Le stage est un passage obligé pour tout normalien qui aspire à être nommé dans l’administration publique
Dans les locaux de l’École Normale supérieure (ENS) sis à Canapé-vert, Fito Onneval peut enfin apposer sa signature au bas de son contrat de stage avec le ministère de l’Éducation nationale et de la Formation professionnelle (MENFP). Pour l’étudiant en fin d’études de philosophie et ses 350 autres camarades, ce 10 février 2023 marque la fin d’une attente de plus de huit mois.
Seulement, la satisfaction est de courte durée. Onneval n’a pas encore quitté la salle qu’il découvre que le Ministère n’a pas respecté son choix d’établissements pour le stage. Au lieu d’être envoyé au lycée Anténor Firmin ou à Marie-Jeanne comme il l’avait demandé, le normalien se voit affecté au lycée national de La Saline, situé en plein cœur d’un quartier populaire totalement contrôlé par des hommes armés.
« Il n’existe pas un seul tronçon de route menant au lycée qui ne fasse pas partie du fief d’un gang », souligne le jeune enseignant.
Donner un chiffre exact du nombre d’étudiants dans la même situation s’avère difficile. Cependant, à mesure qu’ils sortent de la salle, l’inquiétude qui se lit sur le visage de ses camarades fait rapidement comprendre à Fito Onneval qu’il n’est pas le seul dans cette situation.
Pour l’étudiant en fin d’études de philosophie et ses 350 autres camarades, ce 10 février 2023 marque la fin d’une attente de plus de huit mois.
Ronaldo Louis est un normalien spécialisé en géographie. Il a choisi le lycée Polytechnique Georges Antoine Izmery établi à Gérald Bataille pour son stage. Mais dans le contrat qu’il a signé, il est écrit qu’il ira enseigner au lycée Louis Joseph Janvier situé à Jean Rabel, dans le département du Nord-Ouest.
Louis a tout de suite froid dans le dos. « C’est le gang baptisé kokorat san ras qui contrôle cette région », affirme-t-il. Le vingtenaire le sait parce qu’en décembre 2022, le mari de sa sœur a été kidnappé par ces malfrats alors qu’il se rendait dans le Nord-Ouest. C’était à bord d’un transport en commun. « Lui et toutes les personnes qui étaient dans la voiture ont été enlevés ».
Un protocole d’accord a été signé et mis en œuvre en 2013 entre le MENFP et l’ENS, établissant que les étudiants finissants de ladite école réaliseront des stages dans les établissements publics pour une « période probatoire d’un an ». Cela sous-entend que pendant une année, les normaliens confronteront leurs bagages théoriques à la réalité d’une salle de classe, explique Miguel Fleurijean, Directeur de l’Enseignement secondaire au MENFP.
La manière dont le MENFP doit procéder pour l’affectation des enseignants n’est établie nulle part.
Non obligatoire pour finaliser les études, le stage est un passage obligé pour tout normalien qui aspire à être nommé dans l’administration publique. En clair, « c’est une sorte de concours », précise Fleurijean. L’étudiant bénéficie de la supervision d’un superviseur du MENFP pendant son enseignement. Tout au long et à la fin du processus, l’étudiant doit rédiger un rapport de stage à partir duquel il sera évalué. Si les résultats ne sont pas suffisants aux yeux des responsables du MENFP, le stagiaire ne sera pas éligible pour la nomination. Il ne recevra que sa paye.
Le montant versé pour le stage s’élève à 46 200 gourdes pour deux chaires. Toutefois, la manière dont le MENFP doit procéder pour l’affectation des enseignants n’est établie nulle part. « Ce genre de détail n’est pas défini dans le protocole d’accord », affirme Fleurijean du MENFP. Pour y pallier, les responsables de la Direction de l’Enseignement secondaire (DES) et de l’ENS laissent donc les étudiants choisir eux-mêmes leur lieu d’affectation.
«Nous avons envoyé une liste comprenant nos noms, les établissements choisis, ainsi que le département et la commune où ils se situent», informe Dimitry Julien, représentant du département de philosophie. Dans cette liste, les étudiants ont tous choisi au moins une école située dans le département de l’Ouest car la DES a partagé avec eux le désir d’expérimenter le nouveau programme baptisé « Apprentissage en tous temps et en tous lieux » (ATTL).
Le montant versé pour le stage s’élève à 46 200 gourdes pour deux chaires.
L’ATTL vise à concentrer 80 % des stagiaires dans l’Ouest. « Puisque les lignes de province ont moins de problèmes et donc davantage de jours de classe, elles peuvent se contenter de 20 % d’enseignants », tente de justifier Fleurijean.
