POLITIQUESOCIÉTÉ

INTERVIEW : Le PHTK a pacifié l’Université d’État d’Haïti

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Haïti connait actuellement une crise sans précédent qui dure déjà huit semaines. Différentes institutions importantes du pays se sont positionnées, mais l’Université d’État d’Haïti (UEH) manque à l’appel. Georges Eddy Lucien, historien et responsable du Master de géographie à l’École normale, analyse les enjeux de ce silence

La Faculté des Sciences humaines (FASCH) se dresse tel un vaisseau fantôme à l’Avenue Christophe avec ses hangars délabrés. Étudiants, professeurs et même le personnel académique ont abandonné les lieux, attendant sans doute un retour au calme dans le pays pour reprendre les activités.

Pourtant, la faculté a rarement manifesté une telle indifférence au cours d’une crise politique si l’on se rappelle ses récentes luttes contre l’administration de Jean-Bertrand Aristide en 2004 et de celle pour une augmentation du salaire minimum en 2008.

Ce n’est pas seulement la FASCH, mais l’Université d’État d’Haïti qui marque son absence dans la crise sociopolitique actuelle. En toile de fond, l’UEH est éclatée par une crise déclarée en 2015 entre un groupe d’étudiants et son conseil administratif.

Certes, certains professeurs ont publié quelques notes, d’autres se positionnent à travers des articles dans les médias, mais ils ne représentent pas l’université.

Georges Eddy Lucien, historien et responsable du Master de géographie à l’École normale a analysé les enjeux de ce silence de l’UEH sur la crise actuelle dans une interview exclusive accordée à Ayibopost.

Ayibopost : Quelle est votre analyse de l’état actuel de l’Université d’État d’Haïti ?

Georges E. Lucien : Depuis 1929 avec la lutte des étudiants de la faculté de Damien contre l’occupation américaine, l’Université d’Etat d’Haïti et les lycées ont marqué la façon de mener les luttes urbaines en Haïti en se positionnant aux côtés de la population.

L’université et les lycées sont devenus un lieu de résistance contre les dictatures d’Élie Lescot et des Duvalier qui réprimaient la liberté d’expression, en 1946, en 1956, en 1986 et dans les luttes sous les militaires en 1990.

Les étudiants et les élèves, qui n’étaient que des jeunes à l’époque, sont tellement devenus des éléments incontournables dans la lutte populaire que Jacques S. Alexis avait même participé aux discussions pour le départ d’Élie Lescot.

Mais, depuis 2015 un processus de pacification coïncidant avec la montée au pouvoir du régime PHTK a été entamé au sein de l’université. Il y a un prompt silence du côté du Conseil Exécutif et celui de l’université composée de représentants d’étudiants et de professeurs qui s’impliquaient avant la montée de Michel Martelly au pouvoir.

Ce processus de pacification s’observe également dans les lycées où l’on a établi une police scolaire. En même temps, on a commencé à criminaliser les étudiants et les professeurs qui luttaient.

Il faut aussi préciser que ces étudiants qu’on a criminalisés et exclus de l’université ne luttaient pas seulement au sein de l’UEH, mais aussi contre les exploitations touristiques à l’Ile-à-Vache, contre l’exploitation des mines, contre le projet d’industrie financier à la Gonâve.

L’exclusion de ces étudiants et l’établissement d’un corps de police dans les lycées ont résolu à la fois le problème du PHTK et l’application de la politique internationale [contre Haïti, NDLR].

Ayibopost : Que pensez-vous des deux notes que certains professeurs à l’UEH ont publié pour se positionner sur la crise actuelle ?

Georges E. Lucien : L’une des nouvelles voies de réaction de l’université ce sont des professeurs qui s’entendent pour écrire et signer des pétitions. C’est une tendance opportuniste puisque ces derniers qui défendaient ce Rectorat que nous avons ont attendu que Jovenel Moïse soit affaibli pour publier ces notes.

Dans le contenu de la première lettre qui, je crois, a été publiée en juin dernier, ces professeurs mentionnent qu’ils sont prêts à disposer leur compétence au service du pays comme si leur professorat n’est pas une contribution au développement du pays.

Il y a 2 facteurs importants, dans la deuxième lettre publiée le 26 septembre dernier. Premièrement, ils mentionnent que la conjoncture ne permet pas aux entrepreneurs de faire leur travail. Deuxièmement, ils affirment que la conjoncture créée par Jovenel Moïse ne favorise pas l’investissement de capitaux étrangers en Haïti.

On entrevoit dans ces éléments un projet néolibéral de droite contre lequel l’UEH connue pour son idéologie de gauche s’est positionnée pendant toute son existence. Ensuite, une garantie pour les dirigeants internationaux.

