La demande du Premier ministre de facto Ariel Henry pour l’intervention urgente de forces étrangères dans le pays alimente le débat public et divise l’opinion
Sur le papier, le pays revendique son indépendance. Mais en réalité, des acteurs étrangers tirent toujours les ficelles, avec un degré de réussite plus ou moins important, dépendamment des rapports de force en présence. La venue de soldats étrangers participe de la même tendance.
Réuni à l’extraordinaire le jeudi 6 octobre dernier, le conseil des ministres a autorisé le Premier ministre de facto Ariel Henry à solliciter l’intervention d’une force spécialisée armée pour aider le pays à mater l’insécurité et créer un couloir humanitaire pouvant faciliter la distribution des produits pétroliers.
Cette demande divise l’opinion et replace dans le débat public la constante intervention d’acteurs externes dans les affaires nationales. Elle arrive dans un contexte où Haïti a déjà décaissé, depuis le mois de juin de cette année, douze millions de dollars américains au profit d’une firme étrangère canadienne pour l’acquisition d’un lot important de matériels et d’équipements incluant des armes et des munitions pour la police locale. Des contraintes logistiques semblent bloquer l’arrivée de ces matériels.
Cette demande divise l’opinion et replace dans le débat public la constante intervention d’acteurs externes dans les affaires nationales.
Des citoyens, comme Donalson Jean-Pierre, se montrent entièrement d’accord pour la présence d’une force étrangère en Haïti.
« Les forces onusiennes ont laissé Haïti en 2017. De cette date à nos jours, les bandes armées se renforcent et se multiplient aux yeux de nos dirigeants qui n’ont jamais entrepris une démarche réelle pour les stopper », remarque le jeune homme qui participait à un débat politique à la rue Magloire Ambroise.
Les gangs bloquent les grosses entreprises. Mais les petits marchands et les madan sara ne peuvent pas non plus vaquer à leurs occupations. « Une frange de la population préfère jeter son dévolu sur l’étranger pour une amélioration de la conjoncture en Haïti, puisqu’elle a un ras-le-bol de nos dirigeants, analyse Stéphane Michel, médecin et Pétro Challenger du regroupement « Nou p ap dòmi ».
Historiquement cependant, l’attitude et les différentes interventions des étrangers en Haïti charrient un bilan plus négatif que productif.
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Dès l’indépendance du pays, en 1804, le monde esclavagiste, choqué par la défaite de la puissante armée française, s’est arrangé pour bloquer le nouveau pays, et ensuite créer un narratif afin d’étouffer dans le silence et les fausses informations les exploits et idées révolutionnaires de ses pères fondateurs.
Puis, il y eut au début du XIXe siècle la rançon soutirée par la force et les menaces par la France pour dédommager les anciens colons pour la perte de leurs esclaves et de leurs propriétés dans l’ancienne colonie en échange de la reconnaissance de l’indépendance. Des économistes interrogés par le New York Times estiment les pertes d’Haïti entre 21 et 115 milliards de dollars. Même après la soustraction des effets de la corruption notoire des différents dirigeants haïtiens, cet argent aurait placé Haïti à un niveau de développement similaire que celui d’autres pays de la région, selon ces experts.
Des économistes interrogés par le New York Times estiment les pertes d’Haïti entre 21 et 115 milliards de dollars.
En marge d’ébullition interne, les États-Unis interviendront pour occuper Haïti à partir de 1915. Jusqu’en 1934, l’occupant prendra le contrôle des finances du pays et en profitera pour placer à sa tête des dirigeants malléables. Des Haïtiens furent assassinés, les préjugés de couleurs ont resurgi et la mise sous tutelle du pays a continué même après le départ du dernier soldat.
Au nom de la démocratie, les États-Unis interviendront à nouveau en Haïti en 1994, pour réinstaller au pouvoir Jean-Bertrand Aristide, le premier président élu démocratiquement après la chute de la dictature en 1986. Ce dernier avait été victime d’un coup d’État en 1991. Un contingent de l’armée américaine est resté en Haïti jusqu’au début de l’année 2000.
Des Haïtiens furent assassinés, les préjugés de couleurs ont resurgi et la mise sous tutelle du pays a continué même après le départ du dernier soldat.
Dans cette même décennie, des institutions internationales, comme la banque mondiale ou le fonds monétaire international, poussent les dirigeants haïtiens à mettre en place des politiques ayant pour conséquence la décimation de productions locales comme le riz, engendrant la dépendance alimentaire du pays.
Le président américain, Bill Clinton, s’est excusé en 2016 pour son soutien à ces politiques publiques. Aujourd’hui, 51 % de la nourriture consommée dans le pays, dont 80 % de tout le riz, est importée. 5,6 millions d’Haïtiens se trouvent dans le besoin d’une assistance alimentaire et le pays se place en tête de liste des acheteurs du riz américain.
« L’injustice exige des corrections et non de la pitié ou des lamentations, note l’avocate internationale Sandra C. Wisner, dans un récent article scientifique. Comprendre l’insécurité alimentaire comme une question de justice, par opposition à l’humanitarisme ou au commerce, nécessite une représentation significative et l’écoute de la voix du peuple haïtien dont la vie et le bien-être sont réellement affectés », note la scientifique, qui fait un appel à la responsabilisation légale de ces institutions internationales dans l’implémentation de politiques violant le droit fondamental à l’alimentation du peuple haïtien.
