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La fascinante histoire de «Gwo Manman» à Mariani

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« Gwo Manman » à Mariani évoque généralement les débauches sexuelles. Mais peu connaissent l’histoire de cette femme qui a eu ses entrées au palais et dans les maisons closes. Condensé de témoignages

« Kay Gwo Manman », c’est ainsi qu’on désigne cet endroit situé dans la section communale Morne à Bateau, à Le Lambi dans la commune de Gressier. Là, dans ce qui reste encore d’un champ de mangroves jadis fourni, sous des cahutes improvisées, des femmes de tout âge s’offrent à des visiteurs venus de partout.

Arrivée de Gwo Manman à Le lambi

Celle qui a inauguré les lieux s’appelle Charité Désir. Originaire des Gonaïves, cette belle dame ronde, à la peau noire, aux cheveux longs et au postérieur légendaire, s’est retrouvée seule un beau jour à Grande Saline alors que s’éteignaient les dernières lueurs du jour. Effrayée par l’angélus qui couvrait ce coin boisé et quasi inhabité, la jeune dame s’affole.

C’est alors qu’elle rencontre Gwo Jules à qui elle se confie. Selon Gwo Jules, elle s’est présentée comme Charité Désir, originaire des Gonaïves.  Elle disait revenir de son travail, une maison close de la zone surnommée « Kay Gwo Lyèv », et les transports en commun n’étaient plus disponibles pour la ramener chez elle à Carrefour.

Volontiers, Gwo Jules qui habite encore Grande Saline l’accompagne sur une distance d’environ 2 km jusqu’à une zone dénommée « Immaculée » aujourd’hui. Là, l’homme la dépose dans une camionnette et lui offre un billet de 25 gourdes.

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Depuis lors, une amitié s’est installée  entre Gwo Jules et Charité qui plus tard sera dénommée Gwo Manman. C’est cette amitié qui amènera Gwo Jules à confier une parcelle de terre au bord de la mer à Charité. Elle y habite et ouvre un commerce de restauration pour desservir les gens des élites économiques et politiques qui fréquentaient les plages. En ces temps-là, de riches familles de Port-au-Prince, en quête de tranquillité, loin de la masse populaire, ont ouvert de nouvelles plages privées à Le Lambi.

Voilà qui a amorcé le début de la fulgurante renommée de Gwo Manman vers les années 1960. Aux dires des riverains, cette belle dame manifestait une générosité hors pair envers quiconque fréquentait sa boutique.

Paul, un septuagénaire qui nous a parlé de cette dame explique que Gwo Manman traitait tout le monde comme des connaissances. « Dès qu’on la rencontre, elle vous appelle pitit gason m et vous invite à acheter à crédit. Même si vous refusez, elle trouvera une astuce pour vous offrir quelque chose de son étal ».

Une clientèle riche

Parce qu’elle était belle et hospitalière, le commerce de celle qu’on appelle Gwo Manman en référence à sa corpulence a vite prospéré.

Devant le succès de sa boutique et l’insistance de Gwo Jules qui lui déconseillait de continuer à habiter dans la mangrove, Gwo Manman loue la petite maison de « Grann Adancy » de l’autre côté de la Route Nationale numéro 2. Elle y emménage avec ses trois enfants.

Pour faire fructifier son commerce, Gwo Manman engage des jeunes filles qui lui prêtent main forte. Le commerce de Gwo Manman avait besoin de ces demoiselles, mais les riches aussi en étaient friands. Certaines des employées de Gwo Manman ont cédé aux sollicitations de la clientèle masculine qui s’agrandit de plus en plus.

Voilà le schéma qui venait transformer Le Lambi et son bord de mer en sanctuaire des plaisirs charnels.

Prostitution

Parmi les riverains habitant Le lambi, certains refusent de coller à Gwo Manman la réputation d’une prostituée. «  Si quelqu’un présente Gwo Manman comme une prostituée, c’est qu’il ne connaissait rien de la dame », lance l’un de nos interlocuteurs, persuadé que la dame ne tenait que son commerce.

