« Les femmes qui souffrent de la fistule peuvent avoir des infections parce que normalement la communication du vagin avec le rectum n’est pas normale »
En 2004, Zelda Axilien, une élève en 9e année fondamentale tombe enceinte à 18 ans. Comme beaucoup de jeunes femmes en Haïti qui attendent un enfant à un jeune âge, Axilien quitte l’école. Selon l’échographie, elle attendait des enfants jumeaux. Son petit ami de l’époque est content d’apprendre la nouvelle. Il décide que ses futurs enfants doivent être nés sous les regards de sa famille qui anticipe avec intérêt la naissance des jumeaux.
À l’approche de la date de l’accouchement, Zelda Axilien qui vit à Delmas se rend dans une zone reculée à Saint Michel de L’Attalaye pour donner naissance à ses deux enfants auprès des proches de leur père.
« Quand j’ai eu des douleurs, se rappelle la jeune dame, au lieu de m’emmener à l’hôpital, les gens ont appelé des fanmchay qui ont tenu toute une cérémonie mystique sur mon ventre. »
Au bout de cinq jours, les matrones n’ont pas parvenu à faire accoucher Zelda Axilien qui souffrait énormément. « Quand on s’est rendu compte que j’allais mourir, continue-t-elle, j’ai été conduit à l’hôpital. Mais il était déjà trop tard, j’ai non seulement perdu les bébés fétiches que tout le monde attendait, les médecins m’ont enlevé l’utérus. D’après les docteurs, l’organe s’enflait et dégageait une mauvaise odeur », remémore tristement la dame.
En revenant de l’hôpital, huit jours plus tard, quelque chose d’étrange s’est produit dans le corps de Zelda Axilien. « Je sentais mauvais, explique Axilien. Je n’avais plus mes règles, mais je devais porter tous les jours des serviettes parce que je ne parvenais plus à retenir mon urine. Je ne ressentais même pas l’envie de faire pipi, l’urine coulait d’elle-même. Parfois, les serviettes ne suffisaient pas, je portais beaucoup de vêtements entre les cuisses. Le soir, je mettais un tapis en plastique sur mon lit pour empêcher que le matelas absorbe l’urine. Mais après je m’y suis habituée. Je change souvent de serviette. J’avais même des rapports intimes avec [ce que les médecins appellent] la fistule. Dès que j’étais en relation sexuelle, le pipi arrêtait de couler puis revenait toute suite après le rapport », se rappelle la jeune femme qui a passé 13 ans dans cet état avant de consulter les spécialistes de la Société haïtienne d’Obstétrique et de Gynécologie (SHOG) pouvant l’aider.
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Selon l’EMMUS VI, seulement 0,6 % de femmes de 15 à 49 ans ont déclaré avoir une fistule obstétricale. 23% de femmes de la même tranche d’âge ont dit qu’elles ont entendu parler de la fistule alors que 3 % ont fait savoir qu’elles ont connu une femme qui a souffert de ce problème.
Ce n’est pas étonnant que les données de l’EMMMUS sur la fistule paraissent aussi faibles si l’on se tient aux arguments des médecins de la Société haïtienne d’obstétrique et de gynécologie (SHOG).
« La fistule constitue pour les femmes une déception. D’ailleurs, on l’appelle la maladie de la honte. Quand les femmes présentent ces genres de problèmes, elles n’en parlent pas facilement à d’autres personnes. Même ici dans ce centre quand une patiente vient chercher de l’aide, elle essaie de repérer parmi les médecins, celui ou celle qui maîtrise mieux son problème pour qu’elle puisse lui parler en privé. Il existe plus de femmes que ce que l’on croit qui présentent des problèmes de fistule dans le pays», souligne Dr Cephora Anglade, obstétricienne gynécologue et secrétaire générale de la SHOG.
C’est quoi la fistule obstétricale ?
Selon le Dr Jean Jumeau Batsch, gynécologue obstétricien et président de la SHOG, Zelda Axilien a été atteint d’une fistule obstétricale. Cette affection selon le médecin est une lésion grave du périnée qui peut survenir à la suite d’une hystérectomie (ablation de l’utérus), ou d’une intervention chirurgicale pour un fibrome ou un cancer. Mais la fistule obstétricale, selon Dr Batsch, atteint dans la majorité des cas les femmes qui rencontrent des difficultés pour accoucher comme dans le cas de Zelda Axilien.