5,6 millions d’Haïtiens se trouvent dans le besoin d’une assistance alimentaire et le pays se place en tête de liste des acheteurs du riz américain.
En 2004, des soldats de pays comme le Canada, la France ou le Chili précèdent une mission de l’Organisation des Nations unies pour tenter de stabiliser le pays après le départ assisté d’Aristide du pouvoir dans un contexte de désordre armé.
En 2010, des soldats d’un contingent de l’ONU se rendent responsables de l’introduction du choléra en Haïti. Malgré les nombreuses preuves scientifiques, l’ONU n’a reconnu sa responsabilité que très tard. La maladie a réclamé 10 000 vies et fait plus de 800 000 infectés. Aucun dédommagement n’est venu compenser personnellement les victimes.
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12 ans plus tard, le choléra refait son apparition dans le pays, après trois ans sans l’enregistrement de cas. Si l’origine de la maladie reste à déterminer cette fois, des experts déjà pointent du doigt la stratégie de gestion de la maladie en 2010 plus axée sur l’accueil des malades que la construction et le maintien d’infrastructures solides qui permettraient au pays de construire sa résilience non seulement face au choléra, mais aussi par rapport à d’autres maladies contagieuses. Ces politiques de santé publique se décident fort souvent sans l’implication sérieuse de scientifiques haïtiens.
La plupart de ces interventions, couplées aux ingérences politiques, comme celles des États-Unis en 2010 pour placer Michel Joseph Martelly au 2e tour d’une élection où il avait été éliminé, alimentent une méfiance profonde quant à la bonne volonté de la communauté internationale en Haïti.
Selon beaucoup de citoyens, les structures étrangères sont, avec les politiciens et hommes d’affaires corrompus du pays, responsables en grande partie de la catastrophe de l’Haïti d’aujourd’hui. Ces citoyens évoquent notamment le laisser faire dans les douanes américaines, qui laissent entrer dans le pays les armes de guerre utilisées par les gangs. Les différents rapports du département de la justice des USA démontrent que les équipements létaux retrouvés dans le crime en Haïti viennent majoritairement des États-Unis.
Depuis 1993, il ne se passe pratiquement pas une année sans la présence d’une mission des Nations-Unies en Haïti. La page listant ces différentes interventions sur le site web de l’ONU a été supprimée sans explications. Elle est désormais disponible ici.
Depuis 1993, il ne se passe pratiquement pas une année sans la présence d’une mission des Nations-Unies en Haïti.
« L’élite politique en Haïti se trouve toujours sous la directive d’une quelconque mission des Nations Unies », remarque le sociologue Kesler Bien-Aimé. L’écrivain-photographe croit que l’État haïtien doit être étudié pour déterminer les causes de son inefficacité.
« La plupart des dirigeants du pays ne sont pas nécessairement incompétents, dit Bien-Aimé. Nombre d’entre eux ont durement travaillé pour construire leur réputation dans un domaine quelconque. Mais comment cela se fait-il que lorsqu’ils accèdent aux timons des affaires de l’État, l’ensemble de leur décision engendre un bilan catastrophique ? ».
Depuis l’assassinat du président Jovenel Moïse, le pays s’enfonce davantage dans l’instabilité. Les bandes armées multiplient des actions criminelles pour la conquête de territoires alors que les conditions socio-économiques sont désastreuses pour la population qui, en réaction, a multiplié des protestations contre l’actuel gouvernement de facto du Premier ministre Ariel Henry, lui-même cité dans l’assassinat selon des rapports.
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« L’appel à des étrangers pour aider à résoudre la crise est un acte honteux, puisque [les acteurs en présence] participent grandement à l’instabilité du pays à travers leur choix d’installer et de soutenir des dirigeants corrompus », soutient le gynécologue obstétricien Stéphane Michel.
D’ailleurs, Ariel Henry se trouve au pouvoir à la faveur d’interventions des étrangers, notamment les États-Unis. « L’idée c’est d’avoir une force étrangère pour leur permettre de passer beaucoup plus de temps au pouvoir et de conserver la jouissance de leurs privilèges », souligne le docteur.
Gédéon Jean est avocat et secrétaire exécutif du Centre d’analyse et de recherche en droit de l’homme (CARDH). Sa structure rejette la résolution prise en conseil des ministres autorisant le PM à solliciter une force étrangère.
« Au niveau du CARDH, nous avons plaidé pour une force d’accompagnement spécialisé dans la guérilla pour venir en aide à la Police nationale d’Haïti (PNH) », souligne l’homme de loi.
Me Gédéon Jean croit que la force d’accompagnement aura, entre autres, comme rôle d’aider la PNH dans la planification et dans des interventions musclées dans les zones de non-droit. Cette force doit aussi investir dans la formation des policiers et équiper la PNH.
Photo de couverture : « Un casque bleu brésilien détaché en Haïti » | © ROBERTO SCHMIDT/AFP
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