SOCIÉTÉ

Guy Étienne: La loi sur les frais scolaires «risque de tuer les écoles privées de qualité»

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Implications de la loi sur les frais scolaires, insuffisances du programme de l’éducation nationale, inadéquation de l’enseignement haïtien avec les besoins de développement … en marge de la rentrée, Ayibopost rencontre Guy Étienne, directeur du Collège Catts Pressoir

Cette semaine, une délégation du collège Catts Pressoir représente Haïti aux Olympiades internationales de géosciences en Corée du Sud. Depuis trois ans, l’école, dirigée par Guy Étienne, ne passe jamais inaperçue dans la compétition.

En 2017, la délégation est revenue avec une médaille d’or collective, une médaille de bronze et le trophée de l’UNESCO. L’année suivante, c’était une médaille de bronze et deux autres respectivement en or et en argent. « Les organisateurs insistent pour la présence d’Haïti », se réjouit Guy Étienne, responsable de cet établissement, multiples fois primé internationalement pour la qualité de l’éducation dispensée.

Entre-temps, la rentrée des classes approche. Avec elle s’amènent les traditionnelles difficultés pour les parents de s’organiser, l’indisponibilité des manuels subventionnés à quelques jours de l’ouverture des classes, couplée à la profonde crise politique et économique que confronte Haïti.

En toile de fond se défilent les carences inhérentes au système éducatif haïtien. « Cette situation est en grande partie due au manque de qualification des professeurs (dont les deux tiers n’ont pas reçu de réelle formation pour enseigner), aux mauvaises conditions d’apprentissage (classes surchargées, fournitures scolaires trop chères), et à la non-application des normes et standards pour un enseignement de qualité », observait Josette Bruffaerts dont l’ONG, Haïti Futur, renforce différents établissements à travers le pays.

En vrai, l’instruction offerte dans les écoles se trouve déphasée par rapport aux besoins réels du pays. Pour Guy Étienne, « le programme utilisé en Haïti ne s’harmonise pas avec les grands besoins de développement. » Ayibopost l’a rencontré pour passer en revue les maux du système éducatif haïtien. Par souci de clarté, l’entrevue a été condensée et éditée.


Ayibopost: Quelle est votre position sur la loi concernant l’augmentation des frais scolaires ?

Guy Etienne: Dès la publication de cette loi au niveau du parlement, nous avions sollicité une rencontre avec les parlementaires qui l’avaient élaboré pour leur faire comprendre que c’est une loi qui risque de tuer les écoles privées de qualité.

Quand on constate que le taux d’inflation actuellement est de 19%, le dollar américain est passé de 64 gourdes en septembre dernier à 94 gourdes et même 96 gourdes dans certaines entreprises, quand on constate que les taux d’intérêt au niveau des prêts hypothécaires passent de 12 à 24% donc 100% d’augmentation, quand on voit que les assurances que nous offrons autrefois à tout le personnel de l’école grimper de 125%, hormis l’augmentation du coût de la vie, comment une école peut-elle garder le même prix et offrir un enseignement de qualité.

J’estime que c’est tout simplement demander aux écoles privées de fermer leurs portes.

J’estime que c’est tout simplement demander aux écoles privées de fermer leurs portes.

Mon opinion est que les écoles privées offrent un service public. Les écoles privées suppléent à une défaillance de l’État. Normalement, l’Etat aurait dû offrir un enseignement de qualité à tous les enfants du pays ce qui n’est pas le cas.

Au lieu de chercher à pénaliser celles qui donnent un service de qualité, il faudrait que l’Etat prenne ses responsabilités et crée des écoles publiques de qualité capables de recevoir les enfants, à ce moment, les écoles publiques n’auraient plus leur raison d’être.

Je pense également que cette loi ne tient pas compte de la réalité d’une école de qualité.

Nous venons de créer un centre de technologie éducative équipée d’un atelier de robotique, d’une salle de soudure électronique, une salle de réalité virtuelle et augmentée, tout ça coûte de l’argent. Et les bénéficiaires sont les enfants et surtout le pays.

Si maintenant, on ne peut plus investir, le pays tout entier va payer les conséquences.

Comment les parents ont-ils réagi face aux augmentations des frais?

Tous les parents ont accepté parce qu’ils comprennent ce que nous faisons avec leur argent.

J’estime en plus que c’est criminaliser les directeurs d’écoles que de les convoquer au Parquet du tribunal.

J’estime en plus que c’est criminaliser les directeurs d’écoles que de les convoquer au Parquet du tribunal alors qu’il y a un ministère de l’Éducation nationale qui devrait jouer le rôle de contentieux pour des discussions entre les parents et une direction d’école.

Personnellement, j’ai été choqué de la façon dont l’État a géré cette situation.

