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Les dessous du « pacte de corruption » entre des membres du CPT et la BNC

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AyiboPost vient d’obtenir le rapport final de l’Unité de lutte contre la corruption (ULCC) sur les accusations de corruption contre trois membres du Conseil présidentiel de la transition (CPT). Ce document, différent du résumé exécutif, révèle un pacte de corruption entre les acteurs, selon Me Samuel Madistin

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Le président de la Banque Nationale de Crédit (BNC), Raoul Pascal Pierre-Louis, débarque à l’hôtel Oasis le 25 mai dernier, en début d’après-midi, pour rencontrer le conseiller présidentiel, Louis Gérald Gilles.

Avant cette rencontre programmée par Gilles, le fonctionnaire dit avoir fait l’objet de plusieurs « demandes » dans le cadre de démarches effectuées pour sa reconduction à la tête de l’institution publique. Le mandat du conseil d’administration de cinq membres – dont trois n’y travaillaient plus – arrivait à expiration.

À l’hôtel, Gilles demande à Pierre-Louis de se rendre à la chambre 408, enregistrée au nom de Lonick Léandre, un consul. Sur place, deux autres conseillers présidentiels, Smith Augustin et Emmanuel Vertilaire, l’attendaient.

Au cours de la rencontre, Gilles a exigé du directeur de la BNC 100 millions de gourdes pour assurer son maintien en poste. Pierre-Louis déclare ne pas avoir l’argent. Comme contre-offre, il propose la facilitation de prêts à la BNC aux conseillers-présidents, la mise à leur disposition d’une carte de crédit ou la présentation de la liste des biens hors exploitation de la banque.

Pour des raisons non élucidées, Pierre-Louis – révoqué depuis par le gouvernement -dénoncera les conseillers-présidents dans une correspondance envoyée à la Primature le 24 juillet 2024. Cette dénonciation survient cependant après la distribution de cartes de crédit avec des plafonds de 13 500 dollars à 20 000 dollars aux quatre protagonistes. Des plafonds personnellement approuvés par Pierre-Louis en dehors des normes de la BNC.

Ce récit provient du rapport final de l’Unité de lutte contre la corruption obtenu exclusivement par AyiboPost. D’après ce document transféré à la justice, les négociations pour l’obtention des cartes précèdent la rencontre du 25 mai et les dépenses engagées doivent être remboursées par le directeur de la BNC, selon le pacte passé entre les protagonistes.

Smith Augustin avait demandé sa carte de crédit le 15 mai, mais attendra deux jours après la rencontre du 25 mai pour faire sa première transaction, selon un tableau des dépenses de la version finale du rapport obtenu par AyiboPost.

Tableau des achats effectués par Smith Augustin

La carte de crédit de Smith sera bloquée pour non-paiement, malgré la mise à sa disposition dans le cadre de ses fonctions de 220 000 gourdes comme salaire, un chèque représentant un tiers du salaire comme frais de fonctionnement, 400 000 gourdes comme frais de résidence, 25 millions de gourdes comme frais d’intelligence, 400 000 à 500 000 gourdes sur une carte prépayée, 250 000 gourdes comme bon de carburant et 20 000 gourdes pour les dépenses téléphoniques, selon ses déclarations aux enquêteurs de l’ULCC.

Le consul Lonick Léandre, présenté dans le rapport comme ami d’Augustin, avait aussi demandé sa carte le 15 mai. Sa première transaction sera enregistrée trois jours après.

Tableau des transactions effectuées par Lonick Léandre

Emmanuel Vertilaire et Gérald Gilles reçoivent leurs cartes deux jours après la rencontre du 25 mai, et commencent à l’utiliser le 1er juin.

Tableau des transactions effectuées par Louis Gérald Gilles

La plupart des protagonistes engagent des remboursements non conséquents après l’ouverture de l’enquête de l’ULCC, selon le rapport final. Ils disent aux enquêteurs avoir obtenu les cartes régulièrement et s’engagent à rembourser les sommes mobilisées. La régularité de l’obtention des cartes est mise en doute par les déclarations du personnel de la banque interrogé par l’ULCC.

Dans le cadre de cette affaire, le conseiller présidentiel Vertilaire avait obtenu de Pierre-Louis des transferts et promotions d’employés de la BNC dans le Nord « en dehors de toute procédure administrative », selon l’ULCC, qui dit détenir des « informations fiables sur les échanges qui ne peuvent être retirés du contexte des négociations ».

Tableau des transactions effectuées par Emmanuel Vertilaire

Il n’est pas clair pourquoi Raoul Pascal Pierre-Louis a finalement décidé de dénoncer les trois membres du Conseil présidentiel dans une lettre et dans le procès-verbal d’un juge de paix. Ce faisant, il a avoué avoir fait des offres et livré les cartes aux conseillers-présidents.

L’ULCC recommande la mise en mouvement de l’action publique contre les trois conseillers-présidents pour abus de fonction, versement de pots-de-vin et corruption passive, et la mise en branle de la justice contre Pierre-Louis notamment pour corruption active, abus de fonction et versement de pots-de-vin.

Lire aussi : Que fait l’ULCC, l’organe de lutte contre la corruption en Haïti?

Pour comprendre les implications juridiques et politiques du scandale, AyiboPost a pris contact avec l’avocat Samuel Madistin. Il est responsable de la Fondation Je Klere, une organisation de défense des droits humains.

Sur le plan juridique, le rapport de l’ULCC révèle un seul fait pertinent : l’existence d’un pacte de corruption entre les conseillers présidentiels incriminés et Raoul Pascal Pierre-Louis, selon Me Madistin.

Qu’appelle-t-on fait pertinent en matière pénale ?

En matière pénale, on distingue allégations, faits, faits constants et faits pertinents. Les allégations sont des impressions, des déductions. Tout ce qui ne peut être prouvé.

