Des produits, très demandés dans le pays, viennent de la Russie
Vanise Salomon est une marchande de légumes, originaire de Fermathe. À l’entrée du marché de Pétion-Ville, sur des sacs et des bouts de tissus posés à même le sol, elle étale chaque jour ses produits.
Deux fois par jour et sept fois par semaine, Salomon fait l’aller-retour entre Pétion-Ville et Fermathe, avec sa marchandise qu’elle ne laisse pas en dépôt au marché. Mais depuis l’ajustement des prix de l’essence en décembre 2021, elle paye beaucoup plus pour ses déplacements.
« Mon sac de légumes compte comme un passager. Je paie pour son transport. Avant l’augmentation, le voyage me revenait à 200 gourdes, le prix du sac de légumes compris. Maintenant je débourse 300 gourdes », confie-t-elle.
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De son côté, Dieulermesson Lamarre, dit Loulou, ne cesse de se plaindre de ne pas pouvoir travailler normalement, depuis 2019. Il est chauffeur de mototaxi, et les différentes pénuries d’essence qui se sont enchaînées depuis le pays lock de cette année compliquaient déjà son activité. Lorsque le prix de l’essence a augmenté en 2021, c’était la goutte d’eau qui a fait déborder le vase. Les passagers n’acceptent pas toujours de payer les nouveaux prix qu’il a fixés.
Or, depuis le début de la guerre entre la Russie et l’Ukraine, le prix du pétrole ne cesse d’augmenter à l’international. Lamarre qui craint une nouvelle augmentation du prix de l’essence dans le pays, réfléchit déjà à une activité secondaire, pour pouvoir survivre.
En réalité, cette guerre lointaine risque d’entraîner des conséquences concrètes sur le pays. D’après l’économiste Thomas Lalime, les intérêts pécuniaires nationaux sont tellement entrelacés du fait des modèles économiques contemporains qu’elles sont désormais interdépendantes les unes des autres. Ainsi, le prix de l’essence risque de subir une nouvelle augmentation, comme le craint Dieulermesson Lamarre. Cette révision à la hausse engendrera des conséquences non seulement sur le prix du transport en commun, mais aussi sur les denrées alimentaires en Haïti.
Mon sac de légumes compte comme un passager. Je paie pour son transport.
Vers un ajustement
Le pétrole est la première importation du pays en termes monétaires. En 2019, selon des données de l’Observatory of Economic Complexity (OEC), le pays avait dépensé 286 millions de dollars pour importer du pétrole, loin devant les autres importations. Selon le gouverneur de la Banque centrale, dans des déclarations rapportées par le Nouvelliste, la BRH a déboursé 550 millions de dollars en 2021, pour payer la facture des produits pétroliers.
Le prix de ces produits n’étant pas fixe sur le marché international, lorsqu’il augmente, les autorités haïtiennes devaient modifier le prix au niveau local. Pendant plusieurs années l’État a subventionné les produits pétroliers, pour éviter que les prix ne s’envolent. Mais le 10 décembre 2021, l’actuel gouvernement a décidé d’arrêter la subvention en partie, et a augmenté le prix des carburants.
Ainsi, si les tarifs montent à l’international, ils seront réajustés dans le pays. Et c’est ce qui se passe depuis que la Russie a envahi l’Ukraine. Le lundi 7 mars 2022, le prix du baril de pétrole passait à 130,03 dollars, alors qu’il était de 118,56 le 3 mars. Ces prix frôlent le record absolu qu’a connu le pétrole en 2008, lors de la crise financière aux États-Unis. Il se vendait alors à 147,50 dollars.
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La Russie est l’un des plus grands producteurs de pétrole au monde, aux côtés des pays de l’OPEP. Cette flambée des prix du pétrole résulte en grande partie des sanctions économiques et financières imposées à ce pays. Récemment, le vice-premier ministre russe, chargé de l’Énergie, Alexandre Novak a averti que le prix du baril pourrait augmenter jusqu’à 300 dollars, si ces sanctions persistent.
« La Russie est un grand exportateur de gaz naturel et aussi de pétrole. En ce sens, bien avant les sanctions prises contre elle, le conflit avec l’Ukraine a impacté le prix de ce produit indispensable, que nous importons en grande quantité », dit l’économiste.
Le riz aussi
Selon Thomas Lalime, l’inflation qui a augmenté de 25 % sur les deux dernières années ne s’améliore pas quand le prix du pétrole augmente, car il ne touche pas uniquement le secteur des transports des passagers, mais aussi le transport des denrées vendues dans les marchés.
