Contacté par AyiboPost, un porte-parole du média parle d’une « erreur de jugement »
Deux journalistes de Reuters, Adrees Latif et Sarah Kinosian, se retrouvent sous le feu des critiques après qu’une vidéo, tournée samedi, montre des cadeaux—y compris des cagoules, des bouteilles d’alcool et plusieurs paquets de cigarettes—offerts au chef de gang haïtien Jimmy « Barbecue » Cherizier.
Cherizier lui-même a publié la vidéo, et AyiboPost confirme, grâce à quatre sources indépendantes connaissant bien la situation ou directement impliquées, que les journalistes lui ont effectivement apporté ces cadeaux.
Après la publication du clip, les journalistes ont dû fuir Haïti par crainte pour leur sécurité. Contactés pour commentaire, ils ont renvoyé AyiboPost au bureau de presse de Reuters.
Un porte-parole du média a déclaré à AyiboPost : « Reuters impose un code de conduite strict auquel tous ses journalistes doivent adhérer. Il s’agissait d’une erreur de jugement. Une enquête est en cours et des mesures appropriées seront prises. »
AyiboPost ignore lequel des deux journalistes a acheté les cadeaux et si des fonds de Reuters ont servi.
Jimmy Cherizier, surnommé « Barbecue », est un ancien policier devenu l’un des chefs de gang les plus influents d’Haïti. Il dirige la fédération criminelle G9 an Fanmi, un regroupement de gangs accusé d’atrocités contre la population haïtienne.
En raison de sa participation à des activités criminelles, Cherizier fait l’objet de sanctions internationales, notamment de la part des Nations Unies, qui l’accusent de violer les droits humains et de contribuer à la déstabilisation du pays.
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« Ces cadeaux sont absolument inappropriés d’un point de vue éthique, déontologique voire légal », commente à AyiboPost Yvens Rumbold, un expert en communication ayant écrit plusieurs rapports sur les médias en Haïti.
Des organisations de défense des droits humains expriment également de l’indignation. « Je trouve ça choquant, déclare à AyiboPost Samuel Madistin, avocat et responsable de Fondasyon Je Klere. Le fait pour ces journalistes d’apporter des cadeaux pour Barbecue représente un mépris pour la mémoire des personnes assassinées par les gangs, continue Madistin. C’est une gifle pour les femmes violées, les personnes kidnappées et torturées par les groupes armés. »
Les journalistes peuvent offrir des objets de faible valeur dans leurs relations avec les sources et sujets de leur travail. Les règlements internes de Reuters limitent ces cadeaux à 100 dollars américains, soit le salaire mensuel moyen d’une femme de ménage en Haïti.
Cependant, les cagoules fournies pourraient permettre à Cherizier de dissimuler son visage lors de ses activités répréhensibles, ce qui soulève des questions éthiques.
« Ces cadeaux signalent une acceptation, voire une complicité avec les actes des bandits, commente à AyiboPost Pierre Espérance, directeur exécutif du Réseau National de Défense des Droits Humains. En apportant leur soutien de cette manière, poursuit Espérance, les journalistes renforcent en réalité les activités criminelles. »
« Ces cadeaux sont absolument inappropriés d’un point de vue éthique, déontologique voire légal »
– Yvens Rumbold
Adrees Latif est un photojournaliste et rédacteur américano-pakistanais avec plus de trois décennies d’expérience. Il travaille pour Reuters depuis 1995 et a remporté le prix Pulitzer de la photographie d’actualité en 2008 et 2019.
Sarah Kinosian est une journaliste d’investigation avec une expertise approfondie en matière de sécurité, de droits humains et de politique américaine, notamment en Amérique centrale.
Selon un confrère en admiration devant son courage, « Sarah est une jeune journaliste très entreprenante, aventureuse et énergique ».
Cependant, la même source exprime des préoccupations quant aux actions du duo en Haïti.
« Il nous arrive souvent de devoir utiliser différentes méthodes pour gagner la confiance des sources, mais offrir ces cadeaux est totalement inacceptable, » rajoute la source à AyiboPost. C’est tellement déplacé que je n’arrive pas à croire qu’ils aient été aussi imprudents et irresponsables. »
La controverse autour des actions des journalistes de Reuters arrive dans un contexte d’accroissement des attaques et des menaces contre les journalistes en Haïti.
