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« Dictature déguisée » : Un combat pour la transparence gouvernementale face à l’insécurité en Haïti

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Alors que des dirigeants de transition espèrent rétablir l’ordre en Haïti, les journalistes affirment que le manque de transparence et l’hostilité des autorités gouvernementales privent de nombreux médias et leurs reporters des protections dont ils ont désespérément besoin pour exercer leur métier en toute sécurité

Read this piece in English in collaboration with the committe to Protect Journalist (CPJ)

Les attaques violentes et les menaces perpétrées par la coalition de gangs Viv ansanm font partie des nombreux risques auxquels sont confrontés les journalistes haïtiens pour couvrir l’actualité, dans un contexte d’insécurité croissante à Port-au-Prince, la capitale du pays. 

Alors que les dirigeants de transition tentent de rétablir l’ordre en Haïti, les journalistes affirment que le manque de transparence et l’hostilité des autorités gouvernementales privent de nombreux médias et leurs reporters des protections dont ils ont désespérément besoin pour exercer leur métier en toute sécurité.

Haïti a connu trois changements de gouvernement au cours des dix-huit derniers mois, dans le cadre d’un conseil présidentiel de transition de neuf membres, mis en place après l’assassinat du président Jovenel Moïse en 2021, les gangs ayant contraint le Premier ministre par intérim à démissionner en 2024.

Certains médias ont déposé des plaintes, accusant le gouvernement de transition d’un manque de transparence dans ses efforts pour maintenir la stabilité du pays.

Cela inclut le refus de publier son budget — adopté en secret — ainsi que le recrutement controversé de mercenaires étrangers utilisant des drones armés pour combattre les gangs.

Depuis l’assassinat de Moïse, qui a plongé le pays dans l’anarchie et l’impunité, le Comité pour la protection des journalistes (CPJ) a documenté les meurtres de douze journalistes et la destruction d’au moins six stations de radio – principalement par les gangs.

Lire plus : Voici comment les gangs ont pillé plusieurs médias de P-au-P

En 2025, le CPJ a apporté un soutien financier à dix-sept journalistes haïtiens confrontés à des incidents liés à leur travail, sous forme de subventions pour couvrir des besoins tels que le soutien psychosocial, les frais médicaux et les frais de déménagement.

Widlore Mérancourt, éditeur en chef du site d’information indépendant AyiboPost, déclare que la situation du journalisme en Haïti devrait « alerter tous ceux qui croient au rôle essentiel de notre profession : aider les citoyens à comprendre un pays marqué par la violence, la corruption et l’opacité ».

Mérancourt ajoute que de plus en plus de responsables et de ministères gouvernementaux « ferment leurs portes, interdisant aux fonctionnaires de parler aux journalistes », ce qui, selon lui, menace de laisser la population haïtienne, déjà privée d’informations, dans l’ignorance.

Des manifestants descendent dans les rues pour protester contre le président haïtien Jovenel Moïse, à Port-au-Prince, le 14 février 2021. (Photo : Reuters/Jeanty Junior Augustin)

Lutte pour la transparence

Le cabinet du Premier ministre actuel, Alix Fils-Aimé, organise une réunion hebdomadaire tous les mardis avec les médias, au cours de laquelle seules des informations de base sur les événements officiels prévus sont partagées, selon Denel Sainton, journaliste à Radio TV Caraïbes. 

« Ils ne partagent pas l’information qui pourrait intéresser la population», précise Sainton.

Bien que les ministres profitent des apparitions hebdomadaires pour faire des déclarations, ils n’organisent pas de véritables conférences de presse et ne répondent pas aux questions, souligne Sainton.

« Je n’appellerais pas cela de l’information, mais plutôt de la propagande », ajoute-t-il, rappelant qu’en l’absence d’une loi sur la liberté d’information, de nombreux journalistes n’ont tout simplement pas accès aux données dont ils ont besoin.

Dans une lettre datée du début décembre, le Protecteur du citoyen, ou médiateur public, Jean Wilner Morin, a interpellé le Premier ministre Fils-Aimé au sujet de la détérioration de la sécurité dans plusieurs localités du département de l’Artibonite, après que le gouvernement n’ait pas réagi au massacre perpétré dans la ville de Pont-Sondé, assiégée par des gangs.

« Le silence des autorités face aux drames quotidiens des Haïtiens est une constante de cette transition. Il traduit la déconnexion de l’exécutif -CPT et gouvernement – de la réalité », a écrit Le Nouvelliste, principal quotidien haïtien. 

Le Premier ministre haïtien Alix Didier Fils-Aime lors d’une conférence de presse à Port-au-Prince, le 12 décembre 2024. (Photo : Reuters/Ralph Tedy Erol)

Après cinq ans sans aucune élection — ni pour la présidence, ni pour les municipalités — Guyler Delva, défenseur de longue date des médias haïtiens et directeur de l’organisation SOS Journalistes, confie au CPJ qu’à ses yeux, le pays s’est mué en une « dictature à peine déguisée ».