« Il y a au sein du bassin féminin trois organes voisins : l’utérus qui est au-dessus, la vessie en avant, le rectum en arrière. Bien qu’elles soient proches, ces structures ne se communiquent pas. Durant un accouchement par la voie basse, le bébé est dans le voisinage de ces trois orifices. Si la femme subit un traumatisme durant l’accouchement, il est possible qu’il y ait une communication anormale entre ces organes voisins », continue le docteur.
Fistule vésico-vaginale et recto-vaginale
Un traumatisme peut se produire quand la tête de l’enfant reste pendant longtemps dans la région pelvienne de la femme. Si la compression se fait sur la vessie de la femme, les muscles de cet organe vont se dilater et occasionneront une fistule vésico-vaginale, comme pour Zelda Axilien. Si c’est le rectum qui subit la compression, la femme aura une fistule recto-vaginale. Dans ce cas, elle aura une incontinence fécale, c’est-à-dire qu’elle n’arrivera pas à retenir ses selles.
C’est ce qui est arrivé à Sabine Jacques, une autre patiente des médecins de la Société haïtienne d’Obstétrique et de Gynécologie. L’histoire de Sabine Jacques est bien plus récente et différente de celle de Zelda Axilien.
En mai 2020, Sabine Jacques a accouché de son premier enfant. Elle explique que l’accouchement s’est fait par voie basse. « J’avais des coutures, mais tout allait bien. Quinze jours après, j’ai ressenti une sensation bizzare dans ma culotte. Je ne comprenais rien au début, mais après quelques jours, j’ai vu des selles sortir de mon vagin quand je fais ma toilette intime. Quand j’ai mes règles, je vois des selles dans les serviettes. Je suis une femme, mon vagin est mon bien. Dieu ne l’a pas créé pour qu’il donne des matières fécales.»
La dame ne verse pas de larmes, mais elle dit se sentir vidée. « Je ne peux plus manger ce que je veux, parce que tout ce que je mange passe dans ma partie intime. Je m’abstiens du piment et des aliments qui ont beaucoup d’acide. », dit-elle tristement.
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Sabine Jacques a vu plusieurs médecins avant de venir consulter les professionnels de la SHOG dans la maternité de Croix-des-Bouquets. La Société haïtienne d’Obstétrique et de Gynécologie tient depuis trois ans dans ce centre un programme de prise en charge des femmes qui souffrent de la fistule obstétricale.
Le coordonnateur de la maternité, le Dr Rolex Louis Joseph, travaille aussi dans le programme de la fistule. Il fait partie de l’équipe chirurgicale et organise des suivis postopératoires des patientes.
Selon le Dr Jean Jumeau Batsch, président de la SHOG, il n’y aurait pas un autre centre officiel dans le pays qui accompagne des patientes avec des fistules obstétricales.
Pour sa part, le médecin anesthésiste Joane D. Maitre, coordonnatrice de soins dans le programme de la SHOG, explique que les femmes sortent de partout pour venir se faire soigner à Croix-des-Bouquet. « Nous avons beaucoup de patientes qui viennent de l’Ouest, de l’Artibonite, du Sud et même du Centre », avance le médecin.
Impact de la fistule sur la santé de la femme
Dr Cephora Anglade rapporte que la fistule obstétricale peut avoir de graves conséquences sur la santé de la femme qui en est atteinte.
« Les femmes qui souffrent de la fistule peuvent avoir des infections parce que normalement la communication du vagin avec la vessie ou avec le rectum n’est pas normale », dit la spécialiste.
Ces patientes, rajoute la spécialiste, peuvent présenter des lésions sur la peau comme la dermite. « Surtout celles qui ont de l’incontinence urinaire. Parce que l’urine est acide, quand elle reste longtemps sur le corps, elle peut provoquer des démangeaisons voire même des brûlures. »
La spécialiste continue en disant que souvent la fistule a des impacts psychologiques sur les femmes qui en souffrent. « La personne sent toujours une humidité dans son corps. Elle se sent sale. »
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Le Dr Joane D. Maitre avance pour sa part que les femmes sont souvent discriminées dans leur famille et communauté quand elles ont une fistule. « Beaucoup d’entre elles n’entretiennent aucune activité sociale. Elles ne vont pas l’église, à l’école et sont parfois délaissées par leur compagnon. »
Zelda Axilien et Sabine Jacques, les patientes interviewées pour cet article, avouent qu’elles n’ont pas toujours le mental stable.
« J’ai souvent des sauts d’humeur, se plaint Zelda Axilien. Il est des soirs, quand j’essaie de dormir, je me vois en train de tomber dans un gouffre. J’ai souvent d’atroces maux de tête. »
Zelda Axilien a l’air pourtant en forme. Elle n’est actuellement dans aucune relation amoureuse. Elle dit s’en abstenir volontiers pour éviter des embrouilles. Zelda Axilien ne peut plus avoir d’enfants. Elle est l’unique enfant de sa mère qui selon elle a toujours été un support inconditionnel dans les mauvais jours.