Des semaines plus tard, une nouvelle liste est réclamée par le MENFP avec cette fois-ci des établissements situés en dehors de l’Ouest. « Ce sont les étudiants eux-mêmes qui sont à l’origine de cette nouvelle liste », accuse le responsable de la pédagogie nationale du nouveau secondaire, Miguel Fleurijean. Selon ce dernier, les stagiaires ont souhaité être affectés dans les provinces afin d’être plus proches de leurs villes natales.
Tous les étudiants contactés par AyiboPost ont démenti cette information. « On nous a dit que c’était par mesure de précaution, au cas où il n’y aurait pas de place dans les institutions de l’Ouest», riposte Julien, qui a participé à l’ensemble des réunions.
L’ATTL vise à concentrer 80 % des stagiaires dans l’Ouest.
Kevin Husty Didronova Rodney, inscrit au département des sciences sociales, souligne au contraire que s’il n’a pas choisi de lycée dans sa ville natale, c’est parce qu’il n’en avait pas la possibilité. «Je viens de Petit-Goâve, une commune du département de l’Ouest où on nous a interdit de choisir des écoles. C’est à cause de cela que j’ai choisi le lycée Pinchinat de Jacmel».
Malgré son deuxième choix, Rodney est envoyé au lycée Jean-Dominique dans la commune de l’Estère, à Gonaïves. Une énième région du pays en proie à l’insécurité. « Même s’y rendre est compliqué », affirme Rodney, qui s’intéresse davantage aux événements qui s’y passent depuis son affectation. À cause de la terreur instaurée par les gangs, les transports en commun empruntent de moins en moins la route pour se rendre à l’Estère.
Lorsqu’on lui a demandé de choisir des écoles en dehors de l’Ouest, Louis Jacques Djerry a, pour sa part, refusé. « J’ai maintenu mes premiers choix », révèle l’étudiant en philosophie. « J’ai sélectionné les lycées Anténor Firmin et du Cent-cinquantenaire parce que j’ai toujours vécu à la capitale ». Pourtant, le jeune enseignant est affecté au lycée Breda de Canaan.
Lire aussi : Nan Kanaran, bandi ranplase Leta
De ce vaste bidonville gangréné par les gangs, Louis Jacques ne connaît que ce qu’il entend aux infos. C’est également le cas pour Kevin Husty Didronova Rodney et Ronaldo Louis, qui ne connaissent personne dans les endroits où ils sont supposés s’installer pour leur stage. L’insécurité qui règne sur l’ensemble du pays l’exige pourtant. Pour aller habiter dans certains quartiers actuellement, il faut au moins connaître une personne qui puisse servir de référence.
Malgré l’usage de cet argument au bureau de la Direction de l’Enseignement secondaire, Rodney n’a pas pu obtenir gain de cause.
« On m’a seulement rappelé que je recevrai bientôt la lettre de stage et que j’aurai trois jours à partir de la date de réception pour me rendre au lycée où j’ai été affecté. Passé ce délai, ils considéreront que j’aurai désisté ».
La DES rejette toutes formes d’accusation. L’institution étatique soutient que tous les stagiaires ont été affectés là où ils ont choisi.
Pour aller habiter dans certains quartiers actuellement, il faut au moins connaître une personne qui puisse servir de référence.
« Certains n’ont tout simplement pas pensé que l’insécurité aurait gagné les zones visées aussi rapidement», déclare le responsable pédagogie nationale du nouveau secondaire. « La semaine suivant la signature du contrat, nous avons modifié l’affectation de plusieurs d’entre eux. Nous ne pouvons pas nous attarder plus longtemps sur cette question ».
Dimitry Julien reconnait être plutôt chanceux sur ce point parce qu’il fait partie des quelques étudiants qui ont réussi à obtenir un changement d’école. De Saut-d’Eau, où il ne connaît personne, il a été nouvellement affecté au lycée Alexandre Pétion. « Les responsables au niveau de la DES n’étaient pas d’accord au début, affirme-t-il. C’est à croire qu’ils te font une faveur de respecter ton droit ».
Lire aussi : Un professeur atteint par une balle en pleine classe à l’Externat La Providence
Afin de rassurer les enseignants qui s’inquiètent pour leur sécurité, la DES leur demande d’attendre d’avoir leur lettre d’affectation en main. Si l’insécurité les empêche encore de se rendre sur place d’ici là, ils seront réaffectés ailleurs.
Photo de couverture : Le Lycée Alexandre Pétion | © Eurofinsa
Comments