SOCIÉTÉ

Des écoles se servent des crises pour ne pas payer leurs professeurs

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Des directeurs d’écoles exigent aux parents de tout payer alors qu’ils évoquent être en situation de force majeure pour ne pas payer leurs employés.

« Des trois écoles où j’enseignais, une seule m’a payé durant la période de confinement lancée par le gouvernement en mars 2020 », révèle un professeur travaillant au Centre intellectuel de Sarthe, à l’Institution mixte Emeric Bergeau et à l’Institution Mixte Destiny. Il s’exprimait autour de nombreux mois de salaire qui lui ont été refusés, un peu après l’annonce officielle des cas de coronavirus détectés sur le territoire national.

« Cette époque a été la plus sombre que je pouvais vivre en tant que professeur, poursuit le vingtenaire sur un ton amer. Hormis la paye reçue de l’institution mixte Destiny, je n’ai presque rien touché des deux autres écoles ».

Son cas n’est pas si différent de celui de Hérold Siméon qui affirme n’avoir rien reçu comme salaire durant cette même période.

« Le directeur du Collège mixte Adonaï, informe le professeur de littérature haïtienne, a prétexté le fait que l’école n’ait pas fonctionné durant plusieurs mois pour ne pas me payer ». Cette situation n’est nullement une première, selon le professionnel. Son patron s’était déjà servi de précédents troubles politiques pour ne pas payer ses employés.

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Selon les experts, il s’agit de véritables violations des droits des professionnels de l’enseignement. En matière de droit du travail, il y a toute une procédure à suivre pour qu’un employeur puisse ne pas payer ses subalternes. En vrai, « aucun patron ne peut, du jour au lendemain, déclarer qu’il ne peut pas payer ses employés », prévient le spécialiste en droit du travail, Me Philippe Junior Volmar.

Un prétexte parmi d’autres

Hérold Siméon est instituteur au Collège mixte Adonaï sis à la fleur du Chaine. Il enseigne la grammaire française et la lecture expliquée en classe de huitième année depuis tantôt six ans. Les cours d’histoire et de littérature haïtienne qui lui sont aussi confiés pour les classes de NS1, NS2 et NS3 lui ont valu six heures de travail par jour dans cette école.

« Je ne gagne même pas 10 000 gourdes pour réaliser ce travail à la fois colossal et épuisant », confie-t-il. La paye est très maigre. Il le sait. Mais il n’a pas le temps de s’en plaindre, car il n’a pas d’autres activités pour gagner sa vie. En 2020 par exemple, il n’a rien perçu comme salaire durant le confinement alors que l’école avait exigé aux parents de payer l’année entière.

Le professeur au Centre intellectuel de Sartre a la chance d’avoir eu une partie de son salaire durant les mois qu’avait duré le confinement en 2020. « Parmi les trois écoles que j’enseigne, une seule a essayé de me verser ma paye pendant trois mois, dit-il. L’administration a ensuite évoqué un épuisement de ses fonds pour ne plus continuer ». Mais il n’est toujours pas convaincu par cette explication. Pour lui, c’est une habitude de certains établissements d’enseignement. « Dès qu’il y a une crise les directeurs se servent du manque d’argent comme échappatoire pour ne pas nous payer ».

Je ne gagne même pas 10 000 gourdes pour réaliser ce travail à la fois colossal et épuisant

C’est ce qui lui est arrivé en 2019 durant les scènes de « pays lock » qu’a connues le pays. Bien avant d’en faire l’expérience avec le coronavirus, Hérold Siméon venait de passer toute la durée du « pays lock » sans un sou. Ce trentenaire crie à l’injustice sociale. « Le directeur a exigé aux parents de payer toute l’année scolaire, mais lui, il a décidé de ne pas payer aux professeurs les mois qu’avait duré la crise. Malgré cela, il a demandé aux professeurs de tout faire pour finir le programme d’études ».

Que dit la loi ?

Qu’il s’agisse de coronavirus ou de peyi lòk, « on a affaire à un cas de force majeure », apprend Me Volmar. C’est une situation externe qui s’impose au patron et à l’employé empêchant au contrat d’être exécuté. L’avocat réplique qu’en droit du travail, les cas de force majeure ne conduisent pas nécessairement au non-paiement des employés.