Alors qu’un fait est tout ce qui peut être prouvé par tous les modes de preuve. Les faits constants, par contre, sont les faits établis ou qui ne sont pas contestés. Le fait pertinent, c’est le fait qui dénote le bon sens, c’est le lien entre le fait et la preuve, c’est le fait qui est susceptible d’emporter la conviction d’un juge.

À l’analyse du rapport de l’ULCC, l’existence du pacte de corruption entre les conseillers présidentiels et Raoul Pierre-Louis peut être considérée comme pertinente pour les raisons suivantes :

• Emmanuel Vertilaire a sollicité et obtenu de Raoul Pascal Pierre-Louis pour ses proches dans le Nord des nominations, des transferts et des promotions.

• Une carte de crédit est octroyée, en violation des règlements de la banque, aux trois conseillers ainsi qu’au consul Lonick Léandre, qui avait mis sa chambre d’hôtel à Oasis à la disposition des conseillers et du président du conseil d’administration de la BNC.

• Raoul Pascal Pierre-Louis a déclaré aux enquêteurs que les conseillers devaient utiliser la carte, mais c’était à lui de payer pour eux.

• En dépit du fait que les conseillers ont des revenus mensuels importants, ils ont tous rapidement fait des dépenses importantes sur la carte et n’ont commencé à effectuer des remboursements qu’après l’ouverture de l’enquête de l’ULCC.

• La rencontre a eu lieu en catimini dans une chambre d’hôtel et non à la Villa d’accueil.

• Le président du CPT n’était pas au courant de la rencontre. Aucun rapport ne lui a été fait après la réunion ni aux autres conseillers.

• Un dîner privé a suivi la rencontre.

• Des messages WhatsApp suspects ont été échangés entre les protagonistes.

Si la demande des cent millions de gourdes ne peut être considérée comme un fait pertinent, mais plutôt comme une allégation à ce stade de l’enquête, il n’en demeure pas moins vrai que les faits présentés ici sont pertinents en ce qui concerne le pacte de corruption.

Raoul Pascal Pierre-Louis a déclaré aux enquêteurs que les conseillers devaient utiliser la carte, mais c’était à lui de payer pour eux.

Après les faits, la question qui fait débat est celle de la qualité des personnes incriminées, poursuit Me Madistin.

Les conseillers présidentiels peuvent-ils être poursuivis devant la juridiction de droit commun en raison de leurs statuts ? Bénéficient-ils de l’immunité au regard de la constitution ?

Il y a d’abord une grande hypocrisie dans la référence à la constitution pour déterminer le statut des conseillers présidentiels, continue Me Madistin. Le CPT, tout comme le gouvernement Conille, ne relèvent pas de la constitution. La constitution n’est pas en vigueur. C’est un gouvernement de facto qui fonctionne en dehors de ce qu’on pourrait appeler le droit de la crise : un texte qui déterminerait la nature du gouvernement au regard de la constitution avec les dispositions non applicables de la constitution mise en vigueur pendant la crise, lesquelles pouvaient être renforcées par des dispositions consensuelles acceptées pour la période de la crise uniquement. Ce texte n’existe pas aujourd’hui.

Même si la constitution n’est pas en vigueur, certains droits garantis par la constitution, comme les droits intangibles (droit à la vie, interdiction de la torture ou des peines ou traitements cruels ou inhumains, interdiction de l’esclavage ou de la servitude, non-rétroactivité du droit pénal) ou certains droits fondamentaux doivent être obligatoirement respectés, même en dehors de tout fonctionnement légal ou de fait d’un régime politique.

Les membres du conseil présidentiel nomment le Premier ministre, signent des arrêtés, des décrets, forment le gouvernement et le Conseil Électoral Provisoire (CEP).

Il est difficile de dire que des citoyens qui exercent de telles fonctions ne bénéficieraient pas de l’immunité généralement attachée à l’exercice de telles fonctions. Tous les conseillers présidentiels jouissent, selon moi, de l’immunité. Mais ils ne sont pas passibles de la Haute Cour de justice, qui n’existe pas. Ils sont passibles des tribunaux ordinaires.

En acceptant de se présenter volontairement devant les enquêteurs de l’ULCC, les conseillers Louis Gérald Gille, Emmanuel Vertilaire et Smith Augustin ont renoncé à leur immunité. Ils ne peuvent plus s’en prévaloir dans le cadre de cette affaire. Les poursuites peuvent être engagées normalement contre eux.

Sur le plan politique, les conseillers présidentiels bénéficient de la présomption d’innocence, mais sur le plan éthique, c’est autre chose.

L’éthique consiste à porter des jugements moraux sur l’action politique. Les citoyens peuvent-ils encore faire confiance à des dirigeants perçus comme corrompus ? À la lumière de l’ensemble des faits qui leur sont reprochés, les conseillers incriminés doivent démissionner. Cela relève de l’éthique, conclut l’avocat.

Le Conseil a dit prendre acte du rapport d’enquête, vendredi 4 octobre. La structure politique annonce prendre bientôt « toutes les dispositions pour garantir la stabilité de l’État, les intérêts de la nation et le bon fonctionnement de l’institution. »

Par Widlore Mérancourt 

Image de couverture éditée par AyiboPost mettant en avant les trois membres du CPT : Louis Gérald Gilles, Smith Augustin et Emmanuel Vertilaire, accusés de corruption.


Visionnez cet épisode spécial de « ANRIYAN » sur la corruption systémique en Haïti :


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Widlore Mérancourt est éditeur en chef d’AyiboPost et contributeur régulier au Washington Post. Il détient une maîtrise en Management des médias de l’Université de Lille et une licence en sciences juridiques. Il a été Content Manager de LoopHaïti.

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