SOCIÉTÉ

L’autre catastrophe dont on ne parle pas en Haïti

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Les violences de différents types et l’instabilité politique vident Haïti de ses professionnels et intellectuels

En mars 2020, Cassandre Joseph quitte le pays après avoir été victime d’une agression sexuelle.

Des hommes armés ont attaqué la travailleuse sociale à Croix-des-Bouquets, tripoté ses parties intimes avant de la dérober.

« Les policiers m’ont humiliée encore plus lorsque j’ai décidé de porter plainte, témoigne Joseph. Ils m’ont ridiculisée. Tout en me draguant, ils questionnaient ma réaction pendant les attouchements sexuels ».

Cette mauvaise expérience a été la goutte de trop, car depuis 2018, Cassandre Joseph – nom d’emprunt – pensait à quitter le pays. « Il ne se passait pas un mois sans que l’un de mes proches ne soit victime de viol, de vol, de kidnapping ou qu’un ami n’était pas blessé ou tué. J’avais peur, je ne sortais plus », continue-t-elle.

Après l’agression de l’année dernière, Joseph a eu l’occasion de voyager. Elle pensait revenir, mais quand elle a remémoré le traumatisme de l’agression, elle a régularisé ses papiers pour rester loin d’Haïti.

L’histoire se répète

Des dizaines de jeunes professionnels qualifiés et intellectuels abandonnent le pays depuis la remontée vertigineuse de l’insécurité des deux dernières années.

Il s’agit aussi de l’histoire d’Haïti. Le géographe Georges Anglade a répertorié deux grandes vagues migratoires. La première remonte à l’occupation américaine de 1915. La deuxième couvre la dictature des Duvalier.

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D’autres chercheurs considèrent les nombreux départs occasionnés par le tremblement de terre de 2010 comme une troisième vague. Et une quatrième prendrait place ces dernières années, à cause des catastrophes naturelles et de l’insécurité multidimensionnelle auquel font face les citoyens du pays. Et à chaque départ massif, le pays se vide de ses talents et de ses têtes pensantes.

« Je me présente comme étant quelqu’un qui aime Haïti », raconte Frantz Pierre, un autre jeune Haïtien expulsé d’Haïti par l’insécurité. « Je n’ai jamais voulu quitter le pays, dit Pierre. Mais, je suis actuellement dans une situation où je dois prendre du recul. Mon esprit est fatigué, j’ai souvent des palpitations. Je deviens de moins en moins productif. »

Ces derniers mois, une bonne nouvelle semble ouvrir une porte de sortie pour l’homme de 34 ans. « J’ai eu une admission dans une université à l’étranger. C’est une occasion pour moi de prendre une pause de deux ans ».

Des investissements de l’Etat

Cassandre Joseph et Frantz Pierre – nom d’emprunt – ont étudié à l’Université d’État d’Haïti. Ils expliquent avoir réfléchi avant de prendre la décision de quitter le pays.

Il y a un an que Joseph essaie de s’adapter à la culture du pays dans lequel elle a émigré. Quant à Frantz Pierre, il attend son visa étudiant pour pouvoir exécuter son projet. S’il ne réussit pas, il devra élaborer d’autres plans.

L’historien Pierre Buteau rappelle que ce n’est pas la première fois que de jeunes diplômés veulent quitter le pays.

« Nous sommes un pays pauvre à faibles ressources, les Haïtiens ont toujours immigré en quête d’un mieux-être », explique le professeur d’université.

Quand ce n’est pas en Amérique du Nord, en Europe ou dans les Grandes Antilles, les professionnels se dirigent vers la République dominicaine.

Des études rapportent que 40 % des médecins formés en Haïti ont fui le pays. 13 % d’entre eux prêtent leurs services aux États-Unis d’Amérique.

Récemment, le pays a connu une immigration vers l’Amérique du Sud, notamment au Chili et au Brésil.

Un air de déjà-vu

Les dernières vagues de migrations ressemblent à celles que le pays a connues sous le règne du régime des Duvalier. Toutefois, pendant la dictature, les gens ne partaient pas nécessairement pour la misère.

« Des familles qui ont été victimes de violence, des outrages du régime ont dû partir, selon le professeur Buteau. Cette immigration se dirigeait surtout vers les États-Unis d’Amérique. L’immigration vers le Canada commencera vers la fin des années 1960 surtout à partir de la décennie 1970. »

À l’époque c’étaient des intellectuels qui partaient. Il y en a selon le professeur qui étaient impliqués dans des cellules d’agitation communistes qui craignaient pour leur vie.

Mais il y en a aussi qui sortaient de prison et devaient absolument partir, comme l’écrivain Émile Olivier. « Ils partaient vers une quête du bien-être, se rappelle l’historien. C’étaient des gens qui aimaient leur pays et qui avaient la volonté de participer à la construction d’un collectif haïtien, afin de le rendre plus solide ».

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À l’époque, la vague migratoire vers les États-Unis était comme une tendance. Il y a des familles qui laissaient leur maison dans des quartiers autrefois résidentiels qui s’y rendaient non parce qu’ils étaient persécutés, mais pour un mieux-être.

« Je connais pas mal d’amis qui sont partis parce que leurs parents partaient, c’étaient des familles très organisées, dit Buteau. Il y en a qui sont encore vivants, d’autres sont hélas morts. Ils partaient parce que leurs parents voulaient vivre mieux. »

Aujourd’hui la terreur et la violence d’État qui existaient sous le régime duvalierien ont été remplacées par une violence éclatée.

La situation socio-économique s’est entretemps dégradée, ajouté à une culture de terreur qui ravage tous les environnements de Port-au-Prince et même certaines zones de province. Dans de telles circonstances, partir devient selon l’historien Pierre Buteau, « le seul recours » des gens vivant dans le pays.

Partir s’est tellement normalisé au siècle dernier que la thématique se trouve dans la liste des préoccupations des universités.

Institutionnaliser le départ ?

En 2017, le Dr Fritz Dorvilier, spécialiste en population et développement et professeur d’université écrivait un article dans lequel il proposait à l’État haïtien d’appliquer une politique d’émigration choisie.

Cette mesure consisterait à fournir aux citoyens désirant partir des documents de voyage et un accompagnement financier pour intégrer des pays riches qui sont en « régression démographique » sous la base de contrat avec l’État haïtien.

Cette mesure n’a pas été transformée en politique publique, mais les Haïtiens continuent d’immigrer ailleurs.

Pierre Buteau craint que les jeunes qui partent aujourd’hui n’abandonnent la passion de construire un collectif haïtien comme ceux de sa génération ou de la génération avant la sienne.

Pour Frantz Pierre, laisser le pays est l’une des meilleures décisions à prendre en ce moment pour sa santé mentale. Le professionnel garde cependant l’espoir que la situation va s’améliorer dans le pays pour qu’il puisse y revenir « même si tout semble présager le contraire ».

Laura Louis

Laura Louis est journaliste à Ayibopost depuis 2018. Elle a été lauréate du Prix Jeune Journaliste en Haïti en 2019. Elle a remporté l'édition 2021 du Prix Philippe Chaffanjon. Actuellement, Laura Louis est étudiante finissante en Service social à La Faculté des Sciences Humaines de l'Université d'État d'Haïti.

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