Or, ces professeurs qui se dressent comme de vilains opportunistes savent très bien que si Jovenel Moïse est encore au pouvoir c’est parce qu’il est la manifestation des intérêts étrangers. Il a obtenu 6 millions de dollars de SFI de la Banque mondiale. Il a également reçu des prêts de la Banque Interaméricaine de Développement (BID). L’Allemagne a donné une aide technique à Agritrans, son entreprise agricole.

Partagez-vous la réflexion du professeur Alain Jean qui, en 2015, a publié un article pour interpréter la crise de l’UEH comme « l’effondrement de la gauche haïtienne ? »

Georges E. Lucien : J’ai lu l’article, mais je pense qu’Alain Jean a péché en présentant l’université comme un espace révolutionnaire. C’est un espace regroupant des éléments de la petite bourgeoisie où l’on peut commencer un travail créant un déclic permettant aux étudiants d’organiser une lutte.

Mais leur revendication est avant tout bourgeoise, exigeant une cafétéria, une bibliothèque et de meilleures conditions d’études. On ne peut pas, par exemple, transférer ces revendications vers les organisations ouvrières de gauche.

Alain Jean a extrapolé en comparant la situation de l’université à celle de la société. Mais cette situation est beaucoup plus générale. Les professeurs de gauche qui ont mené la bataille en mai 1968 ne sont plus à Paris 8 [université qui forme des éléments de l’UEH, NDLR]. On retrouve de préférence des professeurs de la droite.

Donc, lorsque certains étudiants de la FASCH avec une idéologie de gauche partent pour une étude à Paris 8, ils reviennent fascinés par les notions de la gauche. Ils évitent les pratiques académiques anciennes, se distancent par rapport aux manifestations politiques dans l’objectif de devenir fréquentables.

Est-ce les étudiants ou le Conseil exécutif qui communiquaient auparavant la position de l’UEH ?

Georges E. Lucien : Dans les années 80, professeurs et étudiants s’accordaient à travers la Fédération nationale des étudiants haïtiens (FENE). Mais, progressivement les professeurs se sont mis à croire que les étudiants les manipulaient alors que l’inverse pourrait être tout aussi vrai.

Ces professeurs se disaient progressistes, mais refusaient que les étudiants soient autonomes dans leur lutte et décidaient de tout pour ces derniers. Actuellement, certains professeurs utilisent cette stratégie pour attaquer leurs collègues qui, selon leur position de principe, se montrent solidaires à la lutte des étudiants.

Aujourd’hui, ce sont ces mêmes étudiants qui composaient la FENE et qui ont organisé la grève de 1987 contre Leslie Delatour qui prennent des décisions néolibérales au sein de certaines institutions, qui gèrent les projets de Caracol.

Qu’est-ce qui explique ce changement de position, selon vous ?

Georges E. Lucien : C’est parce qu’il n’avait pas d’autonomie. Ils prennent des décisions en connaissance de cause.

D’une part, ils ont toujours été des suivistes et d’autre part, ce sont des petits bourgeois qui, après avoir obtenu leur doctorat, essaient de devenir fréquentables. Ces professeurs comme le dit Pierre Bourdieu ont le sens du placement.

Et, Noam Chomsky est allé plus loin en désignant l’intellectuel contemporain comme un joueur de rugby qui doit anticiper le lieu où le ballon tombera. Il doit connaitre les termes qui sont à la mode et de quelle manière il doit se comporter pour qu’on lui ouvre les portes.

Heureusement, il y a un réveil qui s’organise au niveau régional et mondial. En Haïti, ce réveil a commencé lorsque le peuple a contesté, le 22 janvier 2015, les élections réalisées par l’Espagne, l’Allemagne et les autres pays formant ce syndicat qu’est le Core group qui contrôle tout ce qui se passe dans le pays.

Est-ce que la crise actuelle ne se heurte pas à l’affaiblissement d’une université en crise ?

Georges Eddy Lucien : C’est arrivé [cet affaiblissement, NDLR] au moment du processus de pacification de l’université. Des éléments de gauche ont profité de la crise universitaire pour se placer dans des postes de direction permettant de contrôler l’université.

Ce n’est pas un affaiblissement, mais un renforcement pour l’international parce qu’ils ont réussi à pacifier un lieu de résistance. Ces professeurs l’ont pacifié pour prendre le contrôle du Rectorat en s’alliant au régime du PHTK qui a mis un corps de police à leur disposition.

En distribuant des ordinateurs dans les facultés Michel Martelly a voulu calmer les ardeurs à l’université. Les éléments de la gauche de l’université sont encore allés plus loin en signant un accord obscur avec l’État haïtien dont le terme général prétendait de renforcer l’université.

