EN UNERECOMMENDEDSOCIÉTÉ

Je suis un monstre!

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Je me dévisage dans le miroir, j’écarquille les yeux m’efforçant de garder le calme. Je veux hurler mon effroi, je n’y arrive pourtant pas. Je ferme les yeux, pour les rouvrir et constater avec stupeur la permanence de mon reflet hideux. Ce n’était pas moi, je n’étais plus Moi. Je m’étais transformée en monstre ! Un être abominable avec des yeux rouges globuleux, des verrues purulentes lui couvrant tout le visage, des griffes acérées et un bec de lièvre en lieu et place de lèvres pulpeuses et sensuelles. Je m’apprêtais à prendre mes jambes à mon cou quand, soudain, je me suis réveillée. Ce n’était qu’un cauchemar…

Vous êtes déçus, n’est-ce-pas ? Vous vous attendiez à un texte d’horreur surréaliste inspiré de Jessica Fièvre ou de Gary Victor ? Je ne suis pas douée pour ce genre. Quant à moi, je suis soulagée qu’il ne s’agisse que d’un cauchemar s’inspirant de notre réalité haïtienne. Non, je ne fais pas référence aux loups-garous de notre folklore, pas cette fois. Laissez-moi tout de même vous conter mon anecdote.

Hier c’était la rentrée des classes à Port-au-Prince. Je rentrais du bureau par mon chemin habituel, dans mon véhicule climatisé m’assurant bien que mes vitres étaient montées et toutes mes portes verrouillées. Je pestais contre les policiers qui rendaient encore plus difficile la circulation par leur incompétence notoire. J’avançais lentement dans les embouteillages quand j’ai remarqué deux fillettes âgées entre 8 et 11 ans, dans leurs uniformes à carreaux, échangeant vivement sur un sujet dont j’ignorais la teneur. À ma grande surprise, l’une d’entre elles s’est rapprochée de mon véhicule, tapotant légèrement sur la vitre. J’ai tourné la tête en sa direction, et elle s’est adressée à moi :

  • «  Madame, est-ce que vous allez tout en haut de la pente ? ». J’ai fait oui de la tête.

Elle a poursuivi, en s’avançant pour accompagner le véhicule qui se déplaçait légèrement :

  • «  Madame, est-ce que vous pouvez nous déposer plus loin ?».

Je n’ai pas réfléchi, je n’ai pas hésité, j’ai fait non de la tête. Je continuais de faire non de la tête, avec un air gentil, un sourire contrit en essayant de me persuader que j’avais fait le bon choix en refusant une telle requête. L’écolière qui attendait sur le trottoir son amie plus hardie, avait un air de « je te l’avais bien dit qu’elle dirait non ». Celle qui avait osé demander, me regardait avec un air incrédule. Elle semblait amèrement déçue.

Voilà, comment j’ai su que j’étais un monstre. Je ne pouvais m’empêcher de m’en vouloir. La circulation s’était rapidement fluidifiée et je suis vite partie loin de leurs regards accusateurs. Des tas de scénarios se dessinaient dans mes pensées : J’étais un monstre parce que j’avais refusé de soulager leurs petites jambes fatiguées après une dure journée de classe. Elles n’avaient sans doute pas mangé de toute la journée … Et si elles avaient reçu un repas chaud de la cantine de  l’école qu’elles fréquentaient, elles avaient tout autant le droit d’être éreintées des longues distances qu’elles devaient seules parcourir de chez elles à l’école et vice versa. Elles avaient peut-être égaré l’argent pour payer la camionnette, ou encore s’étaient faites voler leur pognon. Elles voulaient échapper aux taquineries de jeunes hommes mal intentionnés qui les attendaient à un coin de rue… Je ne sais pas du tout ce que vivaient ses fillettes, mais j’étais certaine d’être un monstre parce que je n’ai pas pu voir en elles, mon fils et l’innocence. Un monstre pétrifié, avec un instinct de survie exacerbé. Un monstre schizophrène, qui oublie qu’il aura un jour besoin aussi qu’on le protège. Je suis un monstre façonné par cette société anarchique qui oblige à la méfiance, qui confine dans l’égoïsme, qui se prosterne devant la peur. Comme les bêtes sauvages, il faut agresser avant de se faire agresser ou tout simplement prendre la fuite. Tant d’enfants sont manipulés au service de projets macabres, tant d’enfants sont livrés à eux-mêmes avec la violence comme seule ressource, mais également tant de souffrances légitimes sont ignorées. J’avais donc eu peur de ce qu’elles auraient pu manigancer. J’avais peur de subir leurs éventuels assauts, sous les regards indifférents et impassibles des passants et badauds. Peut-être étaient-elles des voleuses qui cachaient leurs armes dans leurs minuscules sacs à dos ? Peut-être étaient-elles des appâts d’une embuscade pour mon enlèvement ? Peut-être étaient-elles des kamikazes qui me feraient payer pour une de ces millions de causes justes envisageables?

Mes larmes inondent mon visage. Je ne suis pas morte, mais je pleure ma spontanéité et mon humanité qui s’effritent jour après jour. Le monstre que je suis en train de devenir est bien pire que celui de mon cauchemar.

Très attachée à mon cher pays, je demeure une personnalité ouverte, qui à travers sa profession de juriste et son implication au sein de diverses organisations soutient le projet du renouveau d’Haïti.

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