La Russie est l’un des plus grands producteurs de pétrole au monde, aux côtés des pays de l’OPEP. Cette flambée des prix du pétrole résulte en grande partie des sanctions économiques et financières imposées à ce pays.
Après l’ajustement du prix des produits pétroliers en 2021, le prix de beaucoup de produits, notamment alimentaires, avait augmenté. Selon Vanise Salomon qui vend aussi de l’avocat, un sac de ce produit en provenance de Saut-d’eau se vendait à 5 000 gourdes récemment. Mais maintenant le prix a grimpé à 10 000 gourdes.
En 2019 Haïti a importé plus de 6 millions de dollars de produits russes. 92,5 % de ces produits étaient du blé. La Russie est le principal exportateur de ce produit.
« On consomme le blé sous sa forme de base, et c’est un repas traditionnel chez nous, dit Lalime. Mais il se consomme aussi sous d’autres formes comme de la farine. Même la bière utilise le blé comme ingrédient de base dans sa fabrication. Le prix du blé a déjà augmenté sur le marché international. »
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Vanise Salomon, grande consommatrice de blé, ne semble pas troublée face à une probable augmentation du prix de cette céréale dans le pays. Ce qui au contraire l’inquiète, c’est une énième augmentation du prix du riz. Et selon l’analyse de Thomas Lalime, c’est ce qui risque de se produire.
« Haïti n’importe pas énormément de blé, mais nous importons beaucoup de riz. Ce sont des produits interchangeables. Si l’un devient trop cher, les gens vont se ruer vers l’autre et du fait de la loi de l’offre et de la demande, les prix vont de fait augmenter », fait savoir l’économiste.
Inégalité devant les prix
Le riz n’est qu’un exemple parmi d’autres produits qui risquent l’augmentation de prix. En une semaine, sur le marché local, le prix de la farine a augmenté. Cette augmentation s’illustre aussi au niveau des produits tels que le pain dont un sachet de 6 unités est passé de 50 à 75 gourdes. Dans le Sud-Est, l’association des boulangeries a fait sortir une note qui date du 7 mars 2022, fixant les nouveaux prix du pain.
En 2019 Haïti a importé plus de 6 millions de dollars de produits russes. 92,5 % de ces produits étaient du blé. La Russie est le principal exportateur de ce produit.
Marc André Dériphonse, président de l’Association des chauffeurs de produits pétroliers, exprime lui aussi des inquiétudes par rapport au conflit actuel et des retombées qu’il estime inévitables sur l’économie haïtienne.
« Certains pays vont se mettre à acheter du pétrole en masse afin d’en stocker. Ma préoccupation c’est que la priorité des vendeurs va aller aux pays comme les USA, la France et pas à Haïti. Je doute même que nous ayons les moyens d’acheter d’aussi grandes quantités que ce dont nous aurons besoin », confie, inquiet, André Deriphonse.
Selon le journal français La Dépêche, certains importateurs de céréales, dans le but de juguler l’inflation, achètent effectivement en masse. C’est le cas de l’Irak, qui a lancé récemment un appel d’offres pour deux millions de tonnes de blé, alors que des exportateurs comme l’Argentine, la Roumanie et la Moldavie ont déjà réajusté à la hausse le prix de la tonne de cette céréale.
Trop dépendant
Au moins depuis les années 1990, les paysans haïtiens se plaignent de la concurrence déloyale de l’importation massive de certains produits comme le du riz américain. Ces importations rendent les foyers haïtiens dépendants, face aux diverses fluctuations des prix de ces produits.
« Haïti n’importe pas énormément de blé, mais nous importons beaucoup de riz. Ce sont des produits interchangeables. Si l’un devient trop cher, les gens vont se ruer vers l’autre et du fait de la loi de l’offre et de la demande, les prix vont de fait augmenter »
« C’est une conséquence des politiques économiques libérales qui rendent vulnérables les économies nationales face aux dynamiques de l’économie internationale. Actuellement aucune économie ne dépend d’elle seule ou de son gouvernement », explique Thomas Lalime.
Cette crise liée au pétrole pose aussi la question de la dépendance d’Haïti à ce produit, grandement critiqué par les défenseurs de l’écologie pour son impact extrêmement négatif sur le climat. Haïti était présente en 2021 au dernier sommet sur le changement climatique, dont l’un des principaux objectifs est la réduction de l’émission des gaz à effet de serre, notamment par l’exploitation des gaz naturels et des investissements dans les énergies renouvelables.
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