Quelle est votre opinion sur la conception de certains éléments qui ont interprété la situation qui règne à l’UEH depuis 2015 comme le triomphe de la majorité silencieuse qui était agacée par les luttes de certains groupes d’étudiants ?

Georges E. Lucien : Le terme « majorité silencieuse » est un terme toujours employé par les dictateurs. Même certains éléments de la gauche l’utilisent souvent pour manipuler, car ils existent des avant-gardistes dans tous les milieux.

Mais, les étudiants qui luttaient doivent faire une évaluation. Ont-ils considéré le contexte ? Parce nous étions dans un contexte de dépolitisation générale à travers le pays qui impliquait l’université.

La dépolitisation concernait le monde en général. Certaines personnes pouvaient être impliquées au départ, mais vous abandonnent à un moment donné.

Cette situation de dépolitisation concerne également certains professeurs qui étaient militants de gauche lorsqu’ils étaient étudiants essaient de devenir fréquentables. Or, le converti est rigoriste, il doit à la fois être convaincu et convaincre les autres de sa nouvelle position.

Pour cette raison, ils ont eu plus de zèle en excluant les étudiants que d’autres professeurs qui n’ont jamais été militants. Certains professeurs plus âgés comme Jean Michel Hector et Jean Casimir qui ont vécu la dictature n’ont pas tenu cette position parce qu’ils connaissent ce que cela veut dire d’être exclus.

Ces professeurs ont accusé les étudiants exclus d’avoir volé un chèque au Rectorat alors qu’un rapport de la DCPJ a révélé les faits autrement. Il y a un problème d’éthique lorsque ce sont ces mêmes professeurs qui exigent le départ de Jovenel Moïse.

Que devraient faire ces professeurs, selon vous ?

Ils devraient s’excuser avant de dénoncer auprès de ces étudiants, car leurs accusations pèsent lourd pour ces étudiants à travers les médias et dans certaines institutions comme les ambassades. Un intellectuel doit être, avant tout, éthique.

Cette crise actuelle ne serait-elle pas l’échec de la gauche qui s’est alliée à plusieurs moments dans des alliances avec la droite en Haïti ?

Georges E. Lucien : Prenons en exemple la crise de 2004, bien que je fusse à l’étranger, je n’aurais jamais supporté cette lutte. En dehors des formations théoriques et marxistes que l’on peut avoir lorsqu’on est de gauche, il y a aussi les histoires de luttes.

Aujourd’hui, il y a le Mouvement Troisième Voie (MTV) qui est à surveiller. [Ce qu’il faut comprendre c’est que NDLR] les éléments de la manufacture ne se soulèvent pas parce qu’ils tirent leurs avantages dans la dévaluation de la gourde et la réduction du salaire minimum.

Ils reçoivent leurs commandes de vêtements au niveau international, y revendent également leurs produits, sont ensuite payés en dollars et paient leurs ouvriers en gourdes. Ils s’inquiéteront seulement s’il y a une crise aux États-Unis.

Parallèlement, la diminution du pouvoir d’achat affecte les entrepreneurs locaux. Lorsque je suis rentré en tant que professeur à l’École normale, un dollar équivalait à au moins 44 gourdes. Actuellement, on a besoin de 93 gourdes pour un dollar, donc mon pouvoir d’achat a diminué de moitié.

Réginald Boulos n’arrive donc pas à écouler les produits vendus dans ses supermarchés. Il en est de même pour les importateurs de pois, de blé et de riz. La situation économique actuelle n’est pas à leur avantage. Ils sont donc obligés d’intégrer la lutte populaire. Ce n’est pas parce qu’ils sont généreux.

C’est l’expression de la crise capitaliste où les entrepreneurs locaux tirent peu de profits. Quel fonctionnaire en Haïti peut acheter une voiture d’au moins 30 000 dollars américains ? Le salaire brut d’un ministre est actuellement de 121 000 gourdes. Après avoir prélevé les taxes, il lui reste une valeur de 80 500 gourdes. Or, son réfrigérateur doit être toujours rempli.

Y a-t-il des leçons positives à tirer de cette crise pour l’université ?

Georges E. Lucien : Cette crise a toutes ses conséquences. Son côté positif révèle la face cachée de ces éléments qui se disent de gauche.

En même temps, il démontre qu’il y a un manque d’organisation que ce soit au niveau de la lutte des étudiants ou des professeurs. Ce problème existe depuis le coup d’État contre Aristide en 1991. Les données publiées par l’OIM entre 1991 et 1994 démontrent qu’au sein même des organisations populaires, l’émigration a été facilitée aux personnes les plus performantes sous prétexte qu’elles subissent des représailles de la part de l’armée. Cela a causé une désorganisation qui doit être corrigée.

Journaliste et communicateur

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