Si quelqu’un présente Gwo Manman comme une prostituée, c’est qu’il ne connaissait rien de la dame.

Cependant, Gwo Jules, qui garde sa robustesse malgré le poids des ans, confirme que Gwo Manman était à la fois prostituée et proxénète. « Le soir où j’ai croisé la route de Gwo Manman, elle revenait de chez Gwo Lyèv, une maison de prostituées, un “makrèl” ».

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C’est sa stratégie qui confond ses défenseurs. Gwo Jules poursuit : « Cette manne de jouissance attire les hommes, mais aussi d’autres filles qui s’offrent à tout venant dans la mangrove ou dans la mer loin du contrôle de Gwo Manman. Cette prostitution “bas de gamme” n’est pas du genre de la patronne qui préfère fixer ses rendez-vous ailleurs ».

C’est cette attitude de Gwo Manman qui a paniqué et fait fuir Gwo Jules. Il s’est réfugié au plus profond de ses jardins pour se protéger d’une éventuelle jalousie des « Tontons Makout » qui fréquentaient Gwo Manman.

Affinités politiques

Les activités de Gwo Manman la rapprochaient de certains « Tontons Makout » et autres officiels duvaliéristes. Au début, la route qui menait « Kay Gwo Manman » passait par une propriété privée, ce qui a conduit à un sérieux litige avec le propriétaire qui s’y opposait. Le commandant de la garde présidentielle, le Colonel Jacques Gracia en personne s’est rendu sur place pour résoudre l’affaire en octroyant une nouvelle route à Gwo Manman.

En 1991, après le renversement du président Jean Bertrand Aristide, Gwo Manman a été responsable de la cuisine au Palais national.

Gwo manman, employée fantôme de l’OFATMA

L’un de nos interlocuteurs, alors qu’il a été chef du personnel à l’hôpital OFATMA, a un jour, fait face au pouvoir de « Gwo Manman ». Il confie : «  J’ai toujours constaté qu’il y avait une employée qui [recevait des chèques mais] ne signait jamais la liste de présence. En tant que responsable du personnel, je suis allé voir le directeur médical dans le but de dénicher la fraude. Quand j’ai précisé que la dame en question s’appelle Charité Désir, le directeur m’a grondé en me demandant si je ne connaissais pas qui est Gwo Manman ».

Tous les vieux de Le Lambi, contemporains de Gwo Manman, disent qu’elle avait un pouvoir étendu. Cela vient du fait qu’elle a lié amitié avec tous les hommes proches du gouvernement de l’époque. « Si on vient t’arrêter dans la zone et Gwo Manman te reconnait, elle peut te libérer sur place » confie un homme dans la soixantaine, d’un air nostalgique.

Famille de « Gwo Manman »

Dans la zone de Le Lambi, on ne connait pas de mari à Gwo Manman, mais on sait qu’elle avait une fille, Marjorie et deux fils, Gary et Jeanjean. Gary est mort bien avant sa mère. Après la mort de Gwo Manman en 1991, Jeanjean tenait encore son commerce dans l’environnement toujours changeant de Le Lambi jusqu’à sa mort en 2011. Marjorie vit encore dans la plaine du Cul-de-sac.

Aujourd’hui, l’espace qu’occupait le commerce de Gwo Manman en son temps est dirigé par Dominique, l’ancienne concubine du défunt Jeanjean avec qui il a un fils.

À Le lambi, certains vous disent que Gwo Manman est décédée en 1991, peu après la tentative du coup d’État de Roger Lafontant. En effet, celle qui accompagnait le putschiste au Palais national a été sévèrement battue lors de la capitulation de Roger Lafontant.

Poète dans l'âme, journaliste par amour et travailleur social par besoin, Samuel Celiné s'intéresse aux enquêtes journalistiques.

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