La seule situation juridique qui permet d’arriver à une pareille situation est la suspension temporaire du contrat de travail. Lorsqu’une entreprise se retrouve en difficulté de fonctionnement, l’avocat explique qu’elle peut demander ce type de suspension caractérisée par le fait que ni l’employé ni le patron ne puisse répondre à leurs obligations réciproques.

La procédure demande que le patron avise la Direction du travail (DT) qu’il fait face à un cas de force majeure et qu’il ne peut pas continuer à travailler. La DT mobilisera à son tour l’inspection du travail chargée de mener une enquête pour savoir si les raisons de suspension évoquées par le patron sont valables.

Dans le cas du Collège mixte Adonaï, Me Philippe Junior Volmar est clair. « Le directeur devrait expliquer à la direction du travail, comment il a pu recevoir les payes des parents et déclarer en même temps être en situation de force majeure. La déclaration du directeur suppose que son institution n’est pas en mesure de continuer à travailler ».

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Quant à la suspension temporaire, son délai est de trente jours. « Si la situation de force majeure persiste, le patron peut demander un autre délai ne pouvant pas dépasser trente jours. Ce qui fait un total de soixante jours maximum ». En aucun cas, les professeurs ne devraient ne pas toucher plus de deux mois de salaire.

Maigre salaire pour de lourdes responsabilités

37 ans, célibataire et sans enfant, Hérold Siméon a malgré tout quatre bouches à nourrir en plus de la sienne. « Il s’agit de ma mère qui commence à se faire vieille et de mes trois plus jeunes frères et sœurs », affirme-t-il. Il n’est que le cadet de la fratrie, mais parce qu’il est le seul à disposer d’un salaire, il se trouve dans l’obligation de prendre soin des autres.

Pour répondre à de telles responsabilités, l’instituteur s’est récemment converti en agent de sécurité. Ainsi, tous les après-midis, de seize heures jusqu’au lendemain matin, six heures, il dépose son bâton de craie qu’il échange contre une arme à feu pour le prix de 20 000 gourdes.

Faisant face au même problème que son confrère, le professeur à l’institution Mixte Destiny cité plus haut a dû lui aussi avoir recours à d’autres sources de revenus pour subvenir à ses besoins. Conscient qu’il ne pouvait compter sur son salaire d’enseignant, l’étudiant en théologie s’est lancé dans le business en ligne pendant le coronavirus. Mais, il gagne encore très peu.

Les directeurs se déresponsabilisent

Le directeur de l’institution Joseph Kinso sise à la rue Chareron, André Mackenson, dit être conscient de l’irrégularité ou de l’absence de paiement des professeurs lors des moments de crise.

Mais sans vouloir appuyer le comportement de certains directeurs, l’ancien prêtre catholique soutient que le salaire dépend de la taille de l’école et de la régularité des parents dans le processus de paiement.

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Par exemple, le directeur André Mackenson dit faire continuellement face à des parents qui n’arrivent pas à s’acquitter de la scolarité de leurs enfants pour son école située non loin du village de Dieu. L’ancien prêtre estime malhonnêtes les directeurs d’écoles qui exigent et reçoivent le paiement des parents et négligent leurs redevances envers les professeurs dans les moments de crise.

« Dans certaines écoles, renvoyer les élèves devient donc une peine perdue. Quand on le fait, ces derniers restent chez eux parce que leurs parents n’ont pas d’argent ». André Mackenson doit actuellement non pas deux ou trois mois de salaire, mais plus de deux ans à certains de ses professeurs. Son dernier paiement remonte à septembre 2019 à cause de la situation qui prévaut dans la zone où se situe son école. Ces conditions obligent des parents à ne pas envoyer leurs enfants à l’école parce qu’ils échouent à s’acquitter convenablement de leur dette envers l’école.

Rebecca Bruny est journaliste à AyiboPost. Passionnée d’écriture, elle a été première lauréate du concours littéraire national organisé par la Société Haïtienne d’Aide aux Aveugles (SHAA) en 2017. Diplômée en journalisme en 2020, Bruny a été première lauréate de sa promotion. Elle est étudiante en philosophie à l'Ecole normale supérieure de l’Université d’État d’Haïti

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