Régulièrement, les clients clouent la compagnie du milliardaire Denis O’Brien au pilori
À travers sa Fondation, la compagnie de téléphonie mobile Digicel multiplie les initiatives pour accompagner la communauté. Depuis 2007, l’institution a investi 72 millions de dollars américains pour reconstruire ou réparer près de 200 écoles sur tout le territoire national.
L’institution finance aussi de petits projets à travers le programme « Konbit pou chanjman ». Cette année, 16 initiatives ont déjà reçu chacun un montant de 800 000 gourdes, dans les domaines de l’élevage, de l’eau et de l’agriculture.
À côté de ces efforts, il faut compter des soutiens financiers réguliers versés à des institutions comme : HELP, Nos petits frères et sœurs et Special Olympics.
Digicel jouit d’une influence absolue dans son secteur, avec plus de 70 % des parts d’un marché de six millions de clients environ. Il y a deux ans, la compagnie figurait en deuxième position dans la liste des plus grands contribuables du pays.
Par conséquent, l’argent dépensé pour la Fondation ne représente qu’une fraction des centaines de millions de dollars américains engrangées annuellement. Cependant, peu de compagnies de cette taille en Haïti peuvent démontrer des initiatives sociales de cette ampleur avec des résultats réguliers et chiffrés sur leurs impacts.
Le hic, c’est que ces résultats n’améliorent pas nécessairement la réputation de Digicel. Les clients se plaignent régulièrement de la qualité des services, d’appels qui ne passent pas, de minutes qui s’évaporent et d’un réseau internet à la traine. La compagnie répond qu’elle fait face à des actes de sabotages de ses fibres optiques et des interférences constantes alors que les autorités n’agissent pas.
Relation difficile
Entre la clientèle et Digicel, la lune de miel semble être terminée et le désamour consommé.
Comme de nombreuses entreprises, la firme rouge doit barricader ses portes pour ne pas être incendiée et pillée lors des manifestations populaires. « Je pense que le contrat psychologique entre le consommateur haïtien moyen et la compagnie Digicel est rompu », expose le spécialiste en Relations publiques, Widlyn Dornevil.
Au fil des ans, la compagnie s’est mêlée à divers scandales. Son service d’envoi de SMS a été politiquement instrumentalisé lors du processus électoral en 2016. Ceci a contribué à la discréditer aux yeux d’une bonne partie de la population qui voient en Digicel une officine de favoritisme politique.
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Cette situation contraste avec les premières années de gloire de la multinationale en Haïti. En offrant des tarifs imbattables et des appareils à bas couts, la compagnie a révolutionné le secteur et scellé la mort de Comcel-Voilà — une compagnie qu’elle absorbera — et d’Haïtel — une firme qui n’existe plus.
Digicel voulait atteindre 300 000 abonnés en cinq ans. En huit mois d’activités, de mai à décembre 2006, elle a pu attirer un million de clients. Aujourd’hui, sa seule concurrence vient de la Natcom qui occupe difficilement 30 % du marché.
Aux yeux de la population, la Digicel n’est plus cette compagnie moderne, innovante et offrant des produits de bonne qualité, à bon marché. « Une fois que la confiance est minée, il faut la reconstruire », analyse Widlyn Dornevil. Les activités de responsabilité sociale « ne peuvent pas faire des miracles. »
Bien traiter ses employés
Plusieurs entreprises à travers le monde s’impliquent auprès des communautés où elles interviennent souvent pour améliorer leur image, redistribuer un peu de leur profit, obtenir un meilleur positionnement face à la concurrence et parfois augmenter leur pouvoir d’influence politique ou sociale.
Construire une opération respectable et responsable va au-delà des donations et des interventions dans des domaines autres que son secteur d’activité, analysent les experts.
Une entreprise peut par exemple « mieux payer ses employés », selon l’économiste Cleeford Pavilus. D’autres structures font attention à l’environnement ou utilisent des matières premières locales.
L’économiste Camille Chalmers porte un regard critique sur la stratégie de Digicel. Il dénonce le traitement réservé aux vendeurs de PapPadap qui participent activement à l’offre des services de masse de la compagnie, mais ne jouissent pas du statut d’employé et des avantages sociaux qui viennent avec.
Mélange de pinceaux
La bonne volonté des compagnies peut aussi se heurter à la difficile réalité du terrain quand elles interviennent dans des domaines où elles n’ont aucune expertise.
En 2018 par exemple, la Natcom s’est introduite dans l’agriculture avec des conséquences désastreuses. Une semence de riz importé dénommée Jasmine 85 a été distribuée malgré sa non-adaptation avec le climat haïtien. Des jardins entiers de paysans à l’Artibonite ont été dévastés.
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Pour éviter ce mélange de pinceaux, pendant longtemps, Digicel s’est abstenu d’entrer dans l’administration des écoles. Elle s’est contentée de construire ou de réparer les structures. Chaque année, la Fondation reçoit et analyse des centaines de demandes, révèle John Emmanuel, responsable des relations publiques au sein de l’institution.
Pour obtenir de l’aide, l’école devait exister et avoir tout pour fonctionner, sauf un bâtiment construit selon les normes.
Depuis 2018, la Fondation Digicel fait un pas supplémentaire dans l’assistance aux écoles. L’institution a signé un Protocole d’accord avec le ministère de l’Éducation nationale et de la Formation professionnelle (MENFP). Cet accord donne naissance au Projet d’appui au renforcement des capacités des communautés scolaires pour une éducation de qualité (PARCCSEQ).
Cette initiative offre toute une gamme de cours aux professeurs et membres d’administration. Selon son responsable, Esther Policard Clotaire, le programme ne concerne que 75 des 179 écoles supportées jusqu’à présent. Ceci représente 1 700 professeurs ou directeurs d’écoles bénéficiaires qui recevront des modules liés à la psychologie de l’éducation, la sensibilisation contre le harcèlement sexuel, ou l’usage du fouet.
Après la formation, la fondation place des agents qui doivent s’assurer du suivi et de l’évaluation des bénéficiaires durant toute l’année scolaire.
Ces interventions cruciales vont permettre une meilleure professionnalisation des professionnels bénéficiaires. Mais l’État haïtien doit jouer son rôle en supervisant ces actions. Responsable de la Plateforme haïtienne de Plaidoyer pour un Développement alternatif, Camille Chalmers pense qu’il est « imprudent » de laisser une compagnie transnationale intervenir dans un domaine aussi « sensible » comme l’éducation nationale.
Mieux servir les clients
La Fondation Digicel a accordé 214 subventions à différents projets. Elle a déjà atteint plus d’un million d’Haïtiens dans tout le pays, dont plus de 60 000 élèves. Au cours de cette année fiscale, elle finalise la reconstruction du Collège Saint Louis Marie de Monfort à Delmas 31 et l’École nationale de Cotton située dans la commune de Jean Rabel.
Cet ancrage dans des communautés souvent abandonnées par l’État confère à la compagnie rouge beaucoup d’influence dans ces localités, affirme Widlyn Dornevil. Mais cela ne suffira pas pour renouer les liens brisés avec une bonne partie de la clientèle.
Pour remonter la pente, Dornevil pense qu’il faudra à la Digicel tout un travail de repositionnement stratégique de sa marque. Insuffler l’énergie des débuts et créer de la valeur pour toute la société restent essentiels, si Digicel veut améliorer son image. Et en la matière, rien n’équivaut la fourniture de services d’excellente qualité à un prix abordable.
Hervia Dorsinville
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