« Depuis la dictature des Duvalier [1957-1986], la censure de la presse en Haïti n’a jamais été un élément aussi central de la politique gouvernementale »,  conclut Delva.

Le gouvernement de transition a fixé la tenue des élections — attendues depuis longtemps — à août 2026, malgré les avertissements des médias haïtiens sur les dangers auxquels seront exposés les électeurs, ainsi que les journalistes, face aux gangs qui contrôlent encore de larges portions du pays.

Plus de 200 partis politiques se sont déjà inscrits pour ces élections, attirés par les financements publics potentiels liés à la participation électorale.

Les demandes de commentaires envoyées par courriel par le CPJ au bureau du président par intérim Laurent Saint-Cyr et au Premier ministre Fils-Aimé sont restées sans réponse.

Mise au jour d’un schéma de corruption

Haïti figure régulièrement parmi les pays les plus corrompus au monde, selon Transparency International, un mouvement mondial qui évalue les pays chaque année. Le pays se classe actuellement au 16e rang des pays les plus corrompus sur 180.

Le gouvernement a tenté d’améliorer la transparence, notamment en mettant en place une ligne téléphonique nationale pour signaler la corruption. 

Mais ces efforts restent largement insuffisants, estime William O’Neill, expert des Nations Unies en matière de droits de l’homme en Haïtii.

« Toutes les personnes à qui vous parlez en Haïti savent que cette corruption est endémique dans chaque ministère et dans tous les aspects de la vie haïtienne, et qu’il faut absolument y mettre fin », rajoute O’Neill. 

Sur 87 enquêtes pour corruption menées depuis 2020 par une unité spéciale du ministère de la Justice, une seule a abouti à une condamnation, note l’expert des Nations Unies.

Un rapport des Nations Unies a accusé le gouvernement haïtien de dépenser des milliers de dollars en réceptions somptueuses pour célébrer de nouvelles nominations, tout en négligeant de traiter adéquatement les allégations de corruption généralisée. 

S’agissant de la presse, le gouvernement a également été accusé de favoritisme, en distribuant ses maigres ressources aux médias les moins critiques ou à ceux qui relaient volontiers sa propagande.

Intensification de l’intimidation

En novembre dernier, le Conseil national des télécommunications (CONATEL) a suspendu pour huit mois l’émission Boukante Lapawòl de Radio Mega, après que Jimmy « Barbecue » Cherizier, chef de gang haïtien recherché, a appelé en direct pour affirmer qu’un membre du Conseil présidentiel de transition lui avait proposé un important pot-de-vin en échange de négociations de paix avec les gangs.

Le CONATEL a qualifié l’interview de diffusion de « propagande » en faveur des gangs. 

Boukante Lapawòl est revenue à l’antenne en juin 2025, malgré un mandat d’arrêt visant son animateur, Guerrier Henri, qui avait été contraint de se réfugier au Canada. Rentré récemment en Haïti, Henri s’est présenté volontairement à la police, qui n’a pris aucune autre mesure à son encontre.

D’autres journalistes ont déclaré avoir également subi des pressions lorsqu’ils ont défendu Henri.

« C’est là que mes problèmes ont commencé », confie le journaliste Denel Sainton.

Il explique avoir reçu des avertissements selon lesquels il pourrait également être arrêté s’il continuait à défendre Henri.

 « Mes supérieurs m’ont dit qu’ils avaient été informés par le gouvernement que je devais faire attention », ajoute Sainton.

SOS Journalistes a dénoncé la campagne d’intimidation contre Henri, la qualifiant de « grave, délibérée et manifeste attaque contre la liberté de la presse », et a exhorté le gouvernement à présenter des preuves pour étayer ses accusations.

De son côté, le gouvernement haïtien affirme que Radio Mega a violé les lois sur la radiodiffusion en donnant la parole à des criminels et à des terroristes recherchés. 

En mai de cette année, deux des plus grands gangs du pays, Viv Ansamn, dirigé par Cherizier, et Gran Grif, ont d’ailleurs été désignés par les États-Unis comme organisations terroristes étrangères.

Les dirigeants de Radio Mega soutiennent que des individus ou des groupes accusés de terrorisme sont régulièrement interviewés par des médias respectés, y compris, récemment, le président vénézuélien Nicolás Maduro, pourtant accusé de narcoterrorisme par les États-Unis.

L’an dernier, des journalistes étrangers de Reuters ont interviewé Cherizier en Haïti, allant même jusqu’à lui offrir, de manière controversée, des cigarettes et du whisky. 

« Ce n’est que lorsque nous, Haïtiens, réalisons des interviews que cela devient soudain un problème »,  dénonce le propriétaire de Radio Mega, Alex Saint-Surin.

Après l’interview d’Henri avec Cherizier, Saint-Surin a déclaré que la police était venue chercher l’animateur à la station de radio quelques jours plus tard.