En principe, on n’a pas le droit de passer outre une loi. (…) On a consulté beaucoup de parents pour entendre leurs opinions.

Le premier devoir de l’état haïtien est de protéger l’éducation. Cependant, je reconnais que l’État via le ministère de l’Éducation nationale doit absolument exercer un contrôle sur les écoles par rapport à la qualité de la formation qu’elles offrent aux élèves. C’est obligatoire.

 

Que répondez-vous à ceux qui dénoncent les abus?

Il faut absolument que le ministère de l’Éducation exerce un contrôle sur les écoles. Il ne faut pas oublier qu’une école privée est une initiative privée. Quand une école augmente ses prix, l’État devrait lui demander d’en faire la justification.

Au Collège Catts Pressoir, l’année scolaire (frais scolaires et écolages pour les 10 mois) coûte au parent 1,300 dollars américains l’année, ce qui veut dire 130 $ le mois. Et nous n’avons pas voulu augmenter démesurément nos frais pour ne pas fermer la porte de l’éducation à une catégorie socio-économique.

Quand vous regardez les écoles étrangères, et dites étrangères, ce que l’écolage et les frais scolaires coûtent à un parent au collège Catts Pressoir pour l’année, c’est ce que des parents paient dans ces écoles par mois.

À ce niveau-là, lorsque les écoles privées ne peuvent plus investir parce qu’ils n’ont pas le droit d’augmenter [les frais], la qualité va baisser et les familles vont se retourner vers les écoles étrangères alors qu’elles auraient dû se tourner vers des écoles publiques de qualité.

Des élèves du Catts Pressoir sont en Corée du Sud cette semaine pour prendre part aux Olympiades scientifiques. Comment est-ce qu’ils se sont préparés pour cette compétition ?

Au-delà du programme officiel du Ministère de l’Éducation nationale et du programme international que nous appliquons à l’école, nous leur donnons une préparation spéciale. Pendant toutes les vacances d’été avant le voyage, ils ont une formation intensive et une formation sur le terrain.

Vous parlez de cours rajoutés au programme officiel. Est-ce dire que le programme officiel appliqué en Haïti n’est pas complet ?

Non. Le programme officiel qu’on utilise en Haïti ne répond pas aux grands développements technologiques, ne s’harmonise pas avec les grands besoins de développement. C’est un programme à repenser absolument. Nous autres, étant donné que nos élèves participent à plusieurs compétitions internationales, nous sommes obligés de les préparer en conséquence.

Qu’est-ce qu’il conviendrait de rajouter au programme du ministère de l’Éducation nationale ?

Il faut enlever tout ce qui n’a aucun rapport avec un développement réel. Les programmes qu’on utilise ici en Haïti inspirent des stratégies qui se basent sur des projections sur le passé, ils font comprendre qu’on peut encore utiliser les solutions d’hier pour les problèmes d’aujourd’hui et éventuellement aller vers l’avenir toujours avec les mêmes solutions, ce n’est pas possible.

La science et la technologie vont tellement vite qu’on a plus le choix. Il faut harmoniser les programmes en fonction des grands besoins de développement. Arrêtez de faire des projections sur le passé, pensez de préférence à préparer les enfants pour l’avenir.

Un élève qui est rentré en première année fondamentale l’année dernière sera en terminal en 2030. Ce qui veut dire qu’il faut préparer ces élèves pour les grands changements technologiques de 2030.

 

 

Au-delà des cours techniques, qu’en est-il de la refondation de l’être haïtien ?

Le modèle de société qu’il nous faut pour aller vers le développement n’est pas pris en charge par le programme de l’éducation nationale. Les élèves continuent d’apprendre les concepts par cœur, sans comprendre et sans pouvoir rien appliquer.

Actuellement, internet offre aux enfants la possibilité d’avoir les informations en un tour de main. Il faut un système éducatif qui développe de préférence le jugement chez les élèves, l’esprit critique, les compétences et la modélisation.

Pour cela, il faut absolument faire la formation des enseignants.

Utilisation des nouvelles technologies dans l’éducation en Haïti

Comment voyez-vous l’utilisation des smartphones et de l’internet dans l’éducation en Haïti ?

J’ose répondre qu’on laisse trop de temps aux enfants. Trop de temps sur les réseaux sociaux. Cela pourrait être positif, mais malheureusement [l’utilisation sans assistance] a un impact négatif sur ces derniers. On parle ces temps-ci d’addiction.

Quand on voit un enfant constamment sur sa tablette, certaines personnes s’énervent, se plaignent qu’il devient addict… mais autrefois, il y a des jeunes qui adoraient lire et qui avaient toujours un roman en main. Est-ce qu’on criait après ces enfants-là pour leur « addiction aux livres » ?

