la victime, l’endroit où elle se trouvait, avec qui ou à quelle heure, ne sont que des excuses utilisées par les agresseurs et leurs défenseurs pour imposer une honte mal placée, selon la thérapeute Monique Manigat. L’on appelle cela : blâmer la victime (victim blaming).
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Le culte du mariage est une autre dimension du problème. Les filles apprennent dès leur tout jeune âge qu’elles seront plus respectées ou valorisées socialement, professionnellement et même économiquement en étant mariées, rapporte Sabine Lamour.
Il s’agit de « faux privilèges », selon la féministe. « Leur condition de femme mariée, de sœur ou de mère n’est qu’un ensemble de devoirs sans droits. Elles doivent protéger la réputation du père, du mari, du frère ou du cousin pour le bien du groupe familial. Et surtout, elles n’ont pas intérêt à exposer en public, principalement sur Internet, ce qui s’est passé en privé. »
Le mythe de la femme Poto Mitan reste également très présent en Haïti. En demandant au sexe féminin de se sacrifier, d’aller au-delà de ce qui est normal pour un autre individu, ce mythe mène à l’acception de l’inacceptable, dénonce la responsable de SOFA.
Finalement, les injures, critiques et incrédulités auxquels font face celles qui dénoncent rentrent dans une logique de censure des victimes. Ceci dissuade d’autres femmes qui auraient envie de prendre la même route, car elles seront salies, accusées, ou même lynchées sur Internet.
Les prénoms des victimes ont été changés.
Hervia Dorsinville
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