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Le kidnapping des bus, nouvelle formule des gangs sur la route menant au sud

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Depuis environ un an, le pays fait face à une nouvelle forme d’insécurité. Les gangs, supportés par des bras politiques s’affichent. Ils sont devenus puissants au point d’imposer leurs lois sur la circulation routière. Enquête

À Portail Léogane, gare routière improvisée pour le grand sud du pays, Jean Denis s’apprête à emprunter le long trajet de 194 km de bitume reliant Port-au-Prince aux Cayes. Les yeux rivés sur l’habitacle déjà rempli, le chauffeur se demande : « Que choisir, entre poireauter dans l’embouteillage à Bolosse ou prendre le risque d’être enlevé avec les passagers dans la zone du Bicentenaire » ?

Cette question devient au quotidien la hantise des chauffeurs de transports en commun qui relient le grand sud à la capitale. Car, non loin de leur point de stationnement, les bandits du village de Dieu opèrent en toute liberté. Au Bicentenaire, ces hommes armés détournent les véhicules, dépouillent chauffeurs et passagers, confisquent les véhicules pour ensuite exiger en rançon de fortes sommes d’argent aux propriétaires.

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Pour aller vers le sud du pays, chauffeurs et passagers doivent affronter pareils dangers au moins dans trois zones différentes : Bicentenaire, Martissant et Chalon dans les Nippes. Mais d’autres régions du pays sont aussi sous le contrôle de gangs armés comme, Savien dans l’Artibonite et « Nan papay » sur la route de Malpasse.

Dans un contexte pareil, les chauffeurs travaillent « dans le doute total » témoigne Adler, un conducteur de bus qui assure le trajet Port-au-Prince/Jérémie. Sa seule « précaution » consiste à s’informer, de temps en temps, de la situation qui prévaut sur la route auprès d’autres chauffeurs roulant en sens inverse. Pour le reste, il dit s’en remettre à Dieu.

Une expérience traumatisante

Se retrouver dans un bus détourné par des bandits est une expérience traumatisante qui laisse des séquelles profondes. Élise en a fait l’amère expérience. Habitante de Carrefour, elle prend chaque jour le transport en commun pour aller travailler au centre-ville de Port-au-Prince.

Le dimanche 24 novembre 2019, c’était la même routine, sauf que, dans les parages du Théâtre national, sous la menace d’un groupe de gamins armés, le chauffeur du mini bus dans lequel se trouvait Élise a été contraint de suivre les bandits jusqu’au Village de Dieu.

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Là-bas, selon les témoignages d’Élise, une dizaine d’hommes armés ont dépouillé le chauffeur et les passagers en effectuant une fouille minutieuse. Après cette opération, les passagers qui ont dû laisser le chauffeur et son bus sous le contrôle des bandits, n’ont pu en revenir qu’avec leurs documents d’identité, leurs habits et le choc émotionnel. Les bandits les ont intimés l’ordre de laisser le village en petit groupe de trois personnes pour ne pas éveiller les soupçons. « Fè tankou se nan zòn nou nou ye e se lakay nou n ap soti », ordonnaient les bandits à leurs victimes, rapporte Élise, à la fois « vexée et attristée » devant les actions de ces jeunes.

Persuadée que les autorités sont impuissantes devants cette nouvelle forme d’insécurité, Élise ne s’est pas donné la peine d’aller se plaindre à la police même si immédiatement après le forfait, elle a dû passer devant la barrière du sous-commissariat de Portail Léogâne où trois policiers montaient la garde.

Négocier avec les bandits

Si les chauffeurs qui évoluent dans l’informel se font dépouiller et assistent impuissants à la confiscation de leurs véhicules, les compagnies de transport en commun, dont la plupart détiennent plusieurs bus sur la route, gèrent le problème d’une tout autre façon. Pour échapper à cette situation, elles sont parfois taxées d’offices par les bandits nous confie une source requérant l’anonymat. « Cette formule est inévitable, mais pas toujours efficace » indique la source qui souligne, « Ou gen dwa fin negosye ak sa a epi w rive devan ou pran nan pyèj ».

Les compagnies de transport sont parfois taxées d’offices par les bandits 

La source révèle que cette pratique s’impose aux responsables de compagnies de transport en commun soucieux de protéger leurs investissements des bandits qui deviennent les nouveaux maîtres des routes nationales.

Les marchandises aussi

Les camions transportant des marchandises font aussi objet de la convoitise des bandits. Selon Mehu Changeux de l’Association des propriétaires et chauffeurs d’Haïti, les groupes armés détournent les camions de marchandises, volent la cargaison et exigent des sommes exorbitantes aux propriétaires en échange du véhicule. Il poursuit : « Dernièrement, on a détourné un camion transportant du ciment. Après avoir déchargé la marchandise, ils ont exigé 200 000 gourdes au propriétaire du camion qui a dû se plier à leur exigence ».

La grand-rue de Port-au-Prince peut témoigner de cette nouvelle réalité. Les chauffeurs engagés à livrer des marchandises vers le sud du pays n’osent pas traverser seuls la capitale. Ils se regroupent dans un espace et font appel à la police pour les sécuriser jusqu’à Martissant afin de dissuader les bandits.

Les syndicalistes crient au scandale

Des cortèges de camions envahissent la grand-rue de Port-au-Prince sous escorte policière pour échapper aux assauts des bandits dans la zone du bicentenaire. En conséquence, les riverains pris dans des embouteillages interminables sont remontés. Ces camions suscitent aussi la colère des chauffeurs de bus qui, face à de telles pratiques, estiment être abandonnés aux bandits alors que la police s’adonne à sécuriser des marchandises. « Les petits transporteurs de passagers n’ont pas assez de sous pour soudoyer les policiers qui sécurisent les camions de marchandises », lâche Mehu Changeux qui parle d’une « solution cosmétique ».

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Duclot Benissoit, coordonnateur du Mouvement unifié des Transporteurs haïtiens, appelle à des mesures radicales de la part des autorités compétentes. Près de 150 chauffeurs, précise-t-il, ont déjà été victimes de cette nouvelle forme d’insécurité sur les routes. Le 24 août 2019, à l’appel de diverses organisations syndicales, des chauffeurs et transporteurs haïtiens ont marché dans les rues de la capitale. Ils ont crié : « Justice pour tous ceux qui sont victimes de l’insécurité ».

Poète dans l'âme, journaliste par amour et travailleur social par besoin, Samuel Celiné s'intéresse aux enquêtes journalistiques.

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