Au moins six journalistes du pays ont été tués depuis l’assassinat du président Jovenel Moïse en juillet 2021, selon les décomptes du Comité pour la protection des journalistes.
Haïti se classe troisième dans la liste des pires nations au monde selon l’Indice mondial de l’impunité 2023 du CPJ. Cet indice évalue les endroits où les assassins de journalistes sont les plus susceptibles de rester impunis.
La vidéo publiée par Barbecue vient alimenter les accusations de complicité des gangs haïtiens avec la presse locale et internationale.
Selon un journaliste retenu et pressuré par Cherizier en 2021 pour des publications non flatteuses dans un média américain de premier plan, la vidéo de Barbecue sur les journalistes de Reuters renforce les accusations de collusion entre la presse et les gangs.
Quatre autres confrères contactés par AyiboPost expriment les mêmes préoccupations.
« Les journalistes étrangers de Reuters rentreront chez eux, mais leurs actions rendent notre travail ici encore plus difficile», déclare le journaliste cité plus haut. Il témoigne avoir été fouillé par des policiers en juillet « comme si j’étais un voleur ».
« Les agents m’ont dit que ce sont des journalistes qui apportent des armes et d’autres matériels aux bandits», rajoute le professionnel.
« Les journalistes étrangers de Reuters rentreront chez eux, mais leurs actions rendent notre travail ici encore plus difficile ».
Des dizaines de journalistes étrangers débarquent en Haïti régulièrement au moins depuis 2021. Beaucoup insistent pour rencontrer Cherizier et d’autres chefs de gangs.
La plupart de ces reportages suscitent localement des critiques, mais alimentent une industrie de professionnels spécialisés dans l’accès aux gangs.
De façon typique, les journalistes étrangers paient un fixeur local qui, lui, se charge de négocier avec les bandits, selon deux professionnels spécialisés dans la pratique. Ils demandent l’anonymat pour des raisons de sécurité.
Certaines interviews coûtent 2000, 3000 dollars américains à partager entre les gangs et le fixeur, révèle à AyiboPost un professionnel au courant de la pratique. « Les journalistes étrangers peuvent ainsi dire qu’ils n’ont pas payé pour l’information mais pour le fixeur » dit-il.
Un autre journaliste dans le métier depuis plusieurs décennies mentionne des accès négociés entre 500 et jusqu’à 10000 dollars. Il déclare avoir cessé d’entrer dans les ghettos, à cause de la proximité de certains fixeurs locaux avec les chefs de gangs.
« Autrefois, la présentation du badge d’un média international était gage de protection auprès des policiers, » détaille ce journaliste. Ce n’est plus le cas aujourd’hui puisque la plupart de ces médias sont vus comme alliés des gangs. Cette vidéo de Barbecue nous met encore plus en danger.»
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Le narratif rapporté par certains médias internationaux suscite également des critiques.
Selon Pierre Espérance du RNDDH, la plupart des journalistes étrangers dépêchés en Haïti ne s’intéressent pas aux dégâts causés par les gangs.
« Ils leur font de la publicité, continue Espérance. Ils présentent des terroristes en héros. Raison pour laquelle il faut se demander s’ils ne bénéficient pas des activités des gangs. »
Des experts haïtiens lancent aussi l’alerte sur ce journalisme jugé sensationnel.
« On y trouve deux catégories de journalistes : ceux qui, mal informés, ne connaissent pas assez les faits, n’ont pas suivi le développement de la radicalisation des bandits en question et ceux qui tombent dans le panneau du discours des bandits », analyse l’expert en communication Yvens Rumbold.
Ce manque d’expertise fait débat. « Si l’on s’en tient à présenter les faits, l’on verra que ces journalistes ne respectent ni l’éthique ni la déontologie journalistique. Ils traiteraient pas le sujet de la même manière si c’était chez eux », déclare Rumbold.
Dans une deuxième vidéo diffusée sur les médias sociaux, Cherizier défend les journalistes qui viennent l’interviewer. Il dénonce la Direction centrale de la police judiciaire qui avait, en août, appréhendé deux journalistes haïtiens pour complicité avec les gangs et les met au défi d’arrêter les journalistes « blancs » de Reuters.
« On est en weekend », dit plus loin Cherizier. « Je bois mon verre, je vis ma vie et j’attends ma mort, tout en faisant des morts. »
Image de couverture : Barbecue et Adrees Latif sur la page TikTok du chef de gang. Edition : Riquemi Perez pour AyiboPost.
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