Pour Sabine Jacques, la situation n’est pas meilleure, bien qu’elle affirme avoir tout le support de ses proches notamment son mari. « Je ne vis pas. Je ne peux pas vivre en sachant que j’ai des selles dans mon vagin. Le dimanche 31 mai, le jour de la fête des Mères, j’ai failli me suicider, dit-elle avec tristesse. C’est inadmissible pour moi. »
Comment fait-on la prise en charge de la fistule ?
La fistule peut créer de nombreux problèmes chez la femme, c’est pourquoi selon les médecins, il est important de la soigner. Le traitement de la fistule obstétricale consiste selon les médecins de la SHOG à fermer la communication entre les deux organes qui se communiquent (vagin/vessie ou vagin/rectum).
« Le temps du traitement peut varier dépendamment de la durée de la fistule, de son épaisseur, de la réaction inflammatoire qui lui est associée, mais aussi du nombre de tentatives qu’on a déjà effectué sur elle. Plus il y a de tentatives effectuées sur une fistule, plus il est difficile de la réparer. Des médecins peuvent passer des heures dans une salle d’opération avec une patiente. Il est des cas où deux heures suffisent pour que le travail soit fait. Selon la gravité du cas, le traitement peut consister à fermer la fistule et garder l’utérus. Mais il y a aussi des interventions, où l’on doit enlever l’utérus », confie Dr Jean Jumeau Batsch.
Selon le médecin, au bout de 2 à 4 semaines après une intervention chirurgicale, la fistule devrait fermer. Si après 4 semaines, elle ne se ferme pas, c’est qu’elle ne fermera jamais. « Heureusement notre taux de succès s’élève à 90 % », se réjouit le Dr Batsch.
L’obstétricien gynécologue ajoute que le traitement de la fistule est couteux. « Avec un partenariat avec le Fonds des Nations unies pour la population (UNFPA), nous parvenons à donner les soins gratuitement aux patientes. Elles paient pour les examens, mais le traitement est gratuit. Après rétablissement, les patientes ont besoin d’une réinsertion sociale », continue Dr Batsch.
Pour sa part, le Dr Joane D. Maitre souligne qu’avec une fistule, beaucoup de femmes sont rejetées par la société. « Quand elles sont guéries, les femmes ont souvent besoin des moyens économiques pour se relancer. En ce sens, nous essayons de les assister, mais nous n’avons pas assez de ressources pour le faire. L’UNFPA ne paie que pour les soins », explique le médecin Maitre.
Population à risque
Selon la dernière Enquête de mortalité, de morbidité et d’utilisations des services (EMMUS VI) publiée en 2017, il y a moins de 50% de femmes qui ont une assistance d’un prestataire de santé durant l’accouchement. Seulement 39% de femmes accouchent dans un établissement de santé. La même étude a révélé sur 100 femmes haïtiennes, 73 ont déclaré avoir des problèmes d’argent pour se faire soigner. 33% ont fait savoir que l’établissement de santé ne leur est pas accessible à cause de la distance.
Les femmes les plus pauvres sont celles qui ont le moins d’accès au soin de santé même pour accoucher. « Or, quand elles n’ont pas d’assistance médicale durant l’accouchement, les femmes sont prédisposées à avoir des traumatismes durant l’accouchement. La fistule est l’une des complications de traumatisme qui entre dans un cadre global qu’on appelle morbidité », argumente Dr Jean Jumeau Batsch. Ce qui sous-entend que ce sont les femmes vivant dans situations socio-économiques précaires qui sont plus à risque d’avoir des fistules obstétricales.
Zelda Axilien a aujourd’hui 34 ans, elle habite à Cité Soleil avec sa mère. Elle a déjà été opérée quatre fois pour la fistule. À présent, la dame dit qu’elle se sent bien. « J’ai encore des gouttes d’urine. Mais maintenant j’arrive à sentir le besoin de faire pipi et d’aller uriner ce que jadis je n’arrivais pas à faire. » De son côté, Sabine Jacques n’a pas encore subi d’intervention chirurgicale, mais encourage toutes les femmes qui ont des fistules obstétricales de lever le voile sur leur situation pour qu’elles puissent trouver de l’aide. « Quand on est malade, on ne doit pas le cacher, surtout pas au personnel de santé. »
Sabine Jacques est un nom d’emprunt. L’interviewée n’a pas voulu qu’on cite son nom.
Laura Louis
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