 « Ils nous ont dit d’arrêter de faire de la propagande pour les gangs. Ce qu’ils veulent, en réalité, c’est que nous diffusions la leur ( leur propagande) », affirme Saint-Surin.

Le CPJ a sollicité une réaction de la police par message texte, mais celle-ci a refusé de commenter.

Emmanuel Jean François, porte-parole du Premier ministre, rejette les accusations d’intimidation des médias, affirmant qu’elles « ne correspondent pas à la réalité ».

 Il ajoute qu’Haïti fait face à une situation « complexe », à la fois socio-économique, humanitaire et sécuritaire.

« S’il existe un secteur en Haïti qui jouit d’une grande liberté, c’est bien celui de la presse», déclare-t-il au CPJ par message texte.

Une bataille pour rétablir l’ordre

Les Nations Unies ont approuvé le déploiement d’une force internationale de 5 000 hommes pour lutter contre les gangs en Haïti, mais jusqu’ici, très peu de fonds et de personnel ont été réellement engagés. Les responsables estiment qu’elle ne devrait pas être opérationnelle avant juin 2026.

Pour l’heure, la police haïtienne n’est appuyée que par une mission de 1 000 hommes dirigée par le Kenya, ainsi que par une centaine de contractants de sécurité étrangers engagés par le gouvernement et équipés de drones armés.

La lutte du gouvernement pour rétablir l’ordre dans le pays a suscité des inquiétudes quant aux dommages collatéraux. Plusieurs attaques de drones contre des gangs ont fait des victimes civiles, dont huit enfants tués lors d’une fête d’anniversaire en septembre.

Lors d’une audience en novembre à Miami, Pedro Vaca, rapporteur spécial pour la liberté d’expression à l’Organisation des États américains (OEA), a expliqué que le trafic d’armes « sape également la capacité de l’État haïtien à remplir ses obligations de protéger les journalistes et d’enquêter sur les crimes commis à leur encontre ».

Selon Vaca, une « contraction visible » de l’espace public dans lequel les journalistes peuvent exercer a contraint certains d’entre eux à limiter leur couverture des « sujets sensibles », tandis que d’autres ont choisi « d’abandonner complètement la profession ».

« Cette impunité alimente un cercle vicieux dans lequel les attaques contre la presse deviennent plus faciles à commettre et moins susceptibles d’être punies », ajoute t-il.

Selon les critiques, un tel contexte rend la responsabilité du gouvernement encore plus cruciale pour reconstruire la confiance du public dans le processus démocratique. 

Le 24 décembre 2024, deux journalistes ont été tués et sept autres blessés après que le ministre de la Santé ait invité les médias à couvrir la réouverture de l’hôpital général de Port‑au‑Prince, où des membres de gangs étaient embusqués et ont ouvert le feu.

Le gouvernement a reconnu sa responsabilité et versé 7 500 dollars à la famille de chaque journaliste tué, ainsi que des sommes moindres aux autres victimes, variant de 750 à 3 500 dollars. 

L’un des journalistes blessés s’est retrouvé sans ressources à Cuba, où il continue de recevoir des soins de reconstruction faciale pour une balle qui lui a fracturé la mâchoire.

En février 2024, le journaliste Jean Marc Jean a été frappé au visage par une grenade lacrymogène tirée par la police lors d’une manifestation, perdant un œil.

 Sa famille a reçu 3 000 dollars de la police pour couvrir ses frais médicaux, mais le gouvernement n’a offert aucune compensation, malgré la reconnaissance officielle d’une mauvaise gestion de la manifestation par ses agents.

« Nous sommes constamment trahis et abandonnés », déclare Jean, qui a poursuivi son travail de journaliste malgré la perte d’un œil.

Selon lui « Nous vivons dans un pays où la liberté de la presse est régulièrement menacée, où la violence policière est rarement sanctionnée et où nos droits sont ignorés.»

Par : 

David C. Adams est le correspondant du CPJ pour les Caraïbes, basé à Miami, où il travaille comme journaliste indépendant pour plusieurs médias. Il couvre l’Amérique latine et les Caraïbes depuis 36 ans et a été auparavant rédacteur en chef chez Univision News et chef du bureau de Miami pour Thomson Reuters. Suivez-le sur LinkedIn.

Couverture | La photo du haut montre Leslie Voltaire, membre du CPT ; Laurent St-Cyr, président du CPT ; et Alix Didier Fils-Aimé, le Premier ministre. La photo du bas c’est l’ancien policier Jimmy « Barbecue » Cherizier, chef de l’alliance des gangs « G9 », s’exprime lors d’une conférence de presse à Delmas 6, Port-au-Prince, Haïti, le 5 mars 2024. (Photo : Reuters/Ralph Tedy Erol).

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David C. Adams is a CPJ’s Caribbean correspondent based in Miami where he works as a freelance journalist for several media outlets. He has covered Latin America and the Caribbean for the last 36 years and was previously a senior editor at Univision News and Miami bureau chief for Thomson Reuters.

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