Lorsqu’un enfant est constamment sur ces outils technologiques, si des éducateurs avisés ne les orientent pas vers une utilisation instructive, à ce moment-là, oui l’enfant va mal les utiliser… Et j’ai l’impression que de manière générale, les jeunes sont plus branchées sur Facebook, Instagram, etc. Ces réseaux sociaux véhiculent parfois des insanités, c’est dangereux et pour éviter que nos jeunes ne tombent dans cette situation dangereuse, nous devons rationaliser l’utilisation.

Il n’y a pas beaucoup d’écoles à utiliser la technologie comme support pédagogique et c’est vraiment dommage.

Serait-ce préférable de bannir l’utilisation des téléphones portables dans les salles de classe en Haïti ?

Ça dépend de l’utilisation qui en est faite. On ne va pas permettre à un élève, tandis qu’il est en salle de classe, d’appeler quelqu’un ou de texter. C’est interdit [au Collège Catts Pressoir]. Nous encourageons les parents à ne pas donner aux enfants un smartphone comme outil pédagogique. Nous recommandons de préférence des tablettes ou un laptop. Parce qu’avec le téléphone, n’importe quoi peut se faire.

Je crois qu’il faut qu’on soit rationnel sur l’utilisation de ces outils.

 

Que vouliez-vous dire quand vous avez twitté qu’Haïti peut devenir compétitif par l’éducation ?

Par éducation de qualité : on forme les élèves pour répondre à des besoins de développement. Particulièrement quand on voit les Objectifs de développements durables (ODD). Et si le système éducatif haïtien prend en compte ces besoins de développement, Haïti peut exploser et doit devenir compétitif.

Chaque jeune haïtien est un potentiel de compétence dormant. Un potentiel qu’on n’exploite pas. Quand ils quittent le pays, ils explosent.

Chaque jeune haïtien est un potentiel de compétence dormant. Un potentiel qu’on n’exploite pas. Quand ils quittent le pays, ils explosent.

Avec un système éducatif de qualité, Haïti peut rentrer sur le marché de la technologie de manière générale et devenir compétitif.

Avec un système éducatif rationnel, scientifique et de qualité, on peut multiplier la quantité d’ingénieurs, de professionnels, et on peut transformer le jeune haïtien de simple consommateur de la technologie en producteurs.

Au-delà la faible présence de la technologie et de la science dans le curriculum officiel, quels sont les autres maux de l’éducation en Haïti ?

Il y a une carence de compétences préoccupantes. Je commencerais par la formation des directions d’école. Il y a une carence au niveau de la formation des enseignants qui est extrêmement préoccupante, inquiétante. Trouver un professeur capable d’utiliser la technologie ne serait-ce que pour préparer ses cours est un gros problème.

Donc la qualité des centres de formation des enseignants qui sont par exemple, les facultés des sciences de l’éducation, les Centres de Formation des Enseignants de l’École Fondamentale (CFEF), les Écoles Fondamentale d’Application et Centre d’Appui pédagogique (EFACAP)… toute institution qui devrait préparer des enseignants doit être renforcée, de qualité pour nous assurer de la multiplication de la formation des enseignants.

Il faut aussi un accompagnement économique pour les écoles parce que le matériel coûte excessivement cher.

Quand on compare la population scolarisée par rapport à la population scolarisable, je dis qu’il y a un travail énorme à faire. Qui dit qualité d’enseignants dits qualité de l’enseignement aussi.

Il n’est pas normal que des parents investissent autant d’argent d’argents et qu’il n’y ait que 24 000 candidats à réussir leur bac.

La grande question demeure : que deviennent ceux qui quittent l’école.

Il faudrait que l’État soit capable de mettre en place une structure et des infrastructures pour récupérer les élèves qui ne peuvent pas continuer à aller à l’école. Il faut les récupérer et les canaliser vers d’autres types de formation.

Comment un parent haïtien non fortuné peut-il mettre toutes les chances de son côté pour la réussite de son enfant ?

Il doit faire des exigences à l’État haïtien. Parce que l’éducation est une responsabilité de l’État. Les écoles privées existent parce que les écoles publiques sont défaillantes. Il faudrait que les parents se mettent ensemble pour faire des exigences à l’État haïtien pour que les écoles publiques soient de qualité.

Dans la triste réalité actuelle, on constate que les écoles publiques ne sont pas de qualité. Il faudrait que plusieurs parents se mettent ensemble et fassent des propositions aux éducateurs de leurs zones pour pouvoir améliorer la qualité de l’éducation.

Il faut que les parents « s’investissent » également.

Widlore Mérancourt est éditeur en chef d’AyiboPost et contributeur régulier au Washington Post. Il détient une maîtrise en Management des médias de l’Université de Lille et une licence en sciences juridiques. Il a été Content Manager de